Chapitre 48
Handelë referma le registre d'un geste sec. En fin de compte, la reine avait pu revenir sur sa décision concernant l'esclavage.
Bien que la mort de Caraks ait provoqué quelques tumultes au Conseil, Luinil parvint à reprendre les rênes du gouvernement et à resserrer les mesures autour de sa dictature. Sans doute cette rigueur était-elle les conséquences de son aventure auprès d'Ozanor. Elle avait manqué de fermeté dans cette relation et en avait payé le prix au point où son autorité royale en était venue à être remise en question.
Aussi décida-t-elle de ne plus laisser la place à ce genre de marché douteux. Les hommes n'auraient d'autre rôles que de s'incliner devant elle et exécuter ses moindres ordres, ses moindres volontés.
Alors qu'elle sortait de la salle du trône, Luinil emprunta un autre chemin et gagna l'atelier d'Ably, la peintre officielle de la couronne. L'astre se tenait sur des échafaudages, la palette et le couteau en main. L'immense toile avait été suspendue au mur et l'artiste restaurait la déchirure avec un talent certain.
Le soleil du soir inondait l'atelier, apportant une douce chaleur aux lieux.
— Majesté, salua Ably sans se retourner, quel honneur que vous vous déplaciez chez une pauvre artisane de mon espèce.
Elle avait toujours manqué de respect auprès de la souveraine, vestige de sa vie antérieure dans les bas quartiers de la capitale, aussi Luinil ne releva pas l'impolitesse.
— Tu es sévère, je viens souvent observer ton travail.
— Oui, surtout lorsque je repeins le visage de votre ambassadeur préféré... ou détesté, je ne sais pas trop...
Luinil croisa les bras :
— Comment ça ?
— Je vous ai vu à la fête du Solstice, à son bras.
— Les elfes sont plus difficiles à convaincre que les autres...
— Je vois. Vous savez que le peuple voit d'un mauvais l'alliance avec les royaumes elfiques de Calca ?
— Je comprends cette réticence, je la partage.
Ably sourit amèrement et reporta sa concentration sur la toile.
— Votre tableau sera bientôt neuf, Majesté.
— Laisse la marque de la déchirure.
— Pourquoi donc ?
— Parce que ta reine te le demande.
Ces mots étant dits, elle tourna les talons. La peinture serait exposée dans son palais. Elle ne préférait pas que le visage du prince des Falaises Sanglantes toise sa cour avec tant de suffisance.
Le prince Morgal... Elle imagina ses derniers instants au-delà du lac gelé. Avait-il eu le temps de souffrir lorsque les aratayas l'avaient dévoré ? Luinil assistait à suffisamment d'exécution publique pour savoir comment ses reptiles procédaient lors de la mise à mort.
Quoiqu'il en soit, il n'était rien resté du cadavre à part de longue trainées rouges dans la neige.
Une pensée la taraudait : qu'adviendrait-il si Féathor apprenait la réelle identité de son géniteur ? Sa mère lui avait menti en lui faisant croire à un brave chevalier semblable à l'épéiste Lagordus. La vérité risquait de bien moins lui plaire. Il lui en voudrait certainement amèrement. Exprimerait-il du regret quant au sort macabre de son père ?
D'un autre côté, elle ne pouvait s'empêcher de penser la réaction de l'elfe à l'annonce de l'existence de l'enfant. Il ne s'était jamais montré très loquace quant à ses projets de mariage avec la princesse Selnar, fille du roi Vilnius, mais c'était avec elle qu'il aurait dû s'accoupler. Féathor était le fils de deux Réceptacles, Morgal l'aurait très probablement supprimé pour éviter un châtiment divin, surtout qu'il avait été le bras droit du roi Nahôm, roi des Réceptacles. Cet étrange souverain appliquait les règles à la lettre et n'aurait toléré cet écart.
La reine était soulagée que le prince ne soit plus. Même si ce n'était pas comparable avec Othélio, elle savait que si Morgal était encore en vie, une partie d'elle n'aurait pas déprécié à le retrouver dans des circonstances peu belliqueuses.
C'est ce qu'un mage de la capitale appelait « le sceau des elfes » et qui concernait majoritairement les astres d'Atalantë qui s'étaient accrochés à leurs esclaves aux oreilles pointues.
— « Je devrais peut-être le consulter un jour », maugréa-t-elle.
Le souvenir persistait encore en son cœur et en sa chair et son fils n'améliorait pas l'affaire. Même si elle s'était empressée de lui redonner sa potion pour camoufler les origines calciennes, la ressemblance demeurait frappante. Avec un peu de chance, son enfant ne prendrait pas le même chemin que son père. Mais celui de sa mère était-il tant préférable ?
— Je te trouve bien songeuse, ma chérie.
Luinil sursauta devant la téléportation soudaine de Djinévix :
— Attends que je sois dans mes appartements avant d'apparaitre ! chuchota-t-elle sans masquer son irritation.
