Chapitre 32

Ozanor s'écroula sur sa couchette dans un râle de douleur. Son comparse tira un fauteuil pour s'asseoir à son chevet.

— Ozanor, tu es l'astre le plus stupide que je n'ai jamais rencontré, déclara-t-il en croisant les bras sur son large torse.

Dehors la tempête ne désamplifiait pas.

— Je devais me débarrasser de ce type. Il m'avait reconnu.

Arquen soupira :

— Nous finissons toujours par payer nos actes, l'ami. Tu as vendu le pire des elfes de Calca et maintenant, il te suivra jusqu'à ce que tu ne sois qu'un tas de cendres.

Une perspective bien optimiste.

— Réjouissant... Je n'aurais jamais dû quitter Arminassë. Me voilà avec un sursis peu agréable.

— Caraks voulait se débarrasser de lui aussi ?

— Oui, Dorgon le gênait, apparemment.

— Ce vieux requin est contre une alliance entre les Fëalocen et les astres d'Arminassë.

Ozanor pouffa. La souffrance accompagna aussitôt son hoquet ironique :

— Qui voudrait de cette alliance à part toi ?

L'hybride plissa les yeux ; sa jovialité habituelle était loin et son visage d'une virilité chaleureuse s'était, cette fois-ci, couvert d'un masque menaçant.

— Ne t'intéresse pas à la politique, ce n'est pas ton domaine.

— C'est sûr... maintenant, Dorgon me poursuivra...

Arquen acquiesça sans une once d'empathie :

— Tu dois assumer. Et puis je ne te plaindrai pas ; tu as fait du mal à ma petite Oryana.

— Elle n'a pas la moindre égratignure ! argua Ozanor.

— Et son honneur ?

— Indemne, si ça te préoccupe tant. Je n'ai pas eu le temps de la faire mienne, son enragé de mari est intervenu avant.

— Il avait de belles raisons d'être en colère...

Le blessé haussa les épaules et frôla ses plaies comme pour en minimiser la douleur :

— Ne joue pas le moralisateur. Nous avons tous déjà soumis une femme.

— Parle pour toi.

— Ou un homme, je n'en sais rien. Tu restes bien aux côtés du prince Morgal. Tu es peut-être sensible à ses charmes.

Arquen fit dévier le sujet sèchement :

— Tu n'aurais jamais dû savoir qu'il est encore en vie.

— Comment a-t-il survécu ? J'ai cru que les aratayas l'avaient dévoré.

— Son dragon est intervenu à temps. Il a passé cinq ans à s'en remettre.

La coïncidence promettait d'être ironique.

— J'en connais un autre...

— Finalement, il a mis la main sur des Gemmes Blanches et il est désormais guéri. Luinil ne doit absolument pas le savoir, elle risquerait de ne pas écouter la moindre proposition d'alliance.

Ozanor reposa la tête sur l'oreiller. Dans quel pétrin s'était-il mis !

Il devait quitter le navire de l'ordre au plus tôt !




Un goélette fut affrétée pour Ozanor. Le ministre tirait une sacrée tête depuis le pont et son mercenaire déduisit que la reine ne se montrerait guère plus enjouée à son retour.

La crise diplomatique avait été étouffée grâce au bon vouloir du duc. De la dunette, il observait l'astre s'éloigner, un sourire tordu flottant sur ses lèvres fines. À ses côtés, Oryana refermait sa capeline pour se protéger du vent mordant. Elle baissait ses beaux yeux verts, affligée par ce qu'elle avait vécu la veille.

Ozanor eut un désagréable frisson en croisant le regard de l'ancien esclave. Il le retrouverait et cette fois-ci, l'astre devait se préparer à l'affronter. Le duel serait sans pitié et il n'aurait plus l'occasion de fuir une nouvelle fois.

Ce fut le cœur chargé d'émotions négatives qu'il regagna la capitale, un poids dans chaque botte. Comme prévu, il décida de rejoindre le repaire de la comtesse Fairÿ. Elle résidait dans un somptueux palace, au centre de la capitale.

