Chapitre 41
La présence de son ami n'arrangeait absolument pas Othélio. Le Salon s'annonçait pour demain et les préparatifs battaient leur plein. Dans tout ce désordre, il avait dû confiner le garçon dans sa suite privée, loin des regards indiscrets.
Le marchand d'art s'inquiétait pour cette étrange petite créature. Féathor ne mangeait qu'à peine et ne dormait guère plus. De temps à autre, il chantonnait quelques chansons humaines ou passait la journée à griffonner sur des papiers.
Assis à son bureau, l'astre le regardait avec une certaine compassion. Jamais il n'aurait voulu infliger cela à cet enfant innocent.
— Tu ne veux pas de gratin de légumes ? insista-t-il.
Féathor secoua la tête et vint se pencher à la fenêtre pour observer silencieusement les toits d'Arminassë.
— C'est une belle ville, n'est-ce pas ? Les monuments ne sont-ils pas magnifiques ?
Le gamin hocha la tête et murmura :
— Où vit Maman ?
— Dans le palais, sur la butte.
— Emmenez-moi à elle.
Othélio posa sa plume ; c'était bien inédit que le fils de Luinil enchaîne plus de deux phrases.
— Je ne peux pas, mon ami risquerait de subir la colère de ta mère.
— Ce sera bien fait.
Cette fois-ci, Féathor regarda Othélio droit dans les yeux et déclara avec une froide simplicité :
— J'espère que Maman lui ouvrira le crâne pour répandre sa cervelle. Mais avant, on lui retirera la peau et on le plongera dans une marmite d'huile bouillante.
Un sourire nerveux déforma le visage basané de l'astre d'Atalantë. Il avait déjà croisé ce genre de comportement glacial. Les elfes en étaient maîtres. Déjà, les atavismes se manifestaient. Féathor suivrait son père dans un long chemin sanglant. Même ses petites oreilles rondes finissaient par pointer farouchement, libérées des potions de dissimulation.
— J'espère que tu seras plus tolérant avec moi.
L'enfant haussa les épaules et se réintéressa à la vue :
— Vous êtes gentils. Mais vous me retenez ici et vous refusez d'appeler Maman.
L'infortuné geôlier se mordit les joues ; il avait choisi de soutenir son ami. Mais Ozanor n'était que l'ombre de lui-même. À la suite d'une courte convalescence, il avait décidé de fomenter une nouvelle rencontre avec la reine. Luinil l'obsédait, elle monopolisait ses moindres pensées, animait tous ses gestes. La savoir à sa merci lui donnait des vertiges et il en venait à repousser la prochaine entrevue.
Othélio avait bien deviné qu'il était responsable de la mort du ministre des Affaires interraciales. Si Lys était officiellement la responsable, les doutes à la cour demeuraient. Pourquoi une inconnue aurait éliminé un politicien ? Cela ressemblait davantage à une escarmouche pour cause de jalousie.
En attendant, Ozanor demeurait toujours à l'Ilcalmë, prenant le risque de dévoiler l'emplacement de Féathor.
Tout cela n'annonçait rien de bon pour le Salon alors que le vernissage avait lieu le soir même. La Reine Vierge pouvait à tout moment se déplacer pour l'événement, après tout, ce ne serait pas la première fois qu'elle se manifeste dans le cadre culturel de son royaume.
Mais ce qui occupait le plus l'esprit de l'organisateur était l'arrivée des marchands elfes.
Dans ses mains, la réponse de Davyan était nette et précise ; il se joindrait au Salon. Il demeurait très succinct dans le contenu de son pli et sa formulation restait d'une politesse distante. Othélio savait ce que risquait son ancien amant si ses semblables découvraient ses écarts moraux. Malheureusement, Ozanor lui jetterait encore des bâtons dans les roues puisqu'il avait toujours désapprouvé leur relation.
Des images brumeuses de la chute d'Atalantë lui parvenaient. L'elfe l'avait torturé, sans doute pour prouver son innocence auprès de ses semblables.
Une triste époque de sa vie dont les souvenirs s'étiolaient, comme pour le protéger d'un traumatisme plus grand que celui déjà enduré. Ozanor tâchait de lui rappeler l'implication de son ancien amant dans l'affaire, insistant sur la violence des blessures infligées et prédisait des retrouvailles sanglantes.
Mais Othélio se moquait des avertissements de son ami. Ce dernier était mal placé pour lui dicter comment vivre sa relation avec Davyan et il profiterait de l'occasion pour renouer avec lui.
