Chapitre 1

A ceux qui coulent, à ceux qui flottent, 
souvenez-vous que même dans les abysses les plus profondes,
une main tendue peut vous ramener à la surface. 


Quinn 

— Putain, tu peux pas faire attention espèce de conne ! crache l'homme à demie-voix en pointant du doigt sa chaussure de cuir tâchée d'alcool.

— Toutes mes excuses M. Johnson, mentis-je en m'agenouillant près de lui pour nettoyer les quelques gouttes.

— Magne-toi d'aller me chercher un autre verre, plein, cette fois.

Je hoche la tête en abaissant le buste vers lui dans une révérence polie.
Va surtout bien te faire foutre Stanley putain de Jonhson. Je commence à en avoir ma claque de tous ces connards qui se croient tout permis. Parce qu'ils croulent sous les billets verts, ils estiment que le monde leur appartient.

Qu'ils aillent se faire foutre, tous autant qu'ils sont !

— Aller Quinn, laisse tomber, ce type est un débile.

Emily m'offre un sourire tendre et me tend un nouveau verre déjà préparé à la perfection. Je la remercie intérieurement d'être le stricte opposé de ma personne. Elle fait toujours preuve d'un calme olympien et semble ne pas trouver le besoin de s'énerver face à chaque situation. Je l'admire pour ça. Quant à moi, je dois réprimer mon envie de faire avaler son verre par le nez à mon client de ce soir.
Ce fils à papa est né avec l'argent, la cuillère et le plateau dans la bouche. Il n'a jamais eu à lever le petit doigt pour quoi que ce soit, si ce n'est réclamer à ses domestiques d'épousseter ses costumes hors de prix.

— Votre consommation, M. Johnson. A nouveau navrée du désagrément.

— C'est ça, dégage. Et va apprendre à faire ton métier.

Il murmure dans sa barbe mal rasée. Surtout, ne pas faire d'esclandre. Ni côté client, ni côté service. Ce job est mon unique porte de sortie pour payer mon loyer, inutile de chercher à me faire virer. Cependant, si Stanley Johnson et ses cheveux gras sont un jour retrouvés carbonisés dans une voiture, je pourrais bien en être la raison...

— Je hais tous ces mecs. Et ce taf. Et cette vie de merde !

— Tiens, prends ça.

Ma collègue me glisse un shot de téquila sous le comptoir, un clin d'œil quittant ses jolis yeux bleus. Je l'attrape rapidement et fait mine de ramasser quelque chose par terre pour le boire d'une traite. L'alcool m'aide à oublier ma sinistre condition. J'ai l'impression de suivre le chemin qu'à pris ma mère et ça ne fait qu'accentuer le mal-être dans lequel je m'enferme.
De mon plein gré.
Emily me tapote sur l'épaule pour m'obliger à me relever, je suis toujours au boulot, c'est vrai. Un plateau dans les mains, elle me fait signe qu'un nouveau groupe vient d'arriver à l'entrée.

Je tire nerveusement sur le bas de ma robe trop courte et me dirige vers les nouveaux arrivants. Deux femmes et quatre hommes. Ce bar est très sélect et la clientèle inchangée depuis des années, pourtant, ils me sont inconnus... Deux des hommes détaillent le lieu avec minutie. Je me méfie de ce genre de comportement. Mon père m'a appris à repérer les profils qu'il vaut mieux éviter d'approcher.
Les femmes, elles, ont l'air de sortir tout droit d'un magazine people. Boas de plumes autour du cou et robes à paillettes, l'immanquable combo de la bimbo écervelée par excellence. Soit elles sont réellement là par choix - ce dont je doute - soit leur présence leur permet d'empocher une certaine somme.

J'ouvre le carnet de réservation et m'adresse à celui qui se tient en tête de cortège. Ses cheveux couleur de jaie lui retombent en partie sur le front. Ses yeux bleus, étrangement clairs, scrutent à leur tour le bar dans lequel ils viennent d'entrer.
C'est quoi son problème ? Si l'endroit ne lui revient pas, qu'il aille voir ailleurs. Je m'oblige malgré moi à adopter une posture professionnelle.

