Chapitre 2- NOLA
Je faisais les cent pas, laissant mon impatience se muer en colère alors que je savais Angus en pleine négociation avec mon père. C'était la pire des tortures. Mon géniteur n'était pas un mauvais bougre, mais ces sautes d'humeur avaient participé à forger sa réputation au fil des années. L'ivresse le rendant plus conciliant, les émissaires s'assuraient la plupart du temps que sa coupe était pleine pour parlementer avec lui.
J'avais supplié Angus de repousser sa requête de quelques jours, sinon quelques heures, pour qu'il soit dans de meilleures dispositions. J'étais la cadette de ma fratrie et les raids incessants survenus ces dernières années avaient décimé les hommes de ma famille. La guerre m'avait privée de mes trois frères très tôt et je n'avais pas eu le temps de les connaître. Dans ce malheur, il ne restait plus que moi pour perpétuer notre lignée.
Mon père entretenait la mémoire de mes frères religieusement. Aucun autre homme ne trouvait grâce à ses yeux, c'est bien ce qui m'inquiétait. Allait-il entendre la proposition d'Angus ? Au-delà de toutes considérations amoureuses, c'était évident qu'il ne lui accorderait ma main qu'à certaines conditions.
Je savais Angus doué pour amener ses comparses à le suivre aveuglément, mais notre chef ferait-il preuve de compréhension ? J'étais la prunelle de ses yeux. Combien de fois avais-je profité de son attachement pour le faire plier face à mes caprices ? Être une femme n'est pas une position des plus confortables, mais nous savons jouer de persuasion pour nous faire entendre le moment opportun.
J'aurais dû accompagner Angus pour plaider en notre faveur. Mordillant frénétiquement la peau autour de mes ongles, je demeurais impuissante, appréhendant la réponse que mon père allait lui donner. N'y tenant plus, je me précipitai hors de ma chambre pour courir à toutes jambes vers la grande salle.
La porte se fracassa contre le mur dans un vacarme assourdissant. La main appuyée sur le battant, j'avais du mal à reprendre mon souffle. Je me figeai sur place face à la scène qui se déroulait sous mes yeux. Je peinais à tenir sur mes pieds, tiraillée entre mon effroi et mon devoir. Je tentai de rassembler tout mon courage pour sauver ce qui pouvait encore l'être. Mon père maintenait Angus par le pan de son tartan, brandissant sa claymore au-dessus de sa tête. Pendant ce temps, les femmes continuaient de dresser la table pour le banquet du soir.
— Scélérat, si tu l'as touchée, je te jure que je vais te trucider et extirper tes tripes au-dehors pour les répandre aux quatre vents !
— Wrad !
Craignant le pire, ma voix s'éleva malgré moi. Mon père agissait sous les feux de la colère et je redoutais que cela le pousse à commettre l'irréparable. Maintenant que j'avais son attention, il fallait à tout prix trouver un moyen de l'apaiser. Angus n'était pas en mesure de riposter s'il voulait obtenir les faveurs de notre chef, se soumettre à son ire était la meilleure posture à adopter.
— Fichtre, je n'aime pas bien la tournure que ça prend, grommela Wrad en relâchant sa prise.
Tout le monde recula d'un pas pour laisser le roi regagner sa place. Il fallait être folle, ou terriblement amoureuse, pour défier cet homme courroucé. Dans son sillage, ma mère tendit la main vers lui pour saisir son bras. Il l'en empêcha d'un geste vif, empreint de rage. Cette tête de mule ne voulait pas laisser les sentiments obstruer son jugement, mais j'étais bien décidée à lui faire entendre raison.
Il s'assit de tout son poids sur son trône, nous toisant de haut pour affirmer sa supériorité. Sa longue barbe brune adoucissait son visage anguleux. Mon père avait une stature imposante et sa couronne lui conférait une autorité incontestable. Je m'avançai vers lui avec précaution tandis que son regard sombre me toisait avec méfiance. Le moment était décisif, il ne me pardonnerait pas le moindre faux pas. Je m'avançai lentement et ployai le genou.
— Père, si vous voulez bien...
— Cela suffit ! m'interrompit-il en levant la main.
Il désigna Angus du doigt qui s'approcha à ma hauteur, en gardant une distance salutaire. Il se prosterna à son tour.
— Angus Mac Cilen, ta famille a démontré plus d'une fois sa loyauté envers moi. Je t'ai donné des terres et des hommes pour les cultiver, qu'attends-tu de moi à présent ?
— Comme je vous l'expliquais, je suis amoureux de votre fille.
Il se racla la gorge pour s'éclaircir la voix.
— Je viens aujourd'hui vers vous, Sire, pour vous demander sa main, si vous le permettez.
