Chapitre 5
Le bourg entier s'étonna de l'arrivée du convoi. Certes, il n'avait rien d'un attelage royal mais c'était suffisant pour ces humains miséreux.
Sur le pas de leurs portes, ils scrutaient les montures et les soldats mystérieux, lourdement armés.
Le carrosse s'arrêta devant une cabane reculée, aux pieds de l'ancienne forteresse. Une fumée noire et opaque sortait de la cheminée tordue.
Aidée de Handelë, Luinil descendit de sa voiture non sans salir ses chaussures neuves dans la boue.
— Pourquoi vit-elle dans une bauge ! pesta-t-elle.
Les habitants s'offusquèrent mais se gardèrent bien de corriger l'impolitesse.
D'un pas laborieux, Luinil parvint à la porte mitée de la bigote et laissa un garde toquer violemment.
En réponse, le battant s'ouvrit dans un grincement désagréable.
Luinil laissa ses hommes derrière et ne pénétra qu'avec Handelë et Kovitch.
L'intérieur ne se séparait pas de son aspect lugubre, fidèle au folklore des sorcières. Une poussière recouvrait les pots et les étagères branlantes. Les murs de torchis laissaient prendre des cadavres d'animaux séchés ainsi que des plantes aux vertus inconnues. La reine traversa le vestibule et s'aventura dans la pièce à vivre.
Là, Djinévix tissait un panier, entourée de piles de bouquins et manuscrits. Diverses marmites sifflaient sur le feu d'une large cheminée au conduit rétréci.
La décoration du lieu ne pouvait que rappeler la propriétaire.
— Majesté ! s'exclama-t-elle insolemment sans la regarder, je vois que vous n'avez pas perdu de temps !
— Mon cas est assez urgent, Djinévix.
— Ah oui ? Asseyez-vous, je vous en prie.
Luinil s'exécuta, trop fatiguée pour tenir tête. Kovitch la suivit contrairement à Handelë qui ne parut pas accorder confiance dans le bois vermoulu de la pièce.
— La reine est infestée, déclara Kovitch, avez-vous une solution pour elle ?
La sorcière se détacha de sa vannerie avec un sourire énigmatique. Elle attarda longuement son regard sur la reine avant de déclarer :
— Je comprends que vous veniez me voir. Les avortements peuvent êtres fatals lorsqu'une magie particulière n'intervient pas. Heureusement, je sais comment vous sortir de ce mauvais pas.
— Bonne nouvelle, soupira le médecin.
Djinévix leva la main pour l'interrompre :
— Un instant ! Je veux connaître tous les détails. Sans cela, le sort n'interviendra pas.
— Comment ça ? s'insurgea Luinil.
Elle n'avait clairement pas envie de raconter toute la vérité devant ces deux hommes.
Elle se leva et toisa la bigote avec mépris :
— Tu n'as pas besoin de savoir.
En retour, l'Entité quitta son tabouret et fit face à la reine :
— Tu as suffisamment joué la cachottière, ma jolie. Te voilà avec un polichinelle dans le tiroir et si tu veux que je le supprime, il va falloir coopérer.
La gifle partit d'elle-même et la femme brune cogna le mur avant que Luinil ne l'attrape par les dreadlocks.
— Je pense que tu vas surtout m'obéir cette fois-ci. J'en ai assez que tu te joues de moi !
Kovitch recula lorsque des perturbations valiques troublèrent l'atmosphère. Il ignorait totalement qui était leur hôte mais il devinait bien qu'un combat entre les deux se solderait par un véritable cataclysme.
Heureusement, Handelë, qui s'était montré étrangement silencieux depuis l'arrivée à Baal Soudak, les sépara brusquement de son bâton astral.
— Ça suffit !
Luinil s'écarta non sans incendier sa rivale du regard.
Quant à Djinévix, elle remit vainement de l'ordre dans sa tignasse sale et déclara :
— C'est comme tu veux...
La reine prit une longue inspiration et calma ses nerfs avec toute la volonté qu'il lui restait. À cet instant, elle eut volontiers jeté son corset et sa robe pour respirer convenablement.
Vaincue, elle prit place à un banc de table et laissa l'Entité s'asseoir de l'autre côté de la surface.
Mal à l'aise, Kovitch salua sa maîtresse et prétexta une allergie à la fumée pour sortir de l'espace exigu.
— Tu sais ce qu'il s'est passé, murmura Luinil sans détacher son regard de ses genoux, pourquoi veux-tu me tourmenter ?
Handelë croisa les bras sur sa poitrine et s'adossa au mur irrégulier de la pièce. La proximité de sa souveraine avec la sorcière le surprenait beaucoup mais aussi préféra-t-il observer la scène.
Djinévix secoua la tête en mimant le désespoir et posa sur la table une lourde caisse de bois. Elle fit basculer le couvercle pour découvrir un intérieur compartimenté où se rangeaient des dizaines de petites fioles aux inscriptions peu lisibles.
— Je te propose de le désintégrer, ajouta-t-elle en fouillant dans sa collection, ce sera sans danger pour toi.
