Chapitre 28

Le vaisseau s'éloignait des côtes de Fanyarë pour prendre le large.

Sur la dunette, Ozanor s'entraînait, une dague dans chaque main. Les réflexes avaient pâti de ces dernières années et ses muscles supportaient moins les différents mouvements.

— Tu réussiras à me défendre si je suis attaqué ? se moqua Caraks, accoudé au bastingage.

— Ce n'est qu'une histoire de jours avant que je ne reprenne toutes mes facultés, le rassura le mercenaire en rangeant ses lames.

— J'espère bien, nous allons plonger dans un véritable coupe-gorge. Les tensions n'ont jamais été aussi fortes depuis la bataille sur l'île Bénite.

— J'imagine que certains n'ont pas comme objectif principal de reconstruire la Dimension.

Caraks soupira, fatigué par avance des prochains échanges.

— Clairement. Il n'y a plus de Gemmes Blanches à se disputer, désormais. Ne restent que la rancœur et le désir de vengeance.

Ozanor sourit amèrement ; les royaumes étaient si pathétiques. Bientôt, ils trouveraient un nouveau prétexte pour tous s'entretuer. Son précepte le conduisait à toujours profiter de la situation pour abuser des autres sans vraiment se soucier du gagnant ou du perdant. Seul cela comptait.

Mais depuis deux jours, ses pensées revenaient à la Reine Vierge. Que manigançait-elle dans l'ombre ? Un entretien avec la truculente comtesse Fairÿ s'imposait à son retour. En attendant, il ne devait pas oublier qu'il demeurait l'espion de Luinil.

Le souvenir de la gracieuse et sulfureuse astre le détachait bien souvent de la réalité. Voyait-elle vraiment un amant ? Il ne voulait y croire. Et si cela s'avérait, il était prêt à éliminer le concurrent pour n'être que le seul à disposer du corps sublime de cette femme.

Qu'elle se soit donnée au prince Morgal était un gâchis sans nom, une honte lamentable infligée au peuple astral.

Par association d'idées, il espérait retrouver de jolies petites elfes. Il avait vendu jusque-là uniquement des hommes de cette espèce et il n'avait pas été tenté par l'expérience d'un rapport avec l'un d'entre eux. Même en ayant l'ascendant, sa virilité voyait une dissonance à faire cela avec un homme. En revanche, si l'occasion s'était présentée, il aurait acheté une femme de cette race. Cette douceur exotique lui plaisait bien.

— « Tu vas t'attirer des ennuis », songea-t-il pour lui-même.

Mais la frustration causée par Luinil persistait. Fûma ne lui était plus d'une grande aide.

Une distraction elfique ne serait pas de refus mais il ne pouvait s'empêcher de repenser à Othélio. Ozanor ne se qualifiait pas de sentimental mais il vouait une réelle amitié pour le marchand d'art. L'expérience traumatisante de ce dernier l'avait marqué et il voyait une trahison dans l'accomplissement d'un acte qui avait amené son compagnon aux portes de la mort.

Le chant criard des goélands le tira de ses réflexions. Il aurait souhaité que la vaste étendue bleutée qui s'échappait à perte de vue l'apaise. Mais ses nerfs demeuraient sensibles depuis son rétablissement et l'aventure qu'il entamait l'excitait. Caraks lui demanderait de liquider quelques cibles, c'était certain. Mais surtout, son bras de fer avec la reine l'enthousiasmait. Rien qu'imaginer sa victoire lui étirait les lèvres dans un sourire de satisfaction.

Les heures passèrent pendant lesquelles il rêvait de son avenir où l'espoir d'établir ses commerces et conquérir le cœur de Luinil persistait. Il fallait simplement jouer finement aux échecs de la vie.

Petit à petit, ses pensées se perdirent dans l'éclatement des embruns. Au loin, le navire titanesque se découpait sur le ciel gris. Le bâtiment ressemblait ni plus ni moins à un véritable palace fortifié. Ozanor se demanda comment un tel bateau parvenait à flotter. Décidément, le nouvel Ordre Interracial avait les moyens de se payer des infrastructures époustouflantes. On savait où les impôts sur les royaumes partaient.

