Chapitre 8

Comme pour ne pas avoir la tentation de changer d'avis, Luinil décida de précipiter les réjouissances au point de se rendre à la toute prochaine orgie. En général, ces bacchanales avaient lieu dans les ailes les plus reculées du palais afin de ne pas gêner les autres appartements.

Luinil avait renvoyé Kaliss et s'était rendue dans la loge d'Alma pour se préparer. En de telles circonstances, l'habillement se devait d'être particulièrement léger et révélateur. Les robes transparentes laissaient entrevoir les sous-vêtements affriolants aussi inconvenables qu'excitants.

C'était la norme dans ce genre de fêtes. Les mascarades d'Arminassë étaient pour le moins appréciées. Célèbres dans toute la dimension pour leur luxe et la qualité de leurs invités, elles avaient ce pouvoir ensorcelant de suspendre le temps et les convenances.

On se devait d'oublier et de s'amuser, de profiter du moindre instant.

Et pour Luinil qui désirait plus que tout oublier les voix dans sa tête ainsi que les fantômes de son passé, cette soirée se révélait une véritable aubaine pour elle. Se détacher de la réalité, voilà ce qu'elle cherchait.

Personne ne la reconnaîtrait avec son masque. Elle pouvait bien se permettre quelques libertés et assouvir ses désirs féminins. Après tout, elle avait perdu sa virginité. Elle était tombée au même rang que toutes les courtisanes ; la porte ayant été enfoncée une première fois, il n'y avait plus de raisons de bloquer le passage aux suivants.

D'un geste sec, elle resserra les attaches de son masque de cuir. Seule sa mâchoire et ses lèvres écarlates apparaissaient en plus de ses yeux émeraudes. Divers bijoux, plumes et tissus venaient ensuite se greffer sur une base qui couvrait le visage.

Pour dissimuler un minimum la lingerie érotique qu'elle avait choisie, Luinil se couvrit d'un long peignoir de dentelle noire, tout en s'appliquant à le faire glisser sensuellement de ses épaules nues.

— Je suis jalouse, maugréa faussement Alma, tu vas encore me voler la vedette.

Son bel ensemble doré s'accordait toutefois parfaitement aux sous-vêtements écarlates de son amie.

— Ce ne sera sans doute qu'une fois, déclara simplement cette dernière, festoyer toutes les nuits ne me ressemble pas.

— Tu changeras vite d'avis quand les plus beaux hommes de la soirée t'auront caressée à souhait.

— Je... Je préfèrerais choisir qu'un seul partenaire.

— Tu n'es pas à l'abri qu'un autre se joigne à vous.

Le rire d'Alma vint rougir les joues de la reine. Elle connaissait la débauche de ce genre d'endroit. Mais elle aurait préféré ne pas faire l'amour à n'importe qui. Et puis, elle ne pouvait concevoir une relation sexuelle à plusieurs.

Dans la glace, elle comprenait bien que sa tenue appelait à la luxure la plus absolue. Si d'un côté elle désapprouvait se rabaisser de la sorte à l'état d'objet convoité, elle ne pouvait retirer la jouissance que cela lui procurerait d'être désirée. Tel était le tiraillement des femmes.

— L'avantage, continua Alma, c'est qu'avec eux, tu pourras faire l'amour autant de fois que tu veux, tu n'auras pas de polichinelle dans le tiroir.

— Arrête, ce n'est pas drôle.

— Ne tire pas cette tête, je plaisantais.

— Et si j'attrape une maladie vénérienne ?

— Aucun risque, des mages vérifient les invités chaque soir.

Luinil souffla de soulagement et laissa son amie resserrer les lacets sous sa poitrine.

— Avec un décolleté si bien garni, tu vas faire tourner des têtes.

— Je n'ai pas besoin de dévoiler mes atouts pour que les hommes soient à mes pieds, Alma.

— Tu l'as toujours fait pour appâter les courtisans.

Cette accusation ne plut pas vraiment à la concernée. C'était comme si Alma la rabaissait à son physique et oubliait son intelligence. Ceci-dit, sa beauté l'avait bien souvent aidée, elle ne pouvait pas le nier.

— Même laide, je saurais convaincre mon peuple de ma valeur.

La courtisane haussa les épaules et se concentra à brosser ses longs cheveux noirs.

— Ne te prends pas la tête, ce soir, conseilla-t-elle, nous allons danser, boire, manger et jouir sans penser au lendemain.

Luinil hocha mécaniquement la tête. L'envie de partir en chasse la prit ; bien trop longtemps elle avait été la proie, il était temps qu'elle devienne le prédateur.

