Chapitre 3
Quinn
Au fil des années passées ici, j'ai appris à faire mon travail sans poser de questions. Si mon client est important, je me plie aux demandes et exigences, tant que celles-ci restent dans un cadre, disons, professionnel.
Je ne veux donc pas savoir ce qui se trame entre Ethan Blackwood et Jason Anderson. L'information est passée et du moment que ça n'entache pas mon boulot, ça ne me regarde pas.
Le billet qu'il m'a donné est toujours posé sur le comptoir, à proximité des verres propres. Je l'ai retiré de la vue des clients, mais je n'ai toujours pas envie de le considérer comme un pourboire. J'ai pour habitude de prendre ce que les clients me donnent, mais cette fois, c'est différent.
Emily se glisse à mes côtés, un sourire malicieux agrippé au visage. Je sais d'avance qu'elle a quelque chose à me proposer et que je ne vais pas avoir le choix d'accepter sa requête. J'ai toute la volonté du monde, mais quand elle me regarde avec des yeux qui feraient même pleurer un animal, je ne sais pas dire non. Ses cils papillonnent si vite que j'ai peur qu'elle ne s'envole.
— Je t'écoute.
— Bon, demain, y a une soirée. Tu sais, je t'en ai parlé la semaine dernière. L'ami d'un ami qui l'organise, dans les hauteurs de la ville.
— Et ?
Je sais très bien ce qu'elle va me demander, mais j'aime faire durer le plaisir et la faire tourner en rond. Notre amitié s'est tissée naturellement, malgré les différences significatives qui nous opposent. Emily se sent en sécurité avec moi et je me sens apaisée avec elle. Sa joie de vivre offre à ma vie le peu de lumière qu'il lui reste.
Sa tête blonde apparaît trop proche de mon visage et sa voix me supplie presque.
— Et... Si tu pouvais m'accompagner tu serais la meilleure amie du monde ! Enfin, tu l'es déjà, mais tu le serais encore plus !
— Laisse-moi vérifier mon agenda...
Je pose mon doigt sur une pile de serviettes en papier et fait mine de chercher une date sur un calendrier imaginaire.
— Quinn, fais pas chier, t'as jamais rien de prévu !
Cette remarque, bien que véridique, fait vriller mon estomac. Ma vie est vraiment merdique à ce point ? Probablement. Je fais taire cette sensation désagréable et me contente de lui sourire.
Ne montre pas tes émotions, Quinn.
— Quelle heure ?
L'océan dans ses yeux se pare d'une lueur nouvelle et elle me serre dans ses bras en sautillant sur place. A défaut d'être moi-même heureuse, je peux au moins laisser cette part de bonheur à mon amie.
— 21h chez moi ?
Une odeur mentholée me donne un haut le cœur alors que je reprends une allure professionnelle. Le club est vide, tous les clients sont partis, mais je refuse que cet homme en sache plus sur moi que ce que je veux bien montrer.
— Bravo pour cette soirée les filles, nous félicitent William, arborant un sourire qui expose ses dents jaunies par la consommation quotidienne de cigares. Ethan m'a indiqué être ravi du service.
— Tu m'en vois comblée, sifflé-je à son attention.
— Je vous laisse fermer l'établissement, j'ai un rendez-vous important.
Je me demande pourquoi notre patron se force à nous confier les détails de sa vie privée comme si on en avait quelque chose à faire. Je le soupçonne même parfois d'inventer des rendez-vous pour se faire mousser. Il pourrait très bien être le fils du président que ça ne changerait pas ma vie.
Nous terminons de nettoyer le comptoir et les tables avec Emily avant de nous diriger vers les vestiaires.
Je me déleste enfin de la robe noire qui habille mon corps. J'ai toujours été peu à l'aise avec ce genre de tenue affriolante. Je n'ai pas de soucis avec mon corps, mais je déteste me sentir nue et vulnérable. Quand mon jean et mon sweat recouvrent ma peau, une pression libère mon enveloppe corporelle.
— Je te dépose ? demandé-je à Emily en enfilant mon blouson de cuir.
Elle secoue son téléphone qui se met instantanément à vibrer. L'une de ses conquêtes du soir je suppose. Elle embrasse ma joue et se presse vers la porte de service rejoindre celui qui l'enverra visiter le paradis pour la nuit. Je récupère mon casque et prend le chemin de la sortie à mon tour.
Le froid s'est décidé à se faire plus présent que tout à l'heure. La chair de poule parsème ma peau. Je prends place sur ma Ducati et récupère une cigarette qui traîne dans la poche de mon pull. Le crépitement à l'allumage brise le silence environnant. J'observe la fumée prendre sa liberté et disparaître dans l'air frais de Portland.
