C E N D R E S
- Quand vais-je pouvoir revoir ma famille ?
- Je ne sais pas.
- Vais-je pouvoir sortir d'ici un jour ?
- Je ne sais pas.
- Ai-je au moins le droit de quitter ces appartements ?
- Je ne sais pas.
- Y a-t-il d'autres femmes dans mon cas ?
- Je ne sais pas !
Éden frémit quand elle s'aperçut que l'impassible domestique venue arranger les derniers détails de sa chambre, avait haussé le ton. Sa voix s'était montrée plus grave, loin de ses traits autrefois tranquilles. Les sourcils froncés, les yeux plissés, son interlocutrice peu bavarde se refusait maintenant de lui lancer ne serait-ce qu'un regard.
Ses mains s'agitaient, vêtues d'un chiffon bleuâtre, contre les meubles d'une couleur aussi éclatante que l'astre solaire. Tendue et agacée, la servante royale prit quelques instants pour retrouver son expression stricte mais calme.
L'adolescente voulut s'excuser. Il était vrai que dans sa hâte et son angoisse, elle n'avait point songé que ses interrogations puissent exaspérer à ce point cette vieille femme. Néanmoins, elle avait terriblement besoin de réponses, et savait que du Roi, Éden n'obtiendrait rien, si ce n'était plus de questions.
- Vous devez comprendre votre place. Il n'y a plus de famille, de liberté ou même de désirs. Seule importe désormais la volonté du Roi. Vous n'êtes plus Hélène ou qu'importe votre prénom, vous êtes un divertissement. À vous de vous y faire.
Elle le savait, mais l'entendre rendait les évènements encore plus réels. L'absence de libre-arbitre ne la gênait point. Mais ses proches lui manquaient. Elle n'avait pas pu leur faire de véritables adieux, et l'impression d'avoir été brusquement coupée de son monde lui serrait l'estomac. Ses repères lui avaient été arrachés.
Observant silencieusement l'agile domestique, sa vue se fit floue. Des larmes menaçaient d'éclore contre ses cils sombres. Elle avait fait le bon choix, elle en était certaine. Seulement, du jour au lendemain, se retrouver dans un paysage qui ne lui était guère familier, sans même un visage du passé pour la rassurer, était assez difficile à supporter.
Le Roi l'avait confiée à cette vieille femme, ignorant chacune de ses questions. Et elle avait été emmenée ici, dans une chambre mille fois trop grande pour une seule personne, avec le cœur plus lourd que du plomb.
Mais pleurer ne servait à rien. Ses proches étaient en sécurité. Se rattacher à cette idée lui permettrait de supporter toutes les vagues que son sombre avenir lui réservait.
- Éden. Je me nomme Éden, rétorqua-t-elle d'une petite voix. Et vous ?
- Nous n'allons certainement pas devenir amies. Je hais plus que tout les riches fillettes dans votre genre qui, après avoir aperçu l'air angélique de Sa Majesté, harcèlent leurs parents pour se procurer une place au palais.
- Mais...
- La vie n'est pas un conte de fées. Et aucune d'entre elles n'est restée plus de trois jours ici. Sa Majesté n'accorde aucune attention aux déchets. Vous devriez déjà vous préparer à faire vos bagages. Autant ne pas perdre de temps.
L'adolescente haussa un sourcil, surprise et légèrement irritée par ce conseil futile. Si un accord ne la retenait pas prisonnière dans cet immense palais, elle se serait déjà enfuie, et aurait escaladé les parois des murs de ce château si nécessaire. Rien ne l'aurait empêché de s'évader de cet enfer terrestre, pas même des chaînes.
Décidée, elle se leva, quittant son titanesque lit, et empêcha cette servante assez désagréable de quitter la pièce. Celle-ci la toisa, presque malveillante, et s'apprêtait probablement à lui lancer un énième poignard dans le dos, avec sa langue de serpent.
