Chapitre 6
La potion avait déjà été concoctée au retour de la reine. Sans réfléchir davantage, Luinil avait avalé la mixture violette et mousseuse. Il n'était pas question qu'elle hésite.
Comme assuré par la sorcière, aucun effet secondaire ne se manifesta. Pas de pertes ni de douleurs. L'avantage de la sorcellerie...
La souveraine ne préférait pas savoir ce qui était arrivé à son « parasite ». Probablement désintégré.
Plus que jamais, elle désirait quitter Baal Soudak et tourner cette page de son histoire. Oublier pour de bon sa relation avec Morgal. Comment aurait-il réagi s'il avait appris l'existence de l'enfant ? Il ne s'en serait pas réjoui, bien évidemment. Son père, le roi Elaglar, encore moins.
Peu importait. Luinil avait refusé ce destin.
Désormais dans le carrosse avec ses sujets, elle ne parvenait à détacher les mains de son ventre. Une indicible impression de deuil la couvrait. Elle avait enterré sa maternité avec l'existence de son pauvre « parasite ».
En parfait désaccord avec les derniers événements, Handelë se renfermait dans son mutisme et Hyola se retenait de meubler le désagréable silence qui rongeait les passagers.
Quant à Kovitch, il paraissait satisfait, comme s'il venait de cocher la case d'une liste rébarbative.
Plus que jamais, Luinil se sentait seule et mal. La culpabilité se confrontait à la résignation sans épargner son pauvre cœur. Elle n'arrivait pas à se sortir de la tête la scène avec Mérida.
Mais à quoi bon ressasser ? C'était trop tard, désormais. Maintenant qu'elle s'était débarrassée de son propre bébé, elle se l'imaginait dans ses bras. Comment aurait-il été ? Lui aurait-il ressemblé ?
Ces questions auraient dû se poser avant. Et comme les fantômes d'une autre vie, ces images d'une maternité manquée la suivraient pour la fin de sa longue vie, la hanteraient silencieusement, tournant dans son cœur la lame du regret. En vain sa raison tentait-elle de lui rappeler qu'elle avait fait le bon choix, qu'une telle créature n'aurait jamais sa place dans ce monde.
Mais elle restait une femme avant tout, pas seulement la reine d'Arminassë.
Kovitch replaça ses lunettes sur le nez : dans son cabinet enfumé, une lourde senteur de chanvre se propageait. Malgré les effluves, Luinil demeurait droite face au miroir.
— Votre santé est stable, Majesté. Je ne distingue aucune anomalie, désormais. Votre Vala retrouvera sa véritable force d'ici quatre mois.
Quatre mois. Après ça, la Reine Vierge était décidée à partir sur le champ de bataille. Depuis trop longtemps ses hommes combattaient sans elle.
Son physique avait repris sa forme sinueuse d'avant ainsi que sa santé. Les choses rentraient petit à petit dans l'ordre.
Désormais, elle pouvait se tourner entièrement vers l'exercice de son pouvoir. Toute son énergie se concentrait sur son projet de victoire. Il fallait mettre toutes les chances de son côté. Qu'à la fin de cette guerre, elle reste la plus puissante figure monarchique de la dimension.
Avec ça, elle pourrait exercer une pression formidable sur le nouvel ordre interracial.
Abandonnant Kovitch, elle rejoignit son bureau. Là, un ministre l'attendait, divers documents pliés sous le bras. Il s'inclina légèrement à l'arrivée de sa souveraine et posa les dossiers sur la table.
— Majesté, c'est un honneur pour moi que de vous présenter ce projet qui me tient tant à cœur.
Luinil s'assit en face et laissa un domestique lui servir un verre :
— J'espère que vous ne me décevrez pas, Arnil, déclara-t-elle froidement.
Elle ne tolérait plus la médiocrité dans son gouvernement. Si l'homme échouait à sa tâche, il finirait dans la fosse à aratayas. Cette pensée amusa la reine, cela faisait un moment qu'elle n'avait pas assisté à une exécution. Enfin... Quelques jours seulement. Kovitch s'inquiétait de ce goût accentué pour la violence et le sang mais elle s'en moquait bien.
Sûr de lui, Arnil ne semblait pas alarmé par cette perspective. Il déplia certains documents pour exposer des plans complexes.