Le rire tonitruant du roi emplit la grande salle tandis que j'avalai péniblement ma salive de peur qu'il ne dégaine son épée.
— Quelle audace ! Tu es bien le fils de ton père ! s'exclama-t-il comme s'il s'agissait d'une farce.
Retrouvant son sérieux, Wrad se pencha en avant pour s'adresser à mon prétendant d'une voix plus posée, presque menaçante.
— Et pourquoi le ferais-je ? Sais-tu que celui qui l'épousera est destiné à prendre ma suite ?
— Ce serait un grand honneur pour moi, déclara Angus avec flegme, avant de se relever pour affronter mon père, mais sauf votre respect, je ne viens pas vers vous dans ce but.
Il marqua une pause qui plongea la salle dans un profond silence.
— J'aime Nola. Et si vous consentez à m'accorder sa main, je m'appliquerai à la protéger et à assumer tous les devoirs dus à ce rang.
Wrad revint vers moi pour me demander de me redresser.
— Qu'as-tu donc à dire, Nola ?
— Je l'aime aussi, père.
Il inspira profondément avant de se rencogner dans son fauteuil, l'air songeur. Un de ses conseillers vint lui chuchoter quelques paroles à l'oreille et je redoutai qu'il ne plaide pas en notre faveur.
— T'a-t-il déshonorée ? rétorqua Wrad, les mains crispées sur ses accoudoirs. Es-tu toujours digne, ma fille, de porter cette couronne ?
— Je le suis, père, Angus est un homme bon et honnête. Il a su vous prouver sa bravoure lors des campagnes que vous avez menées ensemble. Je le prendrai comme époux si telle est votre volonté.
Il saisit sa lame et l'appliqua contre le torse d'Angus qui s'immobilisa.
— Bien. Si tu tiens vraiment à elle, tu devras me prouver que tu mérites d'être son roi. Je te provoque en duel, ce soir, au banquet.
— J'accepte.
C' était grotesque ! Croyaient-ils que j'allais laisser les deux hommes que j'aimais le plus au monde s'entretuer ? Je m'apprêtai à répliquer, lorsque mon père m'intima l'ordre de me taire d'un regard sévère. Désemparée, je scrutai ma mère afin qu'elle intercède en ma faveur, mais elle resta en retrait. Angus quant à lui se contenta d'accepter cette proposition indécente.
— Maintenant, retirez-vous. Et qu'on m'apporte de la bière ! s'exclama Wrad en regagnant son trône d'un pas décidé.
Je m'empressai de rejoindre Angus à grandes enjambées à l'extérieur tandis qu'il ajustait son ceinturon, focalisé par la pointe émoussée de son épée.
— Tu es devenu complètement fou ! m'écriai-je tandis qu'il continuait d'avancer.
Il fuyait mon regard, les yeux rivés sur l'appentis du forgeron. Je retins son bras pour l'obliger à ralentir l'allure et qu'il daigne enfin me parler.
— Je n'ai pas le choix, Nola, si ton père souhaite me mettre à l'épreuve alors je m'y plierai.
— Je t'en supplie, refuse ce duel. On peut trouver un autre moyen.
— Tu connais notre roi mieux que quiconque, lorsqu'il a fait son choix, il ne change jamais d'avis, se résigna-t-il en serrant les mâchoires.
Il caressa ma joue d'un geste tendre pour tenter de me rassurer.
— Non seulement mon honneur est en jeu, mais si je ne le fais pas, cela signifie que je renonce à toi. C'est impossible.
Angus pouvait bien reprocher à mon père son entêtement, il ne valait guère mieux ! Je perçus dans son regard une détermination sans faille. Retenant les larmes qui menaçaient de couler, je réalisai que je ne pourrais pas le persuader de revenir en arrière.
— Je t'interdis de mourir ce soir, Angus Mac Cillen, sinon je viendrais te chercher dans l'autre monde pour te flanquer la pire des raclées !
Je brûlai d'envie de me réfugier dans ses bras mais je me ravisai. Imitant ma retenue, il me sourit et continua son chemin en direction de la forge. Mon ventre se nouait à la simple idée de les voir combattre ce soir.
Je retournai au palais, où les gens s'affairaient en prévision des festivités de ce soir. Un combat se préparait, mais les gens se souciaient uniquement du repas ! Je m'élançai à la recherche de ma mère, car elle était la seule à pouvoir convaincre mon père.
J'eus à peine le temps de donner quelques directives aux domestiques qu'Ailen se précipitait vers moi.
— Jamais je n'aurais pensé voir Angus défier ton père pour t'épouser. Si je pouvais trouver un homme aussi valeureux que lui, je serais une femme comblée !