Le conseiller se décolla du mur et lâcha :
— Nous parlons d'un enfant, sorcière ! Comment pouvez-vous en parler si aisément ?
La concernée haussa les épaules sans prendre la mouche :
— C'est une créature comme une autre, non ?
Luinil intervint :
— Handelë, je vous remercie mais vous n'avez pas votre mot à dire ! Je me passerai de vos commentaires, cette fois-ci.
— Vous n'avez même pas réfléchi à ce que vous alliez faire ! se révolta-t-il, c'est affreux. Vous allez tuer votre propre bébé, Majesté !
La face de la reine blanchit mais aucun son ne sortit de ses lèvres pincées. Djinévix ricana sur son siège et remarqua :
— Et que sait un vieil astre sur ces choses, mmh ? Laissez-nous gérer la situation.
Handelë grimaça mais baissa la tête, acceptant la volonté de sa supérieure. Satisfaite, Luinil replongea ses yeux verts dans ceux de la bigote :
— Combien de temps vous faudra-t-il pour la préparation ?
— Raconte-moi ton histoire, ma jolie. C'est en sachant tous les détails que je saurai quel ingrédient utiliser.
L'astre serra les poings, mais sans doute n'échapperait-elle pas à la sentence. Elle souffla et commença :
— L'ambassade était parvenue à se clôturer sous de bons hospices, sans doute trop bons pour que le prince ne s'en satisfit. Il était contre l'idée d'un ordre supérieur interracial.
— Il aurait pourtant eu l'occasion de te nuire bien avant, souligna l'Entité en parcourant le dessus des fioles de ses doigts.
— Il ourdissait probablement son meurtre et ma présence auprès de lui, lui permettait de mieux m'analyser.
— Mais il t'aimait, non ?
Les lèvres rouges de la reine se retroussèrent hostilement :
— Cet homme était un psychopathe, un déséquilibré qui a abusé de moi. Il n'a jamais eu la capacité d'aimer.
— Il t'a pourtant sauvé la vie maintes fois.
— Pour me violer par la suite !
Djinévix se mordit les joues et glissa ses mains dans son large collier de breloques :
— Ne me mens pas, ma chérie, ma préparation risquerait d'en pâtir.
Le regard de Luinil se fit soudain fuyant. Devait-elle réellement admettre toute la vérité ? D'admettre sa plus honteuse faiblesse ? C'était sans doute le prix à payer ; l'Entité se nourrissait de son désarroi et son déshonneur.
— Il est possible que je l'aie convoqué, ce soir-là.
À son tour, Handelë devint livide, choqué.
— Continue... sourit Djinévix.
— Je... Nous avons parlé... Et il est possible que je lui aie demandé de rester.
— Quoi ? murmura Handelë sans comprendre le récit.
La bigote se réinstalla et siffla sournoisement :
— Donc tu lui as offert ta virginité sans remord ? Quelle petite coquine tu fais ! J'en déduis qu'il a apprécié s'il t'a ensemencée au point de te faire un chiard.
Luinil rougit et se raidit, ne sachant plus où se mettre. Elle n'avait pas passé un mauvais moment avec Morgal, c'était certain. D'un coup, son agresseur se transformait en un séduisant et très entreprenant partenaire.
Elle secoua la tête pour revenir à une réalité un peu plus triviale. Elle n'était pas une ridicule courtisane à soupirer après un amant disparu. Encore moins lorsque ce dernier avait profité d'elle pour passer un bon moment et la laisser avec un rejeton indésiré.
L'Entité lui demanda d'un signe du menton de continuer. Luinil se racla la gorge et raconta son expérience avec le prince. Djinévix semblait s'en délecter, aussi son interlocutrice ressentit un malaise indicible : elle avait encore l'impression d'être un pion sur un vaste échiquier et qu'elle obéissait à un plan qui la dépassait.
La sorcière avait-elle prévu l'accident ? Elle n'en doutait guère.
— Morgal a endormi ma méfiance jusqu'au bout, avoua la reine honteusement, et le matin, il m'a empoisonnée pour fuir avec des documents secrets.
— Il aurait pu t'égorger comme il l'a fait pour notre brave Lagordus. Mais sans doute son amour pour toi l'a-t-il retenu.
— Ne canonise pas cet être abject.
— Un être abject que tu as invité dans ton lit pour qu'il te défouraille.
— Djinévix !
— Je ne fais que dire la vérité ! Tu as roucoulé toute l'ambassade avec lui et maintenant tu viens te plaindre. Tu savais que le prince des Falaises Sanglantes ne faisait pas dans la dentelle ! C'est un elfe ! Cette race ne sait que tromper.
L'astre commençait à se sentir mal. La culpabilité l'abattait et la bigote continuait de l'enfoncer. Sa poitrine engoncée éclatait dans son corset et elle ne rêvait que de le jeter dans le premier fossé.
— Majesté, coupa froidement Handelë, je crois que cette conversation a assez duré.
— Cessez de m'accabler pour une fois !
— Et vous songez un peu à assumer les conséquences de vos actes !