— Bonsoir, bienvenue au Blue Horse. Puis-je avoir votre nom ?

Celui que je suppose être le "chef" m'accorde un regard bref, me prouvant à nouveau la non-importance que j'ai aux yeux des gens.

— Nous avons une table au nom de Blackwood.

Mon doigt glisse sur la liste de noms de ce soir. Pas de Blackwood. La règle est stricte : pas de réservation, pas de table.

— Je suis navrée, il semble que votre nom....

Je n'ai pas le temps de congédier le petit groupe que mon patron arrive derrière moi comme une fleur.

— Ethan, je te prie d'excuser ma serveuse, elle regardait les réservations d'hier. Il me donne un coup de coude discret. Quinn, emmène-les à la table 7.

C'est une blague ? Je sais encore faire mon travail. Et je suis sur la page du jour, sur laquelle le nom d'Ethan Blackwood ne figure pas. Je ne sais pas pourquoi tout le monde me prend à ce point pour une idiote. Je n'ai pas continué mes études, et alors ? Ça ne fait pas de moi une demeurée.
Je garde pour moi mes états d'âme et intime aux invités surprise de me suivre.
J'attends qu'ils soient tous installés pour leur tendre la carte afin qu'ils fassent leur choix. Alors que je recule pour leur laisser le temps nécessaire à l'étude du livret en cuir qui contient un nombre bien trop important de cocktails et d'alcool en tout genre, la voix grave de celui qui se fait appeler Ethan résonne dans mes oreilles.

— On prendra une bouteille de Krug et une Macallan M.

S'il vous plaît ? Merci ? Ca lui écorcherait la gueule d'être poli ?
Je souris. Je souris parce que je n'ai pas le choix. Je souris parce que je suis payée pour le faire.

— Je vous ramène ça tout de suite.

Vu le prix du champagne et du whisky qu'il a choisi, je n'ai aucun doute sur le fait qu'il nage lui aussi dans des piscines de billets. Je repars en direction du bar en jetant un œil à l'horloge qui trône juste au-dessus. Vingt-deux heures dix. Il est presque l'heure du show de Layla, la chanteuse du bar. Elle vient du Japon et travaille ici depuis deux ou trois ans. Sa réputation n'est plus à faire et c'est un nouvel argument qui continue d'attirer les gros bonnets au Blue Horse.

— C'est qui lui ? questionne Emily d'un rapide mouvement de tête.

— Un nouveau connard, lancé-je en attrapant les clés de la réserve pour aller chercher les bouteilles demandées.

— Il est terriblement canon !

Je hausse un sourcil face à la réaction de ma collègue. Elle a toujours le chic pour flasher sur tout et n'importe quoi. Et même si je ne connais pas ce mec, je sais d'avance que c'est un nid à problèmes.

— Besoin d'un truc en réserve ?

La blonde secoue la tête en guise de réponse, vexée que je ne rentre pas dans son jeu. Il est hors de question que je complimente qui que ce soit sur son physique, et encore moins que je perde mon temps à l'étudier sous toutes ses coutures.
Je quitte la pièce principale pour descendre dans la cave qui abrite nos plus belles bouteilles : du vin et du champagne français, du whisky écossais, de la vodka polonaise... Bref, un bel attirail pour soudoyer de l'argent à la jeunesse dorée d'Amérique.
En haut des escaliers, le propriétaire du bar m'attend, un air courroucé fixé au visage. Qu'est-ce que j'ai - encore - fait qui ne lui convient pas ?

— Quinn, tu as intérêt à bien t'occuper de la table 7, c'est compris ?

J'exhibe fièrement les bouteilles avec un sourire enjôleur. Ce type me donne la gerbe à chaque fois qu'il m'adresse la parole. Du haut de ses cinquante ans bien entamés, il estime que nous ne sommes que des objets et que pour le bien de son établissement, nous devons répondre favorablement à toutes les demandes de sa clientèle.