J'ai toujours aimé être dehors le soir. La lune et les étoiles me tiennent compagnie. A l'époque, mon père me disait de fixer l'étoile polaire et de penser à lui avant de m'endormir. Qu'il veillait sur moi la nuit, pendant sa journée, et que je veillais sur lui dans l'autre sens.
Sans lui, j'ai le sentiment d'avancer constamment dans l'inconnu, sans le moindre repère. Il était mon pilier. Cette force à laquelle je pouvais me raccrocher à tout moment. Contrairement à ma mère, mon père n'a jamais jugé mes choix de vie.
— ... 700 000... Dollars... Maintenant... Jamais.
Le murmure d'une voix m'interpelle au moment où j'enfile mon casque. Je n'ai pas tout entendu, mais je crois reconnaître la voix d'Ethan.
Le rugissement de ma moto fait fuir un animal nocturne qui grignotait des restes dans une poubelle et emporte avec lui ma discrétion. J'avance au ralenti en direction de la rue qui attise ma curiosité.
La scène s'étend sur quelques minuscules secondes et paraît pourtant durer une éternité. Je l'aperçois, arme à la main, collant le canon au front de sa victime. Un bruit étouffé par un silencieux retentit et le corps, désormais sans vie de Jason Anderson,, s'écrase sur le goudron sale et humide.
Mon cœur se met à paniquer et tape si fort contre ma cage thoracique qu'elle en est douloureuse. Mais c'est pire quand le visage d'Ethan se tourne dans ma direction. Sans réfléchir, je baisse la visière de mon casque et accélère sans même vérifier l'endroit vers lequel je me dirige. Je manque de percuter un lampadaire et un panneau de signalisation à deux reprises en slalomant entre les croisements de rues.
J'avale le peu de kilomètres qui me séparent de mon appartement en à peine quelques minutes, propulsée par l'adrénaline. La pluie me fait grâce de sa compagnie en s'abattant sur mon casque, rendant l'asphalte difficilement praticable. J'évite de justesse l'accident en dérapant sur une flaque que je n'avais pas vu.
Les gouttes ruissellent sur mes joues, apaisant les battements erratiques de mon cœur et détendant la tension présente dans mes muscles crispés par ma conduite. Je m'engouffre finalement dans mon immeuble quand le klaxon d'une voiture me ramène à la réalité.
Je sais qu'il m'a vu.
Mais peut-être ne sait-il pas que c'est moi.
Je connais trop bien ce monde pour savoir qu'une vision ou une information, aussi simple soit-elle, peut vous enterrer avant même que vous n'ayez eu le temps de la répéter. Mon père m'a bien formé à ce sujet. Mais il n'est plus là pour me protéger.
J'attrape la bouteille de vodka entamée qui traîne dans le fond de mon congélateur et un nouveau paquet de cigarettes avant de grimper sur le toît de mon immeuble. L'accès y est interdit, dans les faits, mais j'ai réussi à négocier avec le propriétaire moyennant un petit complément sur le loyer.
La pluie est toujours là. Je m'abrite sous un rebord de toit et me laisse glisser jusqu'au sol. J'avale une première rasade d'alcool qui anesthésie mon oesophage et fait couler mes pensées dans un puits sans fond. C'est la seule solution que j'ai trouvée pour faire taire mes souvenirs. Remplir à rabord mon réservoir émotionnel, le faire suffoquer et s'étouffer dans le liquide, quel qu'il soit.
Emily connait une partie de mon passé, des brides. Seulement ce que j'ai bien voulu partager. Je déteste parler de moi.
Et je déteste surtout avouer que je souffre le martyr un peu plus tous les jours.
Mes yeux se ferment et je me concentre sur les sons, les odeurs. Je puise mes ressources dans cette météo qui me réconforte. Je me sens comprise, presque accompagnée, comme si le ciel prenait toute la mesure de la tristesse qui m'habite et qu'il libérait pour moi les larmes que je ne veux plus voir couler.
Je cherche parfois à comprendre pourquoi la vie me donne autant d'épreuves. Qu'est-ce que j'ai fait pour ça ?
Quand je recouvre la vue, une boule si grosse se forme dans ma gorge que je suis obligée de me pencher sur le côté pour vomir le peu d'aliments que j'ai mangé dans la journée.
La réalité me frappe en plein visage.
J'ai assisté à un meurtre.
Et j'en suis responsable.
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