En raison de ses idées très arrêtées, l'excentrique aristocrate refusait la présence des hommes dans son antre.

Ozanor avait pris rendez-vous avec elle avant de quitter la capitale et heureusement pour lui, Fairÿ avait accepté sa venue dans ses fastueux salons.

— « Ce sont toujours les prêcheurs de bonnes paroles qui vivent dans de tels hôtels particuliers », pensa-t-il en gravissant les marches.

Deux gardes de sexe féminin lui barrèrent la route avec arrogance :

— Qu'est-ce qui t'amène, mâle ?

Ozanor fronça les sourcils. « Mâle ? ». Encore une dernière élucubration de la comtesse. Il se retint un rire pincé : seule la lieutenante de la reine avait subi une formation militaire drastique. Ces deux bayadères en armures ne savaient même pas tenir leurs hallebardes de la bonne manière.

— Chères femelles, votre maîtresse a accepté de me recevoir.

Les deux soldates se regardèrent et appelèrent une servante pour s'enquérir auprès de la comtesse de cette information.

Le mercenaire commençait à s'impatienter ; il avait besoin de cet entretien pour en savoir plus sur les cachotteries de sa belle souveraine.

Enfin, une dame de chambre lui fit signe de la suivre dans les fastueux couloirs de la demeure. Comme chez Othélio, Ozanor monta dans un ascenseur pour rejoindre le dôme de verre qui surplombait certains quartiers de la capitale. Sur les sofas rembourrés où s'accumulaient quantités de coussins bariolés, Fairÿ gloussaient bruyamment, entourée de ses amies et concubines.

Ce poulailler strident fit grimacer le seul homme présent dans la pièce. Le chaos qui régnait autour accentuait son malaise.

— Quelle est cette affreuse odeur ? releva une prostituée, on dirait qu'un chien a déféqué sur le tapis.

Instinctivement, Ozanor porta le nez sous ses aisselles ; il n'avait pas eu le temps de passer au palais pour se changer ou se laver. Et puis, il ne se pressait pas à retrouver le regard inquisiteur de Luinil.

D'habitude, le Berserk rencontrait un succès certain auprès du beau sexe. Mais face au harem de Fairÿ, ses charmes n'iraient pas bien loin, il était un brin trop poilu et musculeux pour cela.

— Mais c'est ce fêtard d'Ozanor ! s'exclama la maîtresse des lieux en se levant.

Avec ses vêtements indécents, elle n'aurait pas séduit un troll en rut. Le corps flasque et replet ne plaisait pas au guerrier qui préférait largement des silhouettes plus curvilignes et gracieuses. Fairÿ vivait dans ses appartements en peignoir, au mieux, mais la plupart du temps, elle faisait étalage de sa chair à qui le voulait... Et ne le voulait pas.

À cet instant, Ozanor regretta les courbes d'Oryana et le physique renversant de Luinil.

— Madame, salua-t-il avec un respect forcé, je vous remercie d'avoir répondu à ma requête.

— Ma foi, s'esclaffa la rouquine, lorsqu'il s'agit de parler du joli petit cul de la reine, je suis la première !

Le regard de l'invité glissa de gêne. Cet entretien promettait d'être éreintant. Surtout avec toutes les courtisanes qui jacassaient.

Heureusement, Fairÿ tapa de ses mains boudinées et lança le signal d'évacuation du salon. Seules sa dame de chambre et une domestique restèrent en retrait.

— Lisez-vous mes journaux, maître Ozanor ? demanda-t-elle dans un sourire charmeur avant de s'avachir dans ses coussins dodus.

— Cela m'arrive, Madame. Mais je vous avouerai que je ne suis pas un féru de lecture. Cependant, Caraks m'a rapporté que vous accordiez une partie de votre édition à notre souveraine bien-aimée.

Elle hocha la tête et se servit quelques pâtes de fruits.