— Avant cela, ils vont devoir se battre, précisai-je la gorge serrée.
— Angus est l'un des meilleurs guerriers de Fortriù et il est fou amoureux de toi, il ne se laissera pas faire.
— C'est bien ce que je redoute, ils vont finir par s'étriper !
Ailen leva les yeux au ciel. J'étais donc la seule à me soucier de l'issue de ce combat ? Mon amie était la fille d'une de nos cuisinières, elle ne se préoccupait pas des conséquences de cet affrontement, le considérant davantage comme une distraction de plus dans la vie du palais.
La jeune femme s'empressa de changer de sujet pour éviter un drame. Elle fouilla dans sa besace avant de me tendre une petite croix de paille.
— Je t'en ai confectionné une. Elle te portera chance, j'en suis sûre.
Je serrai l'objet contre mon cœur en signe de reconnaissance avant de le glisser dans ma robe. Les prêtres chrétiens ne voyaient pas d'un bon œil nos vieilles croyances, mais cette relique à l'effigie de Bride, notre ancienne déesse, m'assurerait une protection pour ce soir. Le retour des guerriers pour la fête d'Imbolc était forcément un signe et le banquet était pour chaque Picte une manière de célébrer la fin des jours sombres.
Le soleil amorçait son déclin. Mes tentatives de discussions avec ma mère s'étaient soldées par des échecs. La fête d'Imbolc l'avait accaparée plus que de raison et je m'étais résignée à ce que mon sort soit décidé lors du combat de ce soir. Je disposai les dernières chandelles sur la grande table et ajustai la couronne de feuilles qui la décorait.
Des personnes commençaient à affluer tandis que les prêtres agitaient leur encensoir pour bénir nos agapes. Une fois la foule réunie, mon père entreprit de féliciter ses guerriers pour leurs prouesses. Il se saisit de sa coupe remplie de lait de brebis pour la porter à ses lèvres et invita les convives à l'imiter.
Je finis mon breuvage tout en scrutant Angus, attablé non loin de là. Il ripaillait avec ses compagnons, trinquant à leur victoire et profitant de ce repas. Il était difficile de deviner dans quel état d'esprit il se trouvait. À force de l'observer, ma nervosité s'intensifiait peu à peu et j'indiquai d'un geste de la main qu'on vienne me servir à boire.
Une main chaude sur mon épaule me fit tressaillir. Ailen m'adressa un regard amical tandis qu'elle finissait de verser le liquide ambré. Elle me connaissait suffisamment pour savoir que je n'allais pas survivre à cette soirée sans m'enivrer.
J'émis un hoquet de frayeur lorsque mon père tapa fermement sur le bois.
— Angus Mac Cilen, il est temps de te mesurer à moi !
Mon aimé se leva en saisissant son arme et vint le rejoindre au centre de la pièce. Mon cœur menaçait de bondir de ma poitrine et je bus une nouvelle gorgée d'hydromel pour ne pas défaillir.
Les premiers échanges furent timides, chacun évaluant les mouvements de son adversaire. Angus initia un violent coup dans les côtes de mon père, ce qui accentua sa colère. Ses réflexes étaient amoindris à cause de l'alcool et j'espérai qu'Angus pourrait en profiter. Mon prétendant ne baissait pas les bras, il se battait avec ferveur et mit mon père en difficulté plus d'une fois. Sous la table, je serrai ma petite croix avec tellement de force que j'aurais pu la broyer.
Avides de spectacle, les convives réagissaient à chacun des assauts. Certains confiaient même à l'oreille de leur voisin leur pari sur le vainqueur. Je ne pus retenir un cri lorsque Wrad ouvrit l'arcade d'Angus d'un coup bien placé. Ce dernier essuya brièvement la plaie avant de charger de plus belle. Je remarquai qu'en plusieurs occasions, il aurait pu blesser mon père, mais qu'il s'était abstenu.
La dernière parade envoya l'arme du jeune homme à terre, en même temps que mes espoirs de mariage. Il ne pouvait pas perdre ! J'étais prête à m'effondrer quand Angus s'agenouilla, les épaules basses. J'espérai qu'il relèverait la tête pour que je puisse croiser son regard.
— Tu t'es battu avec honneur, déclara mon père.
Angus continuait de fixer le sol avant de se relever, le visage fermé. Il hocha la tête avec respect, puis pivota sur lui-même pour se retirer.
— Pourquoi ne m'as-tu pas frappé ?
— J'ai tenté de le faire, Sire, confia-t-il en se retournant.
— N'insulte pas ton roi. Tu aurais pu me mettre à terre à plusieurs reprises. Pourquoi ne l'as-tu pas fait ?
