C H A L E U R

Sa Majesté demeurait pensif en la fixant. L'épaisse couronne reposait à présent sur l'accoudoir, plus rayonnante que jamais. Les centaines de pierres précieuses qui l'ornaient reflétaient les lueurs des lustres de la pièce. Elle était intimidante, comme si l'histoire que ses joyaux contenaient avait connu des jours si sombres qu'aucun homme ne pourrait imaginer. Cette œuvre avait vu les derniers moments des souverains, souvent peu glorieux, et assurait un pouvoir extraordinaire au futur condamné au trône.

Elle releva la tête, quittant les murmures de l'emblème royal. Quelques mèches désordonnées tombaient contre le front de Sa Majesté, éclairant d'un châtain assez pâle, son expression dénuée de couleurs. Ses lèvres d'un rose vivace restaient closes. Il attendait probablement qu'elle croise ses deux pupilles grisâtres avant d'entamer la liste de ses reproches.

Voyant qu'Éden ne se montrait pas très coopérative, le Roi poussa un court soupir, où elle décela une légère fatigue, et un soupçon d'agacement. Leur main était toujours entrelacée et à vrai dire, elle ne cherchait même plus à s'en défaire. Qu'il la tienne si cela lui donnait l'illusion qu'elle lui appartenait ! Tant que ses doigts, ou ses lèvres, ne s'écrasaient pas contre sa gorge, elle saurait résister à ces maigres attentions.

- Évitez de leur adresser la parole.

- Aux nobles ou aux hommes de cette brigade ?

- Aux deux, trancha-t-il.

Comme cela, il n'y avait pas de questions à se poser. Elle ne voyait pas en quoi répondre aux remerciements, et à une petite question avait ainsi dérangé Sa Majesté, mais elle ne voulut pas se lancer dans une vaine réflexion. Tenter de comprendre les rouages de l'esprit du souverain était peine perdue. Il n'y avait aucune logique. Alors elle se contenta d'acquiescer.

- Et aux domestiques ?

- Agissez comme bon vous semble avec elles. Mais prenez garde à ce qu'elles ne vous empoisonnent pas.

- Les poisons ne me sont pas néfastes, affirma Éden, un peu chamboulée par ces conseils. Mes pouvoirs me gardent de ce genre d'outils.

- Bien.

Pour tout avouer, son corps ne pouvait subir de lésions. Tant que l'adolescente ne transférait pas son énergie à d'autres, les maladies ne l'atteignaient pas, la fatigue lui était étrangère et le temps n'avait sur elle qu'une emprise très limitée. Bien entendu, elle conservait ses besoins primaires, comme tout être humain.

- Le tournoi aura lieu dans quelques jours.

Éden frissonna, et lui lança un regard horrifié. Se pourrait-il que le Roi allait lui annoncer que son père allait y participer ? Ou alors qu'un de ses proches y avait été traîné à cause de ses erreurs ? Des milliers de scénarios se bousculaient dans son esprit, et d'autres, pires encore, venaient s'y mêler à chaque instant qui défilait.

Elle avait peur. Terriblement peur. Cet événement national se rejouait la nuit, dans des cauchemars dont elle ne sortait qu'en sanglotant. Toutes ces années de terreur, d'appréhension, de colère. Toutes ces années où les larmes avaient réussi à tuer les quelques rares rires. Toutes ces années où elle s'était haïe pour son impuissance. Elle ne voulait plus jamais en entendre parler. C'était un mot tabou, une véritable fracture dans sa famille qui les avait tués.

Les larmes menaçaient déjà de dévaler ses joues, tant les vifs souvenirs des pleurs de ses proches déchiraient son cœur. Sa gorge s'était nouée. Sa respiration s'était accélérée. Et sa main, fermement liée à celle du Roi, tremblait légèrement. S'efforçant de calmer les horribles pensées qui la traversaient, elle fit face à Sa Majesté, qui paraissait plongé dans d'épais songes.

- Vous allez m'y accompagner.

- Excusez-moi ? s'exclama-t-elle de surprise.