- Je n'ai pas choisi de devenir un pion. Je n'ai pas choisi d'être piégée dans ce palais pour l'éternité. Si je suis ici, c'est uniquement pour protéger ma famille. Alors quand on ne sait pas, on est prié de se renseigner avant d'émettre un quelconque jugement, déclara Éden, d'un ton presque froid.
Et avec ces dernières paroles, elle ouvrit la porte, laissant sortir cette vieille femme peu affable. Peut-être n'aurait-elle pas du, puisqu'Éden entendit juste après le claquement, le son cristallin d'une clé que l'on enfonçait dans la serrure.
Était-ce une décision du Roi ? Ou alors, une petite vengeance de cette domestique ? La seule chose dont elle était sûre, c'était que ces murs d'or et d'argent la retenaient prisonnière. Et l'unique contact qu'elle possédait était une titanesque baie vitrée, menant à un balcon, qui donnait, certes, une vue imprenable sur la ville endormie, mais aussi la certitude qu'elle se trouvait à une altitude peu recommandable pour l'escalade.
Éden soupira et se laissa tomber contre son lit. Il était bien différent de celui qu'elle gardait dans sa chambre, ou plutôt ancienne chambre, si confortable que l'on aurait envie d'y rester éternellement.
Tout était si beau et si parfait, que cela lui paraissait fade. Cette chambre n'était qu'une démonstration de richesses, et semblait inhumaine. Ce n'était pas la demeure d'une personne, mais l'intérieur spacieux d'une maison de poupées. Et elle représentait à merveille ce jouet.
Le visage enfoncé dans les doux oreillers, elle ne prit que quelques secondes pour s'endormir, trop épuisée par les précédents évènements et le brusque virage de sa vie. Rien ne serait plus comme avant. Elle devrait s'y habituer.
La nuit était passée à une vitesse incroyable, sans doute parce qu'il n'était resté que deux heures avant l'aube. Lorsqu'elle s'était réveillée, ses cheveux de jais nageaient entre les oreillers et la marque persistante de sa main logeait dans sa joue.
Le soleil s'était lentement déposé contre la robe de chambre, que la domestique lui avait sans ménagement faite enfiler la veille. D'un blanc immaculé, le vêtement tombait contre ses mollets, semblable à l'écume de la mer. Il était beau et soyeux, c'était indéniable. Et peut-être l'aurait-elle apprécié s'il n'était pas le symbole de son appartenance au Roi. Même le choix de ses vêtements ne lui revenait plus.
Éden se leva, ne comptant pas se morfondre sur son sort plus longtemps. Elle tenta d'ouvrir la porte avec le maigre espoir qu'elle puisse la libérer, mais en vain. Comme un coup à l'estomac, sa condition de captive la frappa.
Alors l'adolescente décida de s'occuper. Elle compta le nombre affolant de robes qu'elle possédait, feuilleta les différents livres qu'une bibliothèque gardait, fit quelques entraînements physiques, songea au bonheur de sa famille réunifiée, chanta de délicieuses berceuses d'enfance… Jusqu'au soir, où elle se rendormit une nouvelle fois contre le lit de nuages, mais l'estomac vide, et douloureusement assoiffée.
Les trois jours suivants se déroulèrent comme une copie conforme du premier. Éden se levait, s'acharnait contre la porte et se divertissait comme elle pouvait. Personne n'avait essayé de pénétrer dans cette chambre. L'étage était animé, mais cette grotte luxueuse restait close.
Au quatrième jour, l'adolescente n'en pouvait plus. Elle étouffait. Son ventre se renversait atrocement, lui montrant l'étendue de sa faim. Et sa gorge si sèche faisait passer ses maigres déglutitions comme une enclume glissait dans un désert. Tout son corps était tellement épuisé que chacun de ses mouvements témoignait d'une fatigue extrême, et très certainement dangereuse.
Il lui fallait boire.