— Aide-moi à sertir mes cheveux de perles.

Pour une fois, la souveraine avait choisi de lâcher librement sa belle chevelure ébène. Alma s'attela à la décorer à la perfection.

— Tiens, prends ces escarpins, aussi.

— Ils sont magnifiques !

La courtisane sourit devant le coup de foudre de son amie ; ce n'était pas tous les jours que la reine s'émerveillait devant des chaussures, habituée à un luxe permanent. Mais la paire avait de quoi sortir du lot : le talon prenait la forme d'une dague alors que l'aspect métallique donnait à l'escarpin cette impression de cuirasse. Quelques feuilles d'or se décollaient enfin vers l'arrière et des arabesques sillonnaient en relief. C'était fantasque et esthétique, tout ce qui convenait pour cette soirée.

— Tu es prête, ma chérie ?

Luinil se mira une nouvelle fois dans le long miroir pour valider sa silhouette. Décidément, aucun physique ne pouvait égaler le sien.

Satisfaite, elle emboita le pas de son amie dans les couloirs privés.

— Tu crois qu'on reconnaitra ma voix ?

— Ce n'est pas impossible, mais la fumée des parfums modifie légèrement le son.

— Et comment sauras-tu reconnaitre les hommes que tu veux me présenter ?

— Nous nous retrouvons avec nos habitudes, j'arrive sans mal à les reconnaitre maintenant, nous ne nous cachons pas.

— Tu connais donc leur identité ?

— Pas tous mais je connais leur visage.

Alma ralentit un instant pour sortir de sa sacoche deux colliers. Elle en tendit un à son amie et attacha le sien.

— Pourquoi un tel accessoire ?

— On n'entre pas dans l'orgie sans ce collier.

Luinil haussa les sourcils : son bijou se différenciait de celui de la courtisane par la dentelle qui le constituait. Mais les deux étaient des ras-du-cou particulièrement onéreux par leur confection.

— Nous arrivons, Luinil, tu te sens d'attaque ?

La concernée vérifia que son masque était bien fixé et hocha la tête.

À l'instar du couloir, l'architecture de la porte se parait de choux frisés et de moulures hétéroclites. Des arcs brisés conféraient une ambiance un peu vampirique au lieu. La reine devina que derrière les battants, on avait transformé la pièce en véritable scène de théâtre. Après tout, rien de toute cette mascarade n'était réel.

En effet, lorsque Alma tourna la poignée de la porte, une mélodie d'un autre monde frappa les oreilles de la souveraine. Des danseuses nues virevoltaient entre les convives, couvertes de bijoux et de voiles légers qui les suivaient dans leurs mouvements. Leurs rires ponctuaient leur chorégraphie complexe pendant que les orchestres s'endiablaient.

Comme annoncé, une fumée s'échappait d'encensoir pour porter jusqu'aux dômes une senteur enivrante et probablement aphrodisiaque.

Allongés sur les kliné ou assis sur les poufs, les convives festoyaient gaiement, tous affublés de costumes toujours plus incroyables.

Hommes comme femmes échangeaient dans une abondance de plats et de boissons exotiques. Les serviteurs se glissaient agilement pour servir tout ce beau monde. Leur petite taille semblait d'ailleurs bien précieuse pour cette tâche.

— Que font des gnomes ici ? s'étonna Luinil.

En effet, cette race esclavagisée par les elfes se rencontrait plutôt en Calca.

— Tu parles des serviteurs ? murmura Alma, ce sont des réfugiés qui ont gagné Arminassë. Ils sont employés au palais pour apporter un peu de fantaisie à la fête. Et puis se sont des domestiques dociles.

— Ils ne sont pas prostitués ?

— Non, ne t'inquiète pas. Enfin, pas officiellement du moins.

Cette réponse ne satisfit pas vraiment la reine mais elle décida de laisser couler pour l'instant. Les gnomes ressemblaient fortement à leurs oppresseurs ancestraux mais ils demeuraient bien plus petits et leurs chevelures pouvaient adopter toutes les couleurs imaginables.

Luinil fut sortie de ses pensée lorsque l'un d'entre eux vint lui proposer quelques liqueurs qu'elle accepta.

— C'est toujours étrange de s'aventurer incognito comme ça, glissa-t-elle à Alma.

— Viens un peu que je te présente mes favoris.

Consciente qu'elle ne pouvait maîtriser la situation ici, elle laissa la courtisane la guider. À peine s'était-elle avancée dans la magnifique pièce que les regards glissèrent sur les deux femmes. Aucun doute qu'Alma était une figure connue ici. Mais pas sa compagne.