Ses yeux s'étaient écarquillés, témoignant de sa stupéfaction. Elle préférait de loin être enfermée dans la plus haute tour de ce palais que d'assister ne serait-ce qu'une heure à ce massacre. Éden ne pourrait jamais rester les bras ballants, à contempler le sang jaillir de toute part, à ignorer les hurlements transpercer les briques sordides de l'arène ou à se détourner des expressions de douleur et de haine qui écloraient sur ces visages autrefois paisibles.

Comment pourrait-elle supporter ce feu d'artifices de violence injustifiée, de pur sadisme et d'une brutalité sans nom ? Comment pourrait-elle demeurer immobile devant la foule de nobles en extase face à cette tuerie ?

N'importe qui deviendrait fou.

Mais comment refuser quoi que ce soit à cet homme invincible ? Elle n'avait aucun droit ici, si ce n'était celui d'acquiescer à toutes ses paroles.

D'ailleurs, pourquoi souhaitait-il sa présence ? Le Roi savait pertinemment son opposition quant à cette dérive de l'humanité, alors pour quelle raison sa venue lui serait bénéfique ? Craignait-il d'être attaqué par des opposants au trône ? Ou voulait-il simplement lui montrer, une fois de plus, qu'elle n'était qu'un accessoire qu'il pouvait emporter partout ? Insondable qu'il était, s'attarder sur ses yeux impassibles ne lui révélerait rien de plus.

Un éclat d'espoir s'illumina en elle lorsqu'Éden songea qu'elle pourrait peut-être apercevoir, ne serait-ce que brièvement, ses proches dans la foule du tournoi. Les familles les plus influentes du royaume y étaient conviées, et étant les médecins les plus performants, son entourage jouissait d'un statut particulier. Et avec un peu de chance, ses amis, Monica et Sora, seraient également dans les alentours. Ils appartenaient à la noblesse, bien que n'ayant pas le privilège de loger à l'intérieur du palais.

Cette rencontre sanglante lui apparaissait à présent plus éclatante que jamais. La simple idée de revoir les ancres de sa précédente vie effaçait toutes les épreuves qu'elle avait subi. Il fallait seulement que le Roi l'autorise à les voir quelques instants, ou à les saluer. Deux secondes. Éden ne demandait que deux petites secondes, où elle pourrait retrouver l'amour dont son cœur manquait horriblement.

- Alors je… je souhaite pouvoir envoyer des lettres à ma famille, affirma-t-elle, tentant vainement de paraître assurée.

Peut-être était-ce l'infime lumière que lui offrait ce massacre mensuel, ou l'impatience qui l'avait poussé à espérer une réponse affirmative, mais elle s'était lancée. Éden ne demandait qu'une communication unilatérale, au moins pour rassurer ses proches.

Sa Majesté l'observa longuement, comme si ses traits figés par l'appréhension dissimulait une quelconque vérité, avant de soupirer.

- Une par mois, et il faudra que je la lise pour que vous puissiez l'envoyer, céda-t-il. Ainsi que les réponses que vous recevrez bien évidemment.

Un sourire éclaira immédiatement ses lèvres, alors qu'elle fit de son mieux pour réprimer une danse de la joie. Il était fou de voir que l'on ne réalisait la valeur d'une chose que lorsqu'elle nous échappait. Sa famille ne lui avait jamais autant manquée.

Quelques remerciements parvinrent au Roi, alors que son esprit imaginait déjà des centaines de messages qu'elle pourrait leur passer. Le fait que le souverain en sache le contenu ne la gênait guère. Ce n'était pas comme s'il contenait les étapes fatidiques d'une future évasion.

- Pourquoi me demandez-vous de siéger à vos côtés lors du tournoi ? reprit Éden, les étoiles ne quittant pas ses yeux.

- Me faut-il une raison ?

Son ton avait repris sa froideur habituelle, aussi tranchant que son épée, mais elle n'en avait que faire. Rien ne pourrait entacher sa soudaine bonne humeur. Son bonheur était tel qu'il semblait irriter le Roi.

- Et ces… bandits que j'ai rencontrés, ont-ils été arrêtés ?

Cela parut le surprendre qu'elle puisse être curieuse à propos de ces intrus, mais il reprit aisément son masque de chair.

- Effectivement. Ils pourrissent dans une cellule. Souhaitez-vous les rencontrer ? Peut-être pour soigner leurs pauvres blessures ?