En attendant, Féathor devait rester sagement cloîtré ici. Ozanor devait quitter les lieux. Othélio engageait non seulement sa position sociale et économique dans cet événement mais aussi l'importance de ses sentiments.
Mettant fin à ces réflexions, le marchand d'esclaves s'invita dans la suite de son ami.
— Ozanor, soupira le propriétaire des lieux, tu m'avais promis de ne pas laisser le garçon plus de deux jours chez moi.
Il hocha la tête sans prendre en considération la remarque et s'avança vers l'enfant, toujours accoudé à la balustrade en fer forgé.
Féathor gratifia l'astre d'un regard noir. L'antipathie était palpable.
Cet air incendiaire n'impacta pas Ozanor qui saisit les joues de l'enfant entre ses doigts comme pour mieux le jauger :
— Je vois que tu refuses autant de manger que de te laver. Je souhaiterais que tu sois présentable ce soir.
Cette déclaration éveilla des soupçons chez Othélio :
— Tu ne penses pas à le vendre, Ozanor ?
— Et pourquoi pas ? Lordan et Kabar seront là ce soir pour ta réception. Je compte leur présenter Féathor. Regarde-le : c'est une créature totalement unique. Il deviendra magnifique à l'âge adulte.
Othélio se leva de son siège et rejoignit son ami :
— Tu n'as aucune compassion pour lui ? Il ne mérite pas ce sort.
— Il n'aurait même pas dû exister... Et puis, je n'aime pas cette mine moralisatrice, Othélio. Toi aussi tu achetais de jolis esclaves pour ta consommation personnelle.
— J'ai arrêté avant la chute d'Atalantë et je regrette. Tu devrais prendre conscience du mal que tu infliges à tous ces hommes et femmes que tu vends au plus offrant.
— Tes paroles sont noyées de naïveté et d'idéologie. Personne n'est innocent. Et tu devrais te réjouir de ce prochain contrat ; Féathor ne sera plus un danger pour toi.
Le gamin se dégagea de la poigne de l'homme et lui mordit sauvagement la main avant de se plaquer contre le mur en signe de défense.
Ozanor poussa un cri de rage et leva le poing pour frapper le petit impertinent. Un éclair de lucidité l'arrêta ; l'enfant pouvait décéder à la suite d'un coup trop violent ou au mieux s'en sortir avec de sévères marques.
— Tu as de la chance que je veuille te vendre à bon prix, petite peste. Après tout, tu paieras suffisamment une fois que tu rentreras dans un sérail.
Sur ces mots, il décida de quitter les appartements, laissant Othélio choqué par la scène.
— Demande à tes serviteurs de lui faire prendre un bain, lança Ozanor en disparaissant dans le couloir.
Il devait désormais s'occuper du cas de la Reine Vierge. Cette femme sulfureuse avait plutôt bien réussi à l'embobiner par d'agréables caresses et l'usage de ses charmes. Elle n'avait même pas eu à se déshabiller entièrement ou à écarter les cuisses. Parfois, il arrive que le cambrioleur s'empare d'un trésor tellement flamboyant, qu'il en est aveuglé et préfère se détourner de peur de se brûler les yeux.
Luinil s'était retirée loin de la cour. Depuis le décès de Caraks, elle peinait à trouver un instant pour elle car le gouvernement entier était en ébullition. Bien sûr, il était impensable d'inculper Ozanor pour l'instant.
Mais désormais, elle arrivait à s'isoler pour lancer ses sortilèges. La magie l'aiderait à retrouver l'emplacement de son fils. Dans sa longue robe de dentelle noire, elle s'agenouilla sur le sol où des cercles imbriqués et des pentacles avaient été tracés au charbon. Une à une, ses paumes nues se posèrent comme pour l'aider à rentrer en contact avec le monde invisible.
L'aura de Féathor demeurait particulièrement reconnaissable et elle aurait pu déceler sa présence dans toute la Dimension. Seulement, si le marchand d'esclaves avait eu le bon sens de le cacher dans une zone où la densité de la population était importante, la tâche s'en trouvait bien plus complexe car l'aura, aussi unique soit-elle, se noyait parmi les autres.
Luinil inspira longuement et crispa ses doigts sur les dalles dessinées. Une ride de concentration marqua son front alors que ses yeux, dissimulés sous ses paupières fardées, cherchaient au-delà des frontières du visible.