— Je colporte pas mal de ragots, pour être très honnête. Je les écrits moi-même ; c'est si amusant ! En revanche, les disparitions inopinées de Luinil se répètent depuis cinq ans.

— Je suis toujours étonné que personne n'ait su mettre la main sur son secret...

— Cela m'arrange. À chaque fois qu'elle s'absente, j'invente une nouvelle péripétie. Regardez un peu le dernier numéro.

Ozanor saisit la gazette que lui tendait la domestique et feuilleta jusqu'à l'extrait en question. À la vue de l'illustration gratinée, il comprit que l'imagination de Fairÿ pouvait partir assez loin.

— Les gens aiment ces aventures ?

— Le peuple, surtout !

— Je doute qu'ils soient convaincus par une reine qui irait rejoindre des rebelles pour simple goût du risque. Et qu'elle... Je ne sais même pas ce que représente ce dessin... Vous racontez réellement une relation avec une succube ?

— Puisque je vous dis que ma plume rencontre un succès certain !

— Vous calquez vos envies dans ces feuilletons érotiques, surtout.

Fairÿ grimaça et haussa les épaules :

— Moi et tous mes lecteurs.

L'astre brun prit place à ses côtés et inspira longuement avant de demander :

— Avez-vous de vraies pistes ? Sur ce que ferait Luinil ? Il doit bien y a avoir quelques manants qui sont venus vers vous avec des informations juteuses.

— Trop... Les témoignages se contredisaient. Ozanor, vous ne pouvez savoir à quel point je voudrais connaître aussi la vérité mais... Si j'apprends que Luinil nous trompe, je serais dévastée.

— Vraiment ?

— Bien évidemment ! Personne n'a le droit de toucher Sa Majesté à part moi !

Ozanor se retint de préciser que cette dernière n'avait pas dû apprécier le dernier rapprochement si on jugeait de la marque punitive sur la gorge découverte de la comtesse.

— Mmh... Et connaissez-vous quelqu'un à avoir recueilli les témoignages ?

— Une de mes rédactrices s'est donné la mission d'enquêter sur l'affaire. Elle tente de démêler toute cette pelote incompréhensible.

— Où puis-je la trouver ?

— Ses bureaux se situent dans une des dépendances de ma cour. Je préfère vous préciser maintenant qu'elle est assez particulière.

— Merci, Madame.

— Nous nous reverrons aux orgies, ce soir ?

Ozanor hocha la tête ; il ne refuserait pas un peu de bonne compagnie, surtout après ses mésaventures en mer.

— Vous espérez croiser Lys ? railla Fairÿ.

— Viroque vous a parlé d'elle ?

— Pour sûr ! Je vous ai bien aperçu l'autre soir avec elle. Une femme splendide. Luinil devrait s'inquiéter d'avoir une telle rivale !

— En effet...

— J'espère que tu me la présenteras ! Je ne refuserais pas de tester la fermeté de ses jolis nichons !

— Je vous laisse, Madame, à ce soir.

— À bientôt, mon chou.

Pourquoi la comtesse arrivait toujours à le gêner autant ? C'était vraiment un talent chez elle. Tourner les conversations normales en sujets libidineux paraissait son exercice le mieux réussi.

Le mercenaire quitta son hôte et gagna le bureau de la journaliste. Contrairement aux étages supérieurs, l'espace exiguë reflétait l'ordre le plus strict. Des volumens s'entassaient dans des bibliothèques parfaitement classées et quelques cierges éclairaient le bureau rangé. Un soupirail permettait aux rayons du soleil de se glisser dans l'habitacle. Mis à part cette source et les flammes des bougies, une certaine pénombre enveloppait les lieux.

Ozanor remarqua la présence de petites machines à l'utilité inconnue. Elles provenaient probablement d'Olorë. Les humains de ces terres avaient toujours su se démarquer par leur inventivité et une technologie poussée.

— Ce n'est pas tous les jours que je reçois un homme dans ma tanière, siffla l'occupante.