D'immenses baies vitrées allongeaient la silhouette du navire alors que les voiles blanches étaient étroitement roulées.

— Toutes les races seront-elles présentes ? interrogea le mercenaire à son commanditaire.

— Les nurvars ont été décimés. Mis à part ce peuple, des représentants de chaque royaume seront là.

— Hâte de revivre une ambassade aussi explosive que la précédente.

— Tu sais que ce ne sera pas la même chose. Et le prince des Falaises Sanglantes est mort.

— Ouais... Je trouve que vous êtes tous très confiants sur le décès d'un homme dont vous n'avez même pas vu le cadavre... Je suis assez expérimenté pour savoir qu'on obtient la conscience tranquille uniquement lorsque la tête de l'ennemi est entre nos mains.

Caraks rabattit le col de son épais manteau pour se protéger des bourrasques :

— Tu vas nous porter malheur, Ozanor. Imagine le tollé si notre reine apprend que son assassin est encore en vie.

— Au moins, nous pourrions lui demander comment il a fait pour séduire Luinil...

— À croire que les elfes mâles ont une longueur d'avance sur nous. Ou peut-être que notre souveraine fétichise les gnomes et n'accepte aucun autre soupirant. Quel gâchis. Avoir la plus belle femme tous les jours sous le nez pour que finalement, ce soit un taré de Fëalocen qui parvienne à l'approcher.

Ozanor se retint de préciser que Morgal était parvenu à bien plus qu'une simple approche. Quelle injustice. Le Berserk ne savait pas s'il enviait ou saluait l'elfe pour sa performance. Il aurait souhaité parler avec lui afin de mieux cerner ce curieux personnage.

La situation aurait été cocasse si la Dimension avait appris la grossesse de Luinil. Mais la Reine Vierge avait été sans pitié et avait pris ses responsabilités.

— Une drôle d'histoire, murmura-t-il alors que leur goélette rejoignait le navire de l'Ordre Interracial.

— Luinil et Morgal ? releva Caraks en l'entendant, ils se ressemblaient, tous deux. Ça ne m'étonnerait pas qu'il soit devenu son amant. La relation était malsaine. Lors des bals, on pouvait deviner leur proximité et leur haine réciproque. On sait comment la danse s'est achevée...

— Oui... Une valse bien macabre.

Un pont fut abaissé pour permettre à la délégation d'Arminassë de rejoindre le bâtiment.

— Devrais-je travailler davantage pour toi ? s'enquit Ozanor en sachant que son employeur comprendrait le double sens.

— Peut-être bien. Je te tiendrai au courant.

La passerelle les mena directement dans une vaste salle de réception. Le bois craquait sous leur pied mais le sol avait été stabilisé avec une grande maîtrise malgré le roulis.

Des nains patientaient à des tables fixées au parquet, des calumets en mains. Leurs regards hostiles, couverts par leurs épais sourcils broussailleux, n'engageaient pas vraiment à la conversation.

Ozanor connaissait ces peuples et savait à quel point il était suicidaire de les sous-estimer. Le pouvoir de malédiction des nains ne pardonnait pas.

Mais contrairement aux elfes, il était possible de se lier d'amitié avec eux. Et la loyauté des nains était bien la dernière chose à marchander avec eux.

Un pas bruyant attira son attention du côté proue. Un homme de belle stature, aux cheveux chocolatés et aux yeux violets s'avança vers le ministre.

— Caraks ! apostropha-t-il en écartant significativement les bras, je savais que je te reverrai là !

— Arquen, soupira l'autre, cela faisait longtemps.

— N'est-ce pas ! Et je reconnais notre ami de beuverie. Ozazor, c'est cela ?

— Ozanor, rectifia le concerné.

Il avait souvent croisé le demi-dieu dans les bordels d'Arminassë ou les orgies du palais. C'était un bon vivant et un excellent guerrier, probablement l'un des meilleurs de leur armée. Malheureusement, il avait été capturé par les elfes Fëalocens et forcé de travailler pour eux.