L'intérêt et la convoitise brûlèrent les invités et les conversations animées se transformèrent en murmures mystérieux.

— Tes petits amis bavent déjà, chuchota Luinil à l'oreille d'Alma.

— Tu es une nouveauté très alléchante, c'est pour ça.

— J'ai l'impression de reconnaitre certains courtisans...

— Fort probable. Certains ne cherchent pas tellement à se cacher.

Luinil s'arrêta soudainement : elle venait d'apercevoir Fairÿ, avachie près d'une fontaine artificielle. Sa marque de condamnation apparaissait clairement sous son cou. Elle ne la dissimulait même pas, préférant soumettre une pauvre danseuse à ses avances.

— Tu aurais dû me dire que le gros phacochère était là, grommela-t-elle.

— La comtesse Fairÿ ? Elle est présente quasiment tous les soirs et n'est jamais en reste. Évitons-là.

— Sage idée...

Alma prit son amie par la main et la conduisit dans un escalier couvert d'un tapis moelleux. Des légions de candélabres renvoyaient des teintes dorées sur les voutes et les bas-reliefs. Les drapés bordeaux couvraient les murs sombres et cachaient le passage de retraites inconnues.

La courtisane poussa l'un d'entre eux et guida sa compagne dans un couloir frais. Le son de leurs talons aiguilles s'étouffait à mesure qu'elles avançaient vers un épais rideau noir.

La guide improvisée écarta le drap pour dévoiler un salon accueillant dont le balcon intérieur donnait sur la salle principale.

Là, cinq hommes et quatre femmes bavardaient calmement dans une demi-obscurité. Dès l'arrivée d'Alma, l'un d'entre eux se leva immédiatement pour venir à ses devants.

— Cellint, chantonna Alma, tu m'as manqué mon chou.

Le concerné s'empressa de lui apporter docilement un verre et un sucre. De taille moyenne, il se déplaçait à petit pas pour contenter la courtisane. Son embonpoint flagrant soutira un sourire d'amusement et de sympathie à la reine. Il avait un côté touchant, ce bon Cellint.

— Alma ! s'exclama-t-il familièrement, on se demandait pourquoi tu tardais tant.

— J'ai trouvé une amie en chemin, se justifia-t-elle en s'écartant de Luinil.

À la vue de l'inconnue, les huit autres astres cessèrent leurs échanges. Malgré le masque, la beauté de la femme s'affirmait dans ses moindres détails. Le silence éloquent de l'instant laissait à peine la mélodie extérieure s'immiscer dans la contemplation.

— Qui est-ce ? demanda enfin une courtisane aux cheveux roses.

— Une amie qui veut se changer les idées.

Un astre se leva et écarta les bras en signe de bienvenue :

— Quelle merveille nous présentes-tu là, Alma ?

Luinil croisa les bras de défiance devant la jovialité un peu trop démonstrative de l'homme. Il s'avança vers elle, poussa le pauvre Cellint d'un coup d'épaule et saisit les doigts de la reine :

— Je m'appelle Viroque. Je suis certain que nous allons bien nous entendre !

Il déposa un baiser sur le dos de la main sans lâcher son interlocutrice des yeux. Luinil haussa les sourcils sous son masque. Elle devina sans mal que l'individu était de nature assez excentrique. Le genre de caractère divertissant et peu procédurier. Derrière son costume, il devait sans doute faire preuve de beaucoup de charme mais aussi de folie. Son accoutrement original questionna Luinil sur ses origines sociales. Ce n'était pas un courtisan comme un autre, peut-être plus un mage ou un clerc défroqué.

Deux prostituées apparurent de chaque côté de l'homme, chacune attachée à un bras.

— Comment tu t'appelles ? Moi c'est Fûma ! Je meurs d'envie de retirer ton masque : tu as l'air sublime.

— Merci...

Si Fumâ se distinguait par un joli carré blond bouclé, sa congénère contrastait par sa tignasse noire et courte. Une frange balayait ses sourcils épais et ses yeux sombres se plissaient malicieusement. Les deux femmes, toutes aussi excitées l'une que l'autre, étaient quasiment nues ; leurs formes discrètes se dessinaient au moindre soulèvement de tissu sans qu'elles ne daignent s'en inquiéter.

— Moi, c'est Lidji, déclara la brune dans un clin d'œil de connivence, celle avec les cheveux roses, c'est Hiné. Entre nous, elle n'est pas très commode, Et la dernière se nomme Nandelly : tu verras, elle va te détester si tu es aussi belle que tu parais.

— Lidji, soupira cette dernière, tu devrais te taire, parfois.

Luinil se pinça les lèvres : elle ne désirait pas se prendre la tête avec des vipères. Seuls les hommes l'intéressaient. Enfin, elle avait d'office écarté Cellint ; elle n'avait aucun faible pour les garçon gras et transpirants, aussi dévoués se montraient-ils. Viroque demeurait un brin trop déjanté pour être séduisant ; elle n'avait que faire d'un bouffon aux apparences de sorcier. Et puis, son prénom ressemblait à la rugosité d'un raclement de gorge.

Elle jeta donc son dévolu sur le fond du salon où devait se trouver les mets de choix. Le premier des trois astres assis était un banquier, comme le prouvait son insigne sur la poitrine. Il devait entretenir Alma et les autres femmes grâce à son rang élevé ou sa fortune considérable. Mais Luinil ne lui trouva pas vraiment d'intérêt. Pas assez athlétique. Elle n'avait pas besoin de s'encombrer d'un rentier bien mou, abruti par ses richesses.

En revanche, les deux autres relevèrent clairement le niveau. De sa démarche chaloupée, Luinil les rejoignit et se glissa entre eux, feintant de s'intéresser au plat qui se trouvait sur la table basse.

— Tu ne nous as pas donné ton nom, fit remarquer l'un.

— Vous pouvez m'appeler Lys, concéda-t-elle avec une fausse contrariété.

— Lys ? Tu n'as pas l'air aussi pure en tout cas. Mais tu ne ressembles pas à une vulgaire pute.

La reine se mordit la joue, peu habituée à ce manque de décence à son égard.

— Je suis Caraks. Peut-être que mon nom te dit quelque chose ?

— Tu es ministre des Relations interraciales.

— Exactement.

L'astre se retint de soupirer ; Caraks lui paraissait charismatique mais entretenir une liaison avec lui serait risqué. Il la reconnaitrait facilement. Et pour l'avoir croisé dans l'hémicycle, elle ne pouvait pas s'étonner de le trouver dans une orgie. Ceci-dit, il pourrait lâcher des informations intéressantes dans ce contexte de trahisons permanentes.

— Tu me sembles cultivée et au fait, continua-t-il en retirant son masque, ne serais-tu pas une femme influente à la cour ?

— J'ai mes contacts, répondit-elle énigmatiquement.

Il glissa son bras autour de sa taille et lui murmura à l'oreille :

— Je serai curieux de te connaitre plus en profondeur, Lys. Tu m'intéresses beaucoup. Je suis étonné de ne pas t'avoir croisée plus tôt.

Luinil se décala légèrement. Caraks était réputé à la cour et au gouvernement pour être un véritable requin. Il cherchait constamment à saisir davantage de pouvoir et plus d'une fois elle avait dû manœuvrer pour freiner ses ambitions dévorantes.

De nature négligé, il se faisait habiller par des stylistes compétents qui rattrapaient son laisser aller. Son visage anguleux ainsi que ses longs cheveux sans éclat lui donnaient un air hostile. Cependant, son sourire moqueur remportait toujours un certain succès et ses épaules larges inspiraient le respect. Une beauté assez particulière se décelait en lui malgré ses vices.

C'était sans doute pour cette raison que les plus jolies femmes de la fête gravitaient autour de lui.

La reine l'ignora un instant pour s'intéresser au dernier convive : il n'avait pas ajouté un mot depuis son arrivée, cloîtré dans ses pensées. Son masque étant peu couvrant, Luinil eut tout le loisir d'observer son visage.

Doté d'une épaisse chevelure qui s'effondrait sur la partie droite de son visage, il feintait le détachement profond. Son côté ténébreux attisa la curiosité de la femme ; sa peau halée ressortait sur ses vêtements simples et son visage dur suffisait à le rendre charismatique. Ses pommettes saillantes comme sa mâchoire marquée apportaient de la virilité à une face sans barbe. Son nez légèrement busqué ainsi que ses iris sombres rappelaient ses mèches noires de corbeau.

Alma apparut pour présenter l'astre :

— Lys, voici Ozanor.

— Il peut se présenter lui-même, j'imagine, lâcha-t-elle d'un ton sec.

La courtisane écarquilla les yeux et s'écarta, comprenant qu'elle ne devait pas intervenir.

Ozanor ne broncha pas, préférant détailler la reine de la tête aux pieds. Peu intimidée par cette inspection, Luinil le laissa se rincer l'œil un moment. Si l'homme montrait peu ses émotions, elle devina sans mal qu'elle était à son goût et qu'elle avait trouvé un partenaire potentiellement intéressant pour la nuit.


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