Cette fois-ci, la rage se lisait dans le regard du conseiller. Son visage déjà ridé se déforma de colère :
— Vous n'avez même pas repoussé cet homme ! Vous avez sciemment donné votre corps à votre pire ennemi. Et maintenant, vous voulez tuer votre enfant pour vous dédouaner d'une telle trahison et d'une telle déchéance !
Voir une telle déception mêlée à une si grande incompréhension heurta le cœur de la reine. Mais cela ne dura que quelques secondes. Son orgueil reprit le dessus, refusant la critique.
— Très bien, j'en ai assez de vous tous...
Sur ce, elle se leva et quitta la pièce. L'air extérieur lui fit le plus grand bien. Un vent frais vint souffler dans les mèches de son chignon lâche.
Un simple regard vers le bas lui indiqua que ses souliers de vair ne seraient pas récupérés. Tant pis. D'un geste, elle congédia sa garde et s'avança seule vers la lisière. Du haut de la colline, elle pouvait contempler le triste bourg de Baal Soudak. Instinctivement, elle referma son manteau et s'avança jusqu'à un cours d'eau, coulant entre deux tours en ruines. L'eau fraiche rafraichirait son front fiévreux.
Épuisée, Luinil s'affala sur une épaisse touffe d'herbe et retira le haut de sa robe pour dégrafer son corset. Enfin elle respira convenablement ; une douce brise glissa sur sa peau nue avant de jouer dans ses quelques mèches défaites. La mélodie du ruisseau calma ses angoisses mais ses pensées ne cessaient de s'agiter sans fin. Sa folie la tourmentait toujours sans non plus s'implanter définitivement en elle.
Le combat la terrassait et les espoirs pour vaincre la démence s'amenuisaient avec le temps.
Instinctivement elle plongea sa main dans l'eau glacée comme si ce contact la réveillerait de ce triste songe...
— Madame ?
Luinil se retourna lentement pour incendier l'intruse. Une villageoise assez massive l'observait avec inquiétude, un sac de jute en bandoulière. Avec son visage aux joues tombantes et la saleté qui s'accumulait, elle contrastait fortement avec l'apparence de la reine.
Cette dernière, à moitié vêtue, ressemblait davantage à une nymphe ou une déesse égarée.
L'inconnue demeura mouchée quelques instants par la perfection qui se dégageait de l'astre.
— Avez-vous besoin d'aide, Madame ? demanda-t-elle chaleureusement.
Luinil secoua la tête sans répondre. Dans le dos de la villageoise, un nourrisson dormait, confortablement installé dans une écharpe.
— Vous n'êtes pas humaine, n'est-ce pas ? Vous êtes venue avec le convoi astral ?
— En effet, murmura la reine.
Le visage de la femme se crispa et sa voix se fit tremblante :
— Vous venez réimposer votre joug sur Baal Soudak ?
Luinil soupira :
— Non, vous resterez tranquilles encore longtemps... Je suis là pour d'autres affaires.
L'humaine observa un moment son interlocutrice avant d'ajouter :
— Vous êtes enceinte ? Je pensais que ce n'était pas possible pour votre race.
— Je le pensais aussi.
— Je m'appelle Marida... Vous semblez perdue, Madame. Peut-être puis-je vous aider ?
Sans même prendre la peine de remonter sa robe, Luinil demanda :
— Qu'est-ce que ça fait ? Qu'est-ce que ça fait d'en avoir un ?
Marida vint s'asseoir près de sa nouvelle compagne et haussa les épaules :
— Je ne me pose pas la question. J'ai donné la vie, c'est tout.
— Vous regrettez ?
— Bien sûr que non ! Mon mari et moi attendions cet enfant depuis quelques années !
Devant l'excitation soudaine de sa mère, le nourrisson se réveilla et commença à vagir. L'humaine le dégagea de l'écharpe et entrouvrit son corsage pour lui donner le sein.
Gênée, Luinil refusa de la regarder, elle et son enfant. Ce n'était pas un futur qui l'attendait. Elle ne voulait pas projeter dans son esprit cette possibilité. Elle était la Reine Vierge, destinée à soumettre la Dimension sous son emprise. Allaiter serait sans doute la dernière chose qu'elle ferait. Aucun mari aimant ne l'attendait. Elle était seule et le resterait.
Pourtant, la vue du bébé tira une corde sensible dans son âme : est-ce que son « parasite » lui ressemblerait ? Aurait-elle la même affection pour lui ? Serait-il aussi mignon ?
Que des questions qui n'avaient pas lieu d'être.
À quoi bon se flageller sur un avenir qui n'arriverait jamais ?
— En tout cas, félicitations pour votre enfant, sourit Marida, vous avez de la chance d'avoir pu concevoir.
— Merci...
— Peut-être feriez-vous mieux de vous vêtir... Ce n'est guère convenable dans une contrée humaine.
Elle releva machinalement sa robe et décida de rejoindre Djinévix. Cette conversation avait assez duré. Elle salua hâtivement Marida et la laissa nourrir son enfant.
Plus que tout, elle désirait s'éloigner de cette image, reflet d'un futur hypothétique qu'elle ne caressera jamais.
Car sa décision avait déjà été prise et ce ne sera jamais une villageoise qui lui fera changer d'avis.
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