Ozanor se souvint que Luinil et Arquen étaient de très bons amis. Même si bien sûr, l'hybride eut souhaité davantage dans leur relation.

— Tu es envoyé par le roi Elaglar ? devina Caraks.

— Toujours, hélas. Je reste un homme marqué.

Ozanor remarqua que le demi-dieu n'était pas seul :

— Vous semblez très bien accompagné, souligna-t-il avec un regard pour sa compagne.

— Je vous présente Oryana, une elfe sylvestre. Elle n'est pas très à l'aise sur l'eau comme vous pouvez le constater.

Le mercenaire comprit l'air inquiet de l'elfe blonde. Sa longue chevelure ondulée dévalait dans son dos jusqu'à la chute des reins. Comme la plupart de ses semblables, une beauté particulière marquait ses traits fins. Son visage en triangle lui donnait un air de renarde alors que son petit nez retroussé la rendait très mutine. De longs cils bruns accentuaient ses yeux de biche. En revanche, l'esclavagiste expert en anatomie raciale remarqua qu'elle était légèrement plus gironde que ses semblables, d'habitude très fines.

Probablement un dérèglement valique.

Elle envoya un rapide salut de la tête mais ne leur adressa pas la parole. Détail peu étonnant, en réalité...

Son mal-être semblait plutôt venir de la présence des astres. Une défiance farouche se lisait dans ses prunelles vertes. Mais paradoxalement, se tenir contre Arquen la rassurait. Pour une fois que ce dernier ne paraissait pas vouloir courtiser une femme. En effet, il se montrait très respectueux envers elle et surveillait même à ce que personne ne lui manque de politesse.

— J'ai hâte de vous revoir tous deux, lança-t-il jovialement, pourrions-nous dîner ensemble ?

Caraks hocha la tête, ce moment serait propice pour avancer ses pions.

— Tu me permets de vous quitter le temps d'une soirée pour retrouver mes semblables, Oryana ?

— Je resterai avec la délégation Fëalocen, répondit-elle de sa voix mélodieuse, tu sais que c'est plus prudent.

Sur ces mots, elle tourna les talons et s'éloigna de sa démarche gracieuse.

Son parfum resta au-dessus des trois hommes et Ozanor regretta son départ.

— N'y pense même pas, sourit Arquen à l'égard du mercenaire.

— Elle a l'air de se sentir menacée, remarqua Caraks.

— C'est le cas, soupira l'hybride, le roi Elaglar envoie toujours des ambassadeurs particulièrement haineux vis-à-vis des astres et des autres races. C'est une stratégie comme une autre.

— Pourquoi t'envoie-t-il ? souligna le ministre d'un air plus méfiant.

Arquen s'esclaffa sans prendre au sérieux la question.

— Pour vous influencer, probablement !

Ozanor se détacha de l'échange. Il observait plutôt la silhouette longiligne d'Oryana qui se découpait sur les longues baies vitrées. Elle conversait avec d'autres elfes dont certaines femmes. Contrairement aux astres, les peuples de Calca incluaient bien plus les femmes dans la politique et l'économie du royaume.

Il remercia cette initiative car cela lui donnait enfin l'occasion de croiser l'une d'entre elles. Arquen lui déconseillait cet intérêt mais si Morgal avait réussi à séduire la Reine Vierge pourquoi ne pourrait-il pas tenter sa chance avec la sylvestre ?

Ce désir de revanche sur l'ambassade le prenait. Il s'était senti provoqué par le défunt prince, lui qui était parvenu à obtenir pour lui la quintessence de la féminité. Pourquoi Ozanor ne pouvait pas saisir sa chance et se venger de l'affront fait à sa race ? Finalement c'était pour son amour propre qu'il se lançait. Luinil l'avait rejeté. Elle avait accepté Morgal dans sa couche.

Une indemnisation s'imposait et il ne se contenterait pas de moins.

Le prince des Falaises Sanglantes n'était pas meilleur que lui.

Et Ozanor se jura de le prouver.


Oryana, elfe sylvestre de Calca, duchesse d'Aldëon.

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