— Je vois que vous avez travaillé sérieusement sur les nouvelles armes, remarqua Luinil en agitant le vin dans sa coupe.
— Comme demandé par Sa Majesté, répondit calmement le ministre, mes hommes ont su concevoir des installations très innovantes.
— Je vous écoute.
— Nous avons décidé de créer trois pôles. Un concernant les armes mécaniques, un autre les armes valiques et enfin, un porté sur les armes alchimiques. Si nous ne travaillons pas sur ces trois aspects à la fois, notre équipement risque de rencontrer un déséquilibre.
— J'apprécie... Ces arsenaux seront-ils prêts à temps ?
— D'ici un mois, Majesté. Les corporations et les mages s'y consacrent sans relâche.
— Bien...
Voilà qui redonnait le moral à la souveraine. De telles installations lui donneraient l'avantage durant les batailles.
— Avez-vous pensé à propager des épidémies dans les rangs adverses ?
Arnil secoua la tête :
— Je ne suis que ministre des Progrès, Majesté. Le premier conseiller avait d'ailleurs rejeté ce projet.
— Handelë et sa sempiternelle morale... Écoutez Arnil, il ne nous reste que cinq ans avant que les gemmes blanches disparaissent et que la guerre se clôture. Je pense que nous pouvons nous permettre quelques... débordements éthiques pour le bien de notre peuple, ne pensez-vous pas ?
L'astre plissa les yeux avant de s'asseoir. À l'instar de son uniforme gris soigné, son visage bien marqué ne souffrait aucune négligence. Ses mèches noires se tiraient savamment vers l'arrière avant de se recourber dans la nuque. Une barbe de quelques jours lui conférait une certaine noblesse alors que son regard posé scrutait la reine. Il n'était pas effrayé par la nouvelle aura qui se dégageait d'elle.
— Si Sa Majesté requiert mon humble avis, je pense que cette décision a déjà été utilisée par nos ennemis. La lèpre noire et le virangue ne viennent pas de nulle part... Si nous nous montrons plus vertueux que nos adversaires, nous péricliterons.
— Sage propos. Mon conseiller ne s'opposera pas à mes ordres, cette fois-ci. Nos mages ont-ils des sortilèges pour permettre de lourdes contaminations ?
Le ministre hocha simplement la tête :
— À l'heure actuelle, nous pouvons empoisonner les fleuves de tout Lercemen et Olorë. Nous pourrions dessécher les sols de Calca et d'Eressë N'Dor en l'espace d'un mois... Quant aux épidémies, elles pourraient impacter tous les royaumes, le nôtre y compris.
— Il ne faudrait pas que ce genre d'armes se retournent contre nous, il est vrai. Mais travaillez dessus.
— Ce sera fait, Majesté.
Arnil se leva et salua la reine après avoir remballé ses plans.
Elle le regarda s'éclipser avec l'habituelle nonchalance dont il pouvait faire preuve. Luinil appréciait son professionnalisme ainsi que son charisme naturel. Voilà un homme sur lequel elle pouvait compter dans ses plans de domination.
Mais il n'était pas question de lui accorder trop de pouvoir ; inutile de reproduire le cas d'Ilvanar, elle en avait payé suffisamment le prix.
Il suffisait de l'utiliser pour éradiquer les peuples adverses et caresser toujours plus le pouvoir de ses mains. Elle jeta un œil sur ces dernières ; elles étaient couvertes de sang.
Médusée par cette vision macabre, la reine observa sa peau rougie sans chercher à comprendre la provenance du liquide carmin qui dégoulinait désormais sur sa robe. À vrai dire, l'hallucination reflétait que trop bien la réalité.
Ses mains étaient tâchées de sang au sens figuré du terme. Il n'y avait donc rien de surprenant que de contempler l'accomplissement de la symbolique.
Comme pour s'ajouter à la fête, des cris étouffés résonnaient dans sa tête, des hurlements de douleur et de tristesse. Les yeux écarquillés et le souffle coupé, Luinil attendit que le cauchemar prenne fin.
Petit à petit, le sang disparut et les voix s'apaisèrent. Mais elles demeuraient bel et bien présentes en fond. Sans doute le resteraient-elles pour toujours.
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