— Je m'occupe toujours très bien de mes clients, William, pesté-je en passant à ses côtés.

Sa main s'entoure autour de mon poignet avec une force qui m'oblige à serrer les dents. Son haleine de tabac froid m'écoeure.

— Je ne plaisante pas, Ethan est un homme important.

— Comme tous les blindés qui sont assis là. J'peux aller faire mon travail, c'est bon ?

Il me défie du regard pendant quelques secondes avant de me lâcher. Pauvre merde. Il referme la porte derrière moi et me pousse vers le bar. Je pose verres et bouteilles sur un plateau avant de retourner vers la table numéro 7.

— Puis-je commencer par vous présenter notre champagne ?

Celui qui a commandé les bouteilles ne prend ni la peine de me regarder, ni de me répondre. C'est l'un des acolytes qui l'accompagne qui prend sa parole à sa place.

— T'es mignonne ma jolie, mais on sait c'qu'on boit. Le champagne c'est pour ces demoiselles, le reste pour nous.

Un goût métallique se dépose sur ma langue alors que je mordille l'intérieur de ma joue pour éviter de l'insulter. Jouer la comédie dans ce genre d'endroit devient de plus en plus compliqué pour moi. Je suis douée pour ça, je suppose, mais c'est contre ma nature.
Sans un mot, je m'exécute dans ma tâche en remplissant deux coupes de champagne que je dépose devant chacune des deux femmes. Je remplis ensuite les quatre verres avec du whisky et quelques glaçons.

— M. Blackwood, conclu-je en posant le verre face à lui.

William m'a dit qu'Ethan était un homme important, pas le reste de la tablée.
Il relève ses yeux acier vers moi en me gratifie d'un sourire en coin assez discret.

— Merci...

— Quinn, fini-je par confier en réponse à question silencieuse.

— Ton nom.

— Quinn Parker, murmuré-je comme si je craignais qu'il s'agisse d'un piège.

— Tu peux disposer, Quinn Parker.

Est-ce qu'il pense vraiment que j'attendais son autorisation ? Je ne peux m'empêcher de pouffer face à tant de condescendance. L'argent est un poison pour ce monde et transforme quiconque a le malheur de s'y approcher de trop près. Et il n'en fait pas exception.

Les lumières tamisées annoncent enfin le début du spectacle musical. Et de ce fait, celui de ma pause. Une règle a été instaurée au club : pas de service pendant que Layla chante. On évite ainsi trop de bruits de fond et de passage qui pourraient la déconcentrer. Je suis rarement d'accord avec les décisions de William mais celle-ci me convient parfaitement.
J'attrape mon blouson de cuir dans les vestiaires et le glisse sur mes épaules avant de sortir par la porte de service. L'arrière du bâtiment est faiblement éclairé par les lampadaires de la ville. L'hiver approche à grands pas mais la température est encore agréable le soir. Je glisse une cigarette entre mes lèvres et soupire en même temps que je libère la fumée de sa prison.
Qu'est-ce que j'ai pu faire au monde pour me retrouver ici, avec cette vie ? Je sors avec délicatesse les plaques militaires qui me reviennent de mon père. Son nom y est inscrit, ainsi que son groupe sanguin et son numéro d'identification. C'est grâce à ça qu'on a pu l'identifier après son décès.

Voilà ce qu'il me reste de lui. Deux morceaux de métal ayant connu les horreurs de la guerre.
Je laisse ma tête reposer contre le mur de briques. Mes yeux se ferment et mes pensées s'évadent, toujours là où il ne faut pas.

J'aimerais parfois que le temps s'arrête et qu'il me laisse un peu de répit. Je pense le mériter, rien qu'un peu... Mais c'est sans compter sur les bruits de pas lointain qui me ramènent à ma réalité.
Ne laisse jamais l'ennemi te surprendre, ma chérie. 

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