Le mercenaire se tourna vers la cheminée où son hôtesse faisait cuir il ne savait quelle mixture étrange.

Elle se retourna. Contrairement à la comtesse, elle revêtait une longue robe de coton qui couvrait jusqu'à ses poignets et ses chevilles étroitement serrées dans des bottines à boutons. Un voile enveloppait sa tête et un bâillon dissimulait son visage, ne laissant apparaître que deux grands yeux bruns.

Ozanor sentit par son aura assez faible qu'il ne s'agissait pas d'une astre.

— Votre maîtresse m'a parlé de vous concernant les témoignages sur la reine.

Elle fit un geste pour balayer l'importance de la requête :

— Vous êtes encore un soupirant frustré qui vient me trouver en espérant trouver des réponses à ses angoisses.

— Ce n'est pas le cas.

— C'est en partie vrai. Vous êtes amoureux de cette femme, je le vois dans votre regard, je l'entends dans les battements de votre cœur et je le sens par votre odeur.

Ozanor entrouvrit les lèvres pour répondre mais ne trouva les mots. Elle avait raison. Cette femme était en effet étrange. Il lui fallut quelques secondes pour faire abstraction de cette aura inconnue et rebondit sur la dernière remarque.

— D'après les dames de compagnie de Fairÿ, je sens surtout mauvais... Pouvez-vous m'aider ? Je dois éclaircir ces mystères, il y va de ma liberté.

— Mmh... Si j'avais la réponse exacte, peut-être pourrais-je vous vendre l'information. Mais notre souveraine sait masquer ses traces.

L'astre grimaça. Il devait absolument éclaircir cette affaire avant de se présenter à Luinil, sinon quoi, il serait entièrement débiteur. Sa mission d'indic à la réunion de l'Ordre Interracial s'était soldée par un splendide échec. S'il ne pouvait établir un chantage avec la belle, jamais il ne pourrait avancer ses pions et il resterait un vulgaire mercenaire, sans possibilité d'émanciper ses commerces.

— Vous savez au moins quelle direction prend-elle ? s'enquit-il en passant nerveusement la main dans ses cheveux.

— Elle pourrait se rendre en Terres Désertiques comme en Lercemen. Je manque d'indices. Il me faudrait pénétrer dans ses appartements ou dans ceux de son conseiller.

— Je peux vous y amener.

— Vraiment ?

— À condition que vous me tenez informé dans vos recherches.

La femme hésita puis hocha la tête avant de conclure :

— On ne saura jamais avant de découvrir ce qu'elle fricote sur place.

— Je serai le premier à la suivre dans sa virée afin de découvrir de mes propres yeux ses cachotteries.

— L'amant reste la première piste.

L'homme jeta un regard sur les flammes du foyer, comme pour trouver une réponse dans les braises ardentes.

Morgal était vivant.

L'elfe aurait-il renoué avec sa dernière maîtresse ? Peu probable. Arquen avait précisé que le prince était guéri seulement depuis quelques mois. Cela le retirait d'office de la liste d'un amant de plusieurs années.

— Pourquoi le retrouverait-elle hors du palais ? Je trouve qu'elle se donne beaucoup de mal pour un homme.

— Pour la sécurité de son partenaire, je suppose. Quiconque obtient le titre de favori de la reine voit ses jours menacés. Les jaloux, dont vous, savent se montrer violents envers leurs rivaux.

— Si vous le dites... Rejoignez-moi demain matin dans les jardins du palais. Vous me trouverez au pavillon de musique.

Elle glissa ses mains gantées dans ses larges manches dans un signe de rejet.

— Je... Je n'aime pas m'exposer.

— Personne ne vous inquiétera si vous vous présentez en mon nom.

— Vous ne connaissez même pas le mien.

Il lui demanda implicitement par un mouvement autoritaire de la mâchoire.

— Rovenna, murmura-t-elle avec un ton bougon.

— Bien Rovenna. À demain.

Sur ces mots, il prit congé, pressé de se laver de la crasse et des frayeurs de son voyage.

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