Chapitre 1- NOLA

Trois hivers plus tard

Je trépignais d'impatience à l'idée de le revoir. Mon pied tapait nerveusement le sol, mes sens à l'affût du moindre signe d'approche. L'attente était devenue insupportable, je comptais chaque jour qui m'avait tenue éloignée de lui. Angus s'était absenté depuis trop longtemps.

Depuis que la rumeur de leur retour était parvenue à nos portes, mon cœur s'emballait à l'idée de le retrouver. J'avais volontairement refusé mon repas pour être certaine d'être là à son arrivée. Mon estomac criait famine, mais j'étais bien décidée à rester sur ce parapet jusqu'à ce que les guerriers reviennent de leur périple.

Mon vœu fut exaucé lorsque je perçus, au loin, le bruit des hennissements et des sabots. Je me dressai sur la pointe des pieds pour scruter la ligne d'horizon, espérant apercevoir celui qui m'avait tant manqué. L'air dans ma poitrine se raréfia quand le premier cavalier apparut au sommet de la bute, suivi du reste du groupe. Mon cœur se serra aussitôt en remarquant leur nombre réduit de moitié.

Je dévalai aussi vite que possible les marches menant à la cour pour rejoindre la troupe qui faisait son entrée. Mon père descendit de cheval pour venir me saluer tandis que mon regard continuait de fouiller la foule pour repérer Angus. Lorsque je le vis, je dus redoubler d'efforts pour ne pas lui sauter au cou. Au lieu de cela, j'avançai de quelques pas pour enlacer mon père.

— Ma fille ! s'exclama-t-il en esquissant un sourire sur son visage las.

— Père, je suis heureuse de vous voir sain et sauf. Je m'inquiétais tellement, confessai-je haut et fort afin qu'Angus en perçoive les échos.

— Ces maudits Scots ont encore franchi nos frontières, nous devions être certains qu'ils ne recommenceraient pas de sitôt, se renfrogna mon père avant d'attacher sa monture.

Tandis qu'il s'adressait aux familles qui n'avaient pas vu leur guerrier revenir, je souris à la dérobée à Angus. Il en fit de même et je me détournai rapidement pour qu'on ne nous surprenne pas. Si mon père découvrait notre relation, il y avait fort à parier qu'il nous étriperait tous les deux.

J'attrapai le bras du roi pour nous diriger en direction du palais. Je m'efforçai de garder le regard fixé sur la bâtisse pour éviter Angus. Même si je mourais d'envie de le retrouver, nous devions rester le plus discrets possible pour ne pas éveiller de soupçons. Je pouvais sentir sa présence derrière moi pendant que mon père me parlait. Je réprimai un hoquet de surprise quand sa main effleura imperceptiblement la mienne alors qu'il nous doubla. Je levai les yeux vers lui mais il continua sa route sans me prêter attention. Je souris alors que le simple fait qu'il me touche déclenchait une tempête en moi.

Je l'admirai furtivement tandis qu'il s'adressait à ses compagnons. Sa grande taille, ses muscles saillants et sa barbe fournie lui donnaient l'allure d'un homme. Chacune des campagnes auxquelles il participait volait un peu de son innocence, effaçant peu à peu le garçon que j'avais connu. Au fil des années, il gagnait en assurance et possédait un charisme que beaucoup devaient envier.

Mon père saluait ses guerriers avant de rejoindre la grande salle où ses conseillers s'impatientaient. Je me glissai en cuisine pour récupérer quelques victuailles à lui apporter. Mon père méritait bien quelques attentions après avoir guerroyé pour son royaume.

Wrad Mac Bargoit était un souverain proche de son peuple, il affectionnait les moments où il s'entourait de ses sujets et de quelques brocs de bière lors des banquets. Aussi, je fis signe à une servante de remplir sa coupe afin de rendre ce conseil de guerre le moins pénible possible.

Les incursions scots sur notre territoire se multipliaient et notre roi redoutait que d'autres ennemis ne profitent de la situation pour nous attaquer à leur tour. Mon père grimaça en observant la carte déroulée sous ses yeux, avant de donner les indications pour poster des troupes aux frontières. Il courba le dos d'un mouvement lent et douloureux, signe que la bataille l'avait éprouvé plus qu'il ne l'avouait.

Je refermai la grande porte avant de me joindre au conseil. La tension était palpable et je m'efforçais de faire bonne figure devant l'assemblée. Soucieux de m'éduquer à l'art délicat de la guerre, mon père me laissait assister à ces entrevues. Que je sois une femme n'y changeait rien. J'étais son unique héritière et il tenait à ce que je m'initie aux devoirs qui m'incomberaient tôt ou tard pour préserver notre royaume. Bien que chrétienne, en tant que Picte et fille du roi, j'avais toute légitimité à revendiquer le trône à sa suite. Je m'appliquais à écouter chacune de leurs conversations pour en saisir les moindres détails.

— Peut-être pourrions-nous proposer à Kenneth un accord, tenta Tarloc en jetant un coup d'oeil prudent vers son roi.