Les indices qu'elle relevait indiquaient la même localisation : Arminassë. Son fils se trouvait dans un périmètre réduit du sien, au plus à quelques lieues d'elle. Son cœur accéléra en sentant la frustration monter ; si près d'elle, il demeurait caché. La plaie qui ouvrait son âme se déchira encore face à cette affliction qui s'éternisait et son ventre se tordait de douleur. Sa raison trébuchait lorsque cela concernait Féathor. Comme une bête folle, elle tentait vainement de se raccrocher à quelque certitude, dans l'espoir de revoir son enfant tant chéri sain et sauf.
Alma intervint dans le rituel et brisa la bulle onirique qui s'était formée.
La reine releva la tête dans un mouvement vif, piquée par cette intrusion.
— Je crois que tu souhaiterais parler à quelqu'un, expliqua son amie, sans craindre le courroux de la souveraine.
La courtisane avait suivi les tribulations de son amie royale aussi avait-elle décidé de la soutenir. En revanche, les deux astres brunes continuaient à entretenir une relation complexe où se mêlaient jalousie, mépris et affection.
Luinil se redressa et quitta la pièce avant de se retrouver, nez-à-nez avec une petite femme à l'abondante chevelure noire. Deux oreilles couvertes d'un pelage sombre pointaient sur le haut de son crâne et une longue queue noire de panthère caressait le sol.
L'étonnement se lut sur le visage de la reine, cherchant la raison de cette étrange visite.
— Majesté, salua la cathors avec respect, excusez cette intervention inopinée dans votre emploi du temps. Je m'appelle Rovenna et je pense que vous aurez à cœur d'entendre mes propos.
Luinil croisa les bras sur son corset de cuir et lâcha :
— Je t'écoute, Rovenna.
— Je sais où est retenu votre fils.
Le visage de la mère blêmit. D'un geste de la tête, elle l'invita à continuer :
— Votre colère envers moi serait juste puisque j'accompagnais Ozanor lorsqu'il a enlevé votre garçon.
Les pupilles de Luinil se rétrécirent et un rictus retroussa sa lèvre supérieure dans une tentative de maîtrise émotionnelle.
— J'ignorais l'existence de votre enfant, continua Rovenna, et j'ai été désemparée lorsqu'Ozanor est revenu avec. Viroque et moi ne savions que faire et nous craignions les conséquences d'un tel acte.
— En effet...
La voix de la reine était descendue de plusieurs octaves et ses épaules rentrées comme ses longs cils ombrageux commençaient à prendre une allure hostile.
— J'ai donc décidé de venir vous révéler ce que je savais. Je n'arrive pas à vivre avec un secret aussi sombre sur la conscience.
— Où est mon fils ?
— À l'Ilcalmë, chez le marchand d'art Othélio.
Luinil garda le silence ; c'était un choix judicieux de dissimuler Féathor là-bas puisque l'astre d'Atalantë avait coutume de recevoir des membres d'autres races. Ce choix permettait de troubler les recherches par la présence d'autres Valas singuliers.
— J'y suis invitée par Fendrell, pour le vernissage de ce soir, murmura Alma.
— J'avais décliné ma venue, se rappela la reine, mais rien ne m'empêche de changer d'avis au dernier instant.
— C'est vrai, après tout, les désirs d'une reine à la tête d'une dictature ne sont guère discutables.
— Alma...
— C'était trop tentant.
Luinil secoua la tête pour se débarrasser des inepties de son ami et appela ses gardes :
— Conduisez Rovenna loin de la cour et ne la laissez pas communiquer avec quiconque. J'aviserai son sort plus tard.
— Majesté, glapit la cathors, je vous ai donné la réponse à vos...
Elle ne put finir sa phrase car sa voix mourut instantanément dans sa gorge. La reine l'observait sans ciller, le poing se refermant dans la concrétisation d'un nouveau sortilège cruel.
— Tu m'as bien aidée, Rovenna, c'est pour cela que je t'épargne jusqu'à nouvel ordre. Tu as tout de même participé à l'enlèvement de mon plus grand trésor ; je ne souhaiterais pas que tu parles trop.
La journaliste tenta d'articuler quelques syllabes, mais sans succès ; l'astre lui avait bel et bien ôté les cordes vocales.
Alma grimaça, remerciant le Créateur de ne pas avoir subi tel châtiment par le passé.
— Bien ! conclut Luinil d'un ton plus léger, je dois me préparer pour le vernissage. Le jeu sera serré mais notre cher Ozanor ne doit pas entraver mon fils plus longtemps.
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