— C'est comme ça que tu me remercies ? Je te rappelle que c'est l'heure de ton entrainement et que le bouledogue qui te sert de maître d'armes a investi le poste.
— Parle mieux de Kaliss.
— Sans moi, tu serais encore dans la couche d'Ozanor à te faire soulever, ma belle.
L'astre jeta un regard dans son couloir privé pour vérifier qu'aucun domestique ne pouvait l'entendre.
— Je suppose que c'est grâce à toi que je suis là, aujourd'hui.
— Exactement !
— Merci de m'avoir donné la Gemme Blanche, elle m'a sortie d'un bien mauvais pas. Quant au conseil de téléportation... Je maîtrise encore fort mal mes pouvoirs de Réceptacle.
— Pourtant, tu fais des ravages dès que tu y recours. Où est ce brave Berserk ?
La reine grimaça en repensant à son partenaire :
— En prison. J'ai mis les meilleurs mages d'Arminassë sur son cas pour l'empêcher d'user de son Vala démoniaque.
La sorcière s'offusqua à ces mots :
— Ce n'est pas parce que nous parlons d'Entité du Passé qu'il s'agit de démon ! Regarde-moi, ai-je l'air d'un spectre malfaisant ?
Un léger sourire se dessina sur les lèvres rouges de l'astre :
— Pour être honnête, oui. Tu es affreuse.
— C'est injuste, tu n'as aucun défaut physique, toi. Même si je trouve que tu es bien plus grasse depuis ta grossesse.
— Tu veux que je t'écorche ? J'ignore toujours pourquoi mais tu voulais que ça advienne. Tu es responsable de la naissance de Féathor.
— Bah tiens. Ce n'est pas moi qui ai écarté tes cuisses pour y mettre la semence du prince.
— Ah ça va ! Je me demande ce que tu lui susurrais à l'oreille lorsque tu le hantais, de la même manière que moi.
— Je ne divulgue jamais mes conversations secrètes.
Luinil soupira et reprit doucement le chemin de ses appartements, suivies de son terrible ange gardien. Elle hésita un instant avant de demander :
— Que pensait-il de moi ?
— Qui ça, Morgal ?
— À ton avis ?
— Il ne m'a jamais parlé de ses sentiments pour toi, ma jolie. Il me répétait plutôt qu'il voulait te voir morte. Mais tu sais comme moi que son attirance pour toi était sincère. Il se haïssait d'éprouver ça mais il faut croire que ton sourire enjôleur et ton royal fessier ont eu raison de ses bonnes résolutions.
Elle fronça les sourcils pour lui ordonner de taire ces propos déplacés. De son côté, Djinévix ne se départait pas de son sourire mesquin qui exposait ses dents noircies. Depuis le début, elle incarnait le chantre de cette farce, de cette comédie macabre.
— Peu importe, conclut Luinil, je suis la Reine Vierge, l'amour ne m'est pas destiné. Je suis plutôt maudite en la matière !
— Tu aurais pu accepter l'amour de Lagordus plutôt que celui du prince et du Berserk.
— C'eut été préférable, en effet. Et finalement, même Ozanor n'a pas eu l'honneur d'être mon amant.
— Oui, tu préfères les frimousses blondes avec des oreilles pointues et des dents crochues.
— Djinévix...
— Et comment se porte le gamin ?
— Le bourgmestre de Doulam veille sur lui. J'espère qu'il se remettra, c'est un bon garçon. J'ai hâte qu'il grandisse et qu'il me rejoigne une bonne fois pour toute à Arminassë.
— Moi aussi ! Il fera des ravages à la cour, beau comme il sera !
— Ah non ! Pas question qu'il soit jeté à la convoitise de tous ces pervers !
Djinévix haussa fatalement les épaules et secoua ses bijoux accrochés à ses dreadlocks :
— Son père est un elfe splendide et sa mère est la plus belle femme de cet Âge. On ne pouvait trouver meilleur croisement pour créer une telle merveille.
Perdant patience, Luinil fit volteface et saisit le cou squelettique de l'Entité avant de la plaquer violemment contre un panneau de bois :
— Je sais que tu as des projets pour mon fils, Djinévix. Toutefois, je veillerai à ce que tu restes loin de lui, je ne compte pas à ce qu'il devienne une énième marionnette de ton spectacle.
— Je ne suis que la main du destin, articula-t-elle difficilement.
Luinil plissa ses grands yeux fardés et la lâcha :
— Disparais. Kaliss m'attend.
Djinévix ricana et se téléporta, loin, au-delà de Fanyarë et de la mer d'Encre. Quand reviendrait-elle hanter les pas de la reine d'Arminassë ? Sans doute bien assez tôt.
Car après tout, elle tenait à ce que les chemins de ses deux favoris se recroisent. Comme elle l'assurait précédemment, les fils du destin emmêlaient le futur de la reine et du prince.
Un jour, les Dimensions brûleraient des conséquences de leurs unions.
Fin
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