— Moi sur ce trône, personne ne traitera avec ce félon ! s'écria Wrad, hors de lui.

— Les Vikings sont à nos portes, leurs raids ont repris le long des côtes et les Britons n'attendent qu'un faux pas de votre part pour envahir vos terres, sire, tenta l'un de ses conseillers à son tour.

Dans sa colère, Wrad projeta contre le mur la coupe qu'il était en train de boire.

— Jamais je ne parlementerai avec Kenneth. Vous m'entendez ? Jamais ! Pictavia se relèvera, même si je dois le payer de ma vie ! rétorqua-t-il avec conviction.

Mon père haïssait les Scots, et encore plus Kenneth Mac Alpin, il était donc inutile de palabrer.

— C'en est assez !

Il interrompit abruptement cette séance en quittant la pièce. Je ramassai le récipient tombé à terre avant de m'avancer vers la table pour le poser. Je relevai le regard pour me confronter à ces hommes qui ne portaient que peu de considération à mon égard. Pour certains, fervents défenseurs de l'Église, je n'étais qu'une femme et mon rang ne représentait rien à leurs yeux, sinon les bribes de traditions désuètes. Faisant fi de leurs jugements, j'emplis mes poumons pour me donner bonne prestance.

— Messieurs, veuillez excuser mon père pour son emportement. Ces derniers affrontements ont eu raison de sa patience, mais je suis certaine qu'il sera plus enclin à entendre vos arguments lors du banquet ce soir.

Je hochai la tête avec déférence avant de sortir de la salle en m'assurant que personne ne me suivait. J'arpentai les couloirs jusqu'à l'issue la plus proche. Dans mon empressement, je me heurtai à quelqu'un que je ne reconnus pas tout de suite.

— Veuillez m'excuser, j'étais pressée et je ne vous ai pas vue, rétorquai-je alors que la femme se tournait vers moi.

Il s'agissait de Mhairi, la cousine de mon père. Depuis qu'Eoganan, son mari, était mort au combat contre les Vikings, son chagrin demeurait inconsolable. Les années semblaient lui infliger chaque fois un peu plus de souffrance. Elle restait la plupart du temps mutique et se contentait d'assister aux grandes cérémonies pour ensuite se réfugier dans sa chambre. J'éprouvais une grande peine pour cette femme qui fut auparavant notre reine à tous et qui ne représentait plus que l'ombre d'une gloire passée.

— Ah, Nola, te voilà, ton père est de retour ? me demanda-t-elle alors que son regard fixait le mur derrière moi.

— Il vient tout juste de rentrer, en effet. Les Scots sont redoutables, mais nous sommes revenus victorieux.

— Bientôt, tout s'achèvera, chuchota-t-elle en plissant légèrement son front avant de faire danser ses mains en l'air, nous en aurons fini des guerres, fini des morts, j'ai tout perdu... Va-t'en, Nola, pendant qu'il en est encore temps, ce royaume est maudit !

Troublée, je ne sus quoi répondre. Pourquoi me mettait-elle en garde ? Quel danger pouvait bien nous menacer ? Sa prostration avait fini par la rendre folle, elle divaguait. Je décidai de ne pas la chambouler davantage et lui souris poliment avant de me retirer, la laissant à ses lamentations. Elle avait perdu la tête, je ne voulais pas m'attarder sur ses paroles hasardeuses. J'avais d'autres préoccupations. Tout ce qui comptait se trouvait à quelques pas de là.

Angus et moi avions pour habitude de nous retrouver secrètement en dehors des remparts vers la grange du vieux Aostell. Cette bâtisse usée par le vent était notre refuge, un endroit reculé qui nous permettait de vivre notre passion à l'abri de tous. Comme j'étais la fille du chef de clan, Angus comprenait que nous ne pouvions pas révéler notre liaison au grand jour. Il risquait sa vie à chaque fois qu'il posait ses lèvres sur moi. C'était un risque que nous prenions car nous étions incapables de vivre séparés. L'absence de l'autre était insurmontable.

Nous savions tous les deux qu'il faudrait tôt ou tard que je me marie. J'avais seize ans et la plupart des jeunes filles de mon âge avaient déjà un époux. Même si je m'estimais chanceuse, ce répit allait prendre fin. Ce n'était plus qu'une question de temps. J'entretenais cependant l'espoir ardent que mon père me laisserait choisir mon promis. Je le voulais, lui. Mon Angus. Je priais chaque jour pour que mon père lui reconnaisse toutes les qualités qui le façonnaient.

Le grincement des gonds de la porte me sortit de mes pensées, je me retournai prestement pour me retrouver nez à nez avec mon aimé. Par Dana, qu'il était beau ! Ses cheveux bruns légèrement ondulés tombaient sur son front et accentuaient son regard. Ses sourcils épais et ses grands cils soulignaient ses yeux, d'un bleu profond. Je m'y perdais à chaque fois que je les contemplais. Son nez retroussé lui conférait des traits presque juvéniles.