Prise d'un sursaut paniqué et désespéré, Éden s'approcha de l'épaisse porte et frappa quelques coups, entrecoupés de ses appels gémissants. Sans se soucier de son précédent échec, elle retenta, cette fois plus fort, à tel point que ses poignets brûlèrent lorsqu'elle cessa cette torture.
Ses mains aggripèrent la poignée, tirant comme si la Mort se trouvait derrière elle. Mais rien n'y faisait. Et elle n'avait rien d'assez fin pour pénétrer cette serrure et rejeter cette fameuse clé qui l'emprisonnait tel un animal.
Elle recula. C'était inutile et ne servait qu'à vider ses maigres forces. Personne n'allait lui ouvrir. Comme toujours il fallait qu'elle se débrouille seule. Et il n'y avait aucune autre issue à part le balcon.
Elle ouvrit la baie vitrée, sentant l'air s'infiltrer dans ses poumons, et se déposer sur ses lèvres fraîchement gercées. Le ciel était d'un bleu incroyable, se mêlant à merveille avec les rayons éblouissants du Soleil. Tout annonçait une journée magnifique.
S'élançant, ses poignets gelés se placèrent contre la rambarde, et elle avisa d'un œil affûté la distance qui la séparait du sol... Non, cela lui était impossible. Les risques écrasaient complètement les possibles avantages. Avec un corps déshydraté et tremblant comme une feuille, elle mourrait, c'était une évidence. Et elle songea que même le meilleur singe ne pourrait effectuer une descente pareille.
Néanmoins, tout n'était pas perdu. Il y avait un autre balcon, à environ trois ou quatre mètres en-dessous du sien. Et celui-là, elle pourrait l'atteindre.
Éden revint dans sa prison de pierres précieuses, et, dévalisant chacun des meubles, jeta à ses pieds tout ce qui ressemblait de près ou de loin à des draps. Bientôt, une petite pile blanche se forma. Le reste des tissus de literie devait se trouver dans les placards des domestiques, mais cela lui était amplement suffisant.
Son père avait eu la bonté de lui apprendre à faire des garrots, lorsqu'elle fut petite. Inutile étant donné son pouvoir de guérison, mais terriblement efficace dans cette situation. Éden attacha chacune de ces trouvailles, formant une espèce de corde de plusieurs mètres de long. Ce qui était parfaitement logique étant donné la taille gargantuesque des lits de ce château. Même deux tissus lui auraient suffi.
Mieux valait prévenir que guérir. Encore un autre proverbe, mais il n'était pas si ridicule que cela. Éden s'assura que chacun des nœuds était assez serré, afin qu'elle ne meure pas comme un œuf s'écrasant au sol. Après moultes préparations et assurances, elle noua minutieusement sa précieuse corde sur la garde-corps, et n'hésita pas à multiplier les enlacements, afin d'assurer une sécurité minimale.
Les draps plissés furent lancés par-dessus la rambarde et, avec une pointe d'hésitation, elle saisit entre ses faibles paumes l'objet de sa survie, enjambant les barrières du balcon.
Plus elle descendait, une main après l'autre, plus elle faiblissait. Probablement le manque d'eau qui trahissait son état pathétique. En plus des frissons de l'adrénaline, sa vision s'obscurcissait, ses gestes, petit à petit, devenaient lents et flasques et Éden sentait ses forces quitter progressivement son corps.
C'était à tous les coups, annonciateur d'une future perte de connaissance.
Éden accéléra, craignant la mort certaine qui l'attendait, bondit plus ou moins agilement et se retrouva devant un Roi, qui mêlait stupéfaction et incompréhension.
- Mais qu'est-ce que…
Elle n'eut point l'occasion d'ouïr la fin de sa phrase puisque tous ses sens l'abandonnèrent subitement. Telle une poupée de chiffon, Éden se serait écrasée au sol si le Roi n'avait pas empêché sa chute.
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