Angus ouvrit la bouche avant de se raviser. Tous les regards étaient braqués sur eux et ce qu'Angus allait répondre risquait de tout faire basculer. Avouer qu'il avait truqué ce duel pouvait offenser son souverain. Il ne pouvait pas lui manquer de respect devant ses sujets, même si mon père exigeait de lui des explications.
— Je suis votre serviteur. Demandez-moi ce qu'il vous siéra, je m'exécuterai. Désormais, si je ne suis plus digne de revendiquer la main de votre fille, je préfère m'en aller.
Mes yeux s'emplirent de larmes et je résistai à l'envie de me sauver en courant. Angus amorça quelques pas pour échapper à la foule, mais le fracas de la lame sur le sol le stoppa dans sa fuite.
— Tu es l'un de mes meilleurs hommes. Tu m'as suivi dans les récentes batailles que j'ai menées, démontrant plus d'une fois ton dévouement envers ton royaume. Ce soir, tu as même eu le courage de me défier, au risque de perdre ce à quoi tu tiens le plus. Les hommes dotés de ces qualités sont rares. Ils périssent trop souvent par l'épée, mais certains parviennent parfois à fédérer tout un peuple autour d'eux. Tu en as l'étoffe, Angus. C'est pourquoi, malgré ta défaite, je consens à t'accorder la main de ma fille.
J'en restai coite. Wrad se tourna vers moi afin que je les rejoigne. Mes jambes tremblaient tellement sous le coup de l'émotion que je peinai à marcher jusqu'à eux. Mon père attrapa ma main pour la poser sur celle de mon prétendant. Il leva nos paumes jointes, ce qui provoqua une ovation générale. Angus m'adressa un sourire resplendissant, emplissant mon cœur de tant d'amour que mes larmes coulèrent sans que je m'en rende compte. J'essuyai mes joues avant de regagner ma place.
— Maintenant, célébrons comme il se doit ces fiançailles ! s'exclama mon père en invitant Angus à notre table.
Le repas dura une bonne partie de la nuit. Je m'étais éclipsée quand la plupart des convives désertèrent le banquet. Je marchai dans la pénombre, la lune pleine et brillante pour seul guide.
À l'ombre d'un chêne, je creusai un petit trou pour y disposer les graines de pomme afin d'achever la fête d'Imbolc. Ma mère m'avait initié toute jeune à ce rituel et je m'appliquai à le respecter scrupuleusement, en hommage à mes ancêtres. Je recouvris le tout d'un monticule de terre avant de rentrer.
Ce soir, mes doutes s'étaient effacés, j'avais foi en l'avenir. Le fruit que je venais de planter symbolisait ce renouveau dont j'avais tant rêvé.
Je longeai le couloir menant jusqu'à ma chambre quand mon attention fut captée par les éclats de voix dans la pièce d'à côté. Par curiosité, j'approchai discrètement de l'interstice de la porte quand je surpris mon père en grande discussion avec Tarloc.
— C'est la promesse de mon cousin, pas la mienne !
— Vous nous mettez tous en péril en agissant ainsi. Les Scandinaves seraient de précieux alliés afin d'affronter Kenneth et les Britons.
J'ignorais la teneur de leur échange mais la mine soucieuse de mon père n'augurait rien de bon.
— Notre royaume se renforce de jour en jour, je ne suis plus tenu de respecter ce pacte. Ils ont tué mon cousin et l'un de mes fils, j'estime que nous avons suffisamment payé notre tribut.
— Vous ne comprenez pas, quand ils l'apprendront, les Vikings reviendront et ces barbares vont tous nous massacrer. Leur flotte n'est qu'à quelques jours de notre cité, je vous en conjure, revenez sur votre décision.
— Ça suffit, Tarloc ! J'en ai assez entendu pour ce soir. Je souhaiterais que tu me laisses à présent.
Le conseiller prit congé et s'apprêtait à sortir de la pièce. Je me précipitai alors vers ma chambre pour ne pas être surprise. Le cœur battant à tout rompre, je plaquai mes mains sur la grande porte de bois en m'assurant de ne faire aucun bruit.
J'inspirai profondément, essayant de démêler les bribes de cette conversation. Pourquoi mon père ne nous avait rien dit, si cette menace pesait sur Fortriù ? Ces Vikings étaient de dangereux guerriers et de nombreuses cités étaient tombées sous leurs assauts. Que convoitaient-ils pour que Tarloc s'empresse d'avertir mon père en pleine nuit ?
Je ressassais ces questions inlassablement en attisant le feu avec le tisonnier. Puis, je me déshabillai pour regagner mon lit, le regard happé par les flammes. La fatigue eut finalement raison de moi et des songes étranges agitèrent mon sommeil.
Large et grande épée à deux mains.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top