Nous avions passé notre enfance ensemble et mon amour pour lui grandissait de jour en jour. Nous n'avions pas réalisé l'attachement qui nous unissait jusqu'à ce que la vie nous fasse découvrir les tumultes du désir. Dès que mon père eut le dos tourné, Angus m'avait tirée par le bras pour me voler mon premier baiser. Dès lors, je sus que je ne pourrais plus regarder un autre homme que lui.

Son sourire éclatant contrastait magnifiquement avec les marques qui salissaient son visage. Le voyage avait dû être rude, ses traits tirés en témoignaient, mais je savais que rien ne servait de le raisonner. Il ne se reposerait qu'après nos retrouvailles. Je lui laissai à peine le temps de me rejoindre et l'étreignis de toutes mes forces.

— Tu m'as tellement manqué, avouai-je la voix tremblante d'émotion.

— Toi aussi. Je n'ai pensé qu'à toi, murmura-t-il dans mes cheveux roux avant de les humer.

Il se dégagea rapidement de mes bras pour me couvrir de baisers. Je laissai sa bouche parcourir mon front, mes joues, puis mes lèvres. Mon cœur cognait comme un forcené dans ma poitrine et je me contins pour ne pas crier de joie. Il ne fallait pas qu'on nous entende !

Nous nous enlacions, incapables de nous séparer, grappillant chez l'autre tous les détails qui nous avaient affreusement manqué. Je l'aimais plus que de raison et sa présence m'était vitale. Depuis des jours, je m'étais imaginée face à lui et j'avais réfléchi à maintes reprises à la manière de lui prouver mon amour. Ma tendresse était comme un cheval pris dans son galop, elle me submergeait et ne serait apaisée qu'une fois sa peau usée de baisers.

— Tu as été blessé ?

Je me détachai de lui pour chercher la moindre trace. Il ne put s'empêcher de rire avant de m'attraper par la taille pour me serrer contre lui.

— Nola, je vais bien, arrête de t'inquiéter.

À cet instant, il n'existait plus que lui et moi, et je me sentais à ma place entre ses bras. Ma tête enfouie dans son cou, je picorai sa peau de baisers impatients.

Soudain, un bruit de craquement se fit entendre. Je sursautai et me redressai brusquement pour me donner une allure convenable. Si quelqu'un nous avait vus, je craignais que notre histoire ne se termine avant même qu'on lui ait donné la chance de commencer. Je regardai Angus, anxieuse, tandis qu'il examinait l'espace, la mine grave.

— Tu crois que quelqu'un est là ? le questionnai-je, mes doigts cramponnés à ses avant-bras.

— Je ne sais pas, reste ici, je reviens, m'ordonna-t-il avant de dégainer son couteau.

Il s'éloigna en me faisant signe de ne pas bouger et se dirigea vers la porte à pas de loup. Durant un temps qui me parut infini, j'attendis son retour en priant pour qu'il ne trouve personne. Il réapparut rapidement, plus détendu.

— Tu as vu quelque chose ? m'enquis-je avec appréhension.

— Rien qui pourrait nous inquiéter.

Je relâchai aussitôt l'air contenu dans ma poitrine en signe de soulagement. J'eus à peine le temps de me remettre de mes émotions qu'Angus me serrait de nouveau contre son torse puissant.

— J'ai eu tellement peur, murmurai-je les yeux fermés tandis que les battements de son cœur me berçaient.

Ne t'inquiète pas, je suis là pour te protéger, rétorqua-t-il avec sérieux avant que je ne relève la tête vers lui et que son sourire n'illumine son visage.

— Tu imagines seulement les conséquences si on nous surprenait ?

— Ne pense pas à ça.

Ses lèvres s'abattirent sur les miennes tandis que ses mains retrouvèrent le chemin de mon corps. Je frissonnai lorsque ses doigts habiles commencèrent à défaire le lacet de ma robe. Me refuser à lui relevait du supplice, mais je n'avais pas d'autre choix. Je ne devais pas laisser mon désir pour lui, si ardent soit-il, dicter ma conduite.

— Non, Angus, je ne peux pas faire ça. Pas avant d'être mariée.

Ses traits se durcirent aussitôt à l'évocation des noces. Il m'attrapa par la taille pour me blottir contre lui.

— J'ai cru que jamais je ne te reverrais. Quand je suis parti là-bas...

Il s'arrêta un instant, comme si son esprit revivait les combats qu'il avait livrés.

— J'ai bien failli mourir et je ne veux plus attendre, Nola. J'en ai assez de me cacher pour être avec toi. Je ne peux plus prendre le risque de te perdre.

J'inclinai la nuque pour m'égarer une nouvelle fois dans mon océan, amarrée à la chaleur de ses bras.

— Que pouvons-nous faire ?

— Dès demain, je parlerai à ton père afin qu'il me donne sa bénédiction pour notre mariage, ajouta-t-il avec détermination, avant de me susurrer à l'oreille : tu seras enfin mienne, pour toujours et à jamais.


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