- Non, répliqua-t-elle rapidement, devant son expression sarcastique.

- Cette stupide organisation souhaite me renverser. Mais ses membres ne sont pas assez efficaces pour constituer une quelconque menace.

- Alors pourquoi m'interdire l'accès aux jardins ?

- Parce que, ma chère Éden, j'ai cru comprendre que vous êtes assez impulsive et que vous possédez un sens de l'orientation des plus médiocres. Si je vous laissais gambader à votre guise, vous vous perdriez en quelques heures et serez probablement dévorée par les aigles messagers du palais.

- C'était une erreur, rétorqua-t-elle.

- Qui ne se reproduira plus tant que je serai vivant.

- Et si j'ai le désir d'envoyer l'une des roses magnifiques des parterres fleuris à mes parents ?

- Vous le réprimerez. Ou bien vous demanderez à une domestique de s'en charger pour vous, souffla-t-il.

Éden resta quelques instants interdite, faisant calmement son deuil de ses promenades matinales. Peu importe ce qu'elle dirait, Sa Majesté camperait sur ses positions. Aucune négociation n'était possible.

Mais elle demeurait rassurée. La prison de la capitale était assez réputée. Et depuis sa naissance, pas une évasion n'avait été dénombrée.

- Avez-vous une fiancée ?

Le Roi haussa un sourcil et lui adressa un regard teinté d'incompréhension. Cette interrogation avait sonné plus naturelle dans son esprit que dans les airs. Seulement, elle voulait s'assurer que nulle femme ne l'assassinerait durant son sommeil pour lui avoir volée son futur époux. Mais effectivement, prononcée comme cela, elle ne paraissait pas aussi innocente.

- J'en avais une. Mais elle s'est brisée la nuque en tombant d'un cheval il y a au moins… peut-être dix ans ? Je ne sais même plus, répondit-il tout de même, la voix nostalgique.

- Oh ! Toutes mes condoléances.

Comment avait-elle pu faire une erreur pareille ? Éden aurait du avoir l'intelligence de demander cette information à une domestique, pas au Roi lui-même. Maintenant, de mauvais souvenirs devaient rôder entre ses yeux.

- Ne vous tracassez pas. Elle était insupportable. Cette enfant pleurait quotidiennement, demandait mille et un présents et ne savait rien faire seule. Je soupçonne même l'une de ses servantes de l'avoir poussée afin qu'elle meure.

Elle resta sans voix, ne s'attendant absolument pas à de telles révélations. Le soulagement fleurit tout de même dans ses poumons, heureuse de ne pas l'avoir plongé dans une affreuse période. Bien que le Roi ne semblait pas très émotif, certaines personnes pouvaient montrer une face impassible, ou même souriante, et être détruites à l'intérieur.

- Pourquoi ?

- Parce que nous partagerons la même chambre. Alors, je voulais seulement m'assurer que je ne dérobais la place de personne, avoua-t-elle.

- J'ai cru que vous étiez finalement tombée sous mon charme.

Éden s'étouffa avec sa salive. Elle avait envisagé une entente mutuelle, mais certainement pas une romance. Il était sadique, violent, parfois lunatique, peu empathique, têtu, impatient, impulsif… Et même si elle lui accordait une beauté assez éblouissante, il était si… si lui. Tous ses défauts ne pouvaient guère être effacés simplement pour son visage angélique. Et même si l'amour rendait aveugle, cela ne suffisait pas pour le rendre appréciable.

Sa Majesté avait instauré un tournoi absolument infernal. Il avait refusé qu'elle dise adieu à sa famille. Il l'avait enfermée dans un placard. Et quelques instants plus tôt, cet homme avait également failli la transformé en œuf dur avec ses flammes. Alors l'aimer… il n'en était pour l'instant pas question.

Mais il fallait avouer qu'elle ne le haïssait pas non plus, parce que le Roi avait parfois agi avec bienveillance, comme l'acceptation de cette communication avec sa famille.

Encore une fois, ces sentiments contradictoires la troublaient follement. Ce fut un peu confuse qu'elle releva la tête vers le souverain.

- Je préfère encore me marier avec une porte.

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