Chapitre 27

Le matin se levait sur Arminassë et les ombres de la nuit s'effaçaient face aux premiers rayons chauds du soleil.

La voiture s'éloignait déjà des murs colossaux de la ville. Handelë referma son épais manteau blanc comme pour se protéger de la rosée glaciale du matin.

Sur la banquette en face, Luinil observait le paysage, poussant le rideau du doigt.

— Cela fait deux mois que je ne me suis pas rendue à Doulam, se rappela-t-elle, j'ai été bien occupée.

— Il n'est pas facile de mener une dictature, Majesté, releva le conseiller avec une certaine critique dans la voix.

— Ne me reprochez pas qui je suis. Je n'ai jamais hésité à recourir aux manières fortes.

— J'avais remarqué, depuis le temps... Espérons que ces deux jours de liberté dans la campagne vous apaisent.

— Vous dîtes cela à chaque fois. Je ne change pas.

Handelë sourit et lui tapota les genoux :

— Vous avez un peu changé, ces dernières années, tout de même. Du moins lorsque vous venez vous ressourcer dans ces lieux.

Luinil sourit et profita que la voiture soit arrivée dans la cour du château pour descendre.

L'air chargé de la ville humaine ne parvenait heureusement pas jusqu'à la colline où siégeait l'importante bâtisse. Un vent frais apportait des parfums printaniers et vint soulever effrontément les mèches noires de la reine.

Prévenu par cette présence, le seigneur sortit de sa demeure et vint aux devants de son invité. Bien sûr, Luinil lui avait rapidement dévoilé son réel titre. Si le seigneur Calaros avait pris peur en apprenant l'identité de la Reine Vierge, il s'était engagé à l'aider. Aurait-il seulement pu refuser ?

— Madame, salua-t-il simplement sans trahir son invité aux yeux de ses sujets, nous ne vous avions pas vue depuis bien longtemps.

— Hélas, Seigneur Calaros, les responsabilités me retenaient.

— Je vous en prie, entrez donc.

Comme lors de chacune de ses visites, Luinil s'habillait bien plus simplement que dans ses palais. Malgré ses artifices, sa beauté ne passait pas inaperçue, aussi Calaros prenait-il soin de vider le château à son maximum.

Après un rapide salut, elle quitta son hôte et son conseiller pour s'aventurer dans les jardins intérieurs du bâtiment. Sous les arbres nouvellement fleuris, les enfants du bourgmestre et de ses proches jouaient en construisant des cabanes ou mimant une quelconque bataille par des épées en bois.

La reine s'avança vers eux et finit par lever la tête dans l'arbre. Des garçons se stabilisaient tant bien que mal pour construire leur fortin. Un sourire aux lèvres, elle les observa silencieusement jusqu'à ce que le plus jeune la remarque.

— Maman !

Il descendit agilement sur l'herbe verte et se précipita dans ses bras.

— Mon chéri, je t'ai demandé de ne pas grimper partout !

Elle s'accroupit et le serra contre elle avant de déposer un baiser sur son front.

— Je suis le meilleur d'entre eux, c'est pour ça.

Elle le recoiffa rapidement et lui pinça la joue :

— Tu as à peine cinq ans. Je ne veux pas que tu tombes.

Le petit garçon se défendit :

— Ça n'arrive jamais, Maman.

La mère plissa les yeux pour montrer à sa progéniture qu'elle n'acceptait guère cette désobéissance.

— Et si nous prenions le déjeuner ensemble, Féathor ?

Il resta accroché à la robe de sa génitrice et hocha la tête en souriant de toutes ses dents. Il la voyait si peu qu'il ne désirait rater aucun moment avec elle. Et lorsque sa maman venait, les cuisiniers servaient toujours les meilleurs plats.

— Handelë est là ? demanda-t-il.

— Bien sûr, il nous attend.

Ils prirent donc le chemin du réfectoire. Féathor avait encore grandi durant ces deux mois. Chaque fois, Luinil était soufflée par l'apparence de son fils ; le rejeton de la reine ne pouvait qu'être une magnifique petite créature avec ses grands yeux verts, ses cheveux ébène et sa peau dorée par le soleil. Visiblement, il ne ressemblait en rien aux autres enfants.

Comme prévu, le vieil astre se tenait déjà attablé, auprès de Calaros et de sa femme.

Féathor se précipita vers le conseiller pour l'embrasser puis prit place à côté de sa mère. Handelë s'était attaché au gamin et une relation particulière s'était tissée entre eux.

À table, les deux astres et l'enfant affichaient une mine radieuse, ce qui n'était pas le cas du couple humain. La maîtresse des lieux détestait la présence de la reine sous son toit. Elle craignait pour la stabilité de son mariage. Calaros ne montrait pas son admiration certaine pour la reine de peur de recevoir les foudres de sa femme. Féathor en pâtissait de cette rivalité mais ne s'en rendait pas encore compte du fait de son jeune âge.

Les domestiques apportèrent le déjeuner et tous les cinq purent entamer les différents plats.

— Comment se déroule l'apprentissage ? interrogea Handelë sans pitié pour le pauvre Féathor.

Calaros s'essuya la bouche et commença :

— Rien de notable par rapport à votre précédente venue. Féathor saura bientôt lire, et il retient bien ses courts. Ses résultats seraient encore plus admirables si...

Il hésita à continuer de peur de vexer son interlocutrice de rang royal :

— S'il décidait d'un peu plus travailler.

Luinil se tourna vers son fils :

— Qu'est-ce que j'entends ? Tu es paresseux ?

Le garçon secoua la tête et repiqua dans ses pommes de terre sans oser lever le nez de son assiette.

— Votre fils montre quelques difficultés à se lever le matin, avoua le bourgmestre, nous faisons pourtant attention à ce qu'il ne se couche pas trop tard.

Luinil n'aimait absolument pas ce nouveau défaut. Il fallait que Féathor soit parfait.

— Quand il sera plus âgé, ajouta-t-elle, il serait judicieux de le réveiller avec un entraînement physique poussé.

— Féathor a de très bonnes capacités, souligna la femme du bourgmestre, il court très vite quand il s'agit de chaparder en cuisine.

— Weilya, la reprit son mari avec la peur d'irriter la reine.

Weilya jeta un regard noir à cet enfant qui avait osé prendre place dans son foyer, à l'image d'un horrible coucou.

Heureusement, Luinil ne s'offusqua pas.

— Tu n'es pas sage, mon chéri ? J'espère que tu restes poli envers nos hôtes et que tu ne te bats pas avec les autres enfants.

— Je vous rassure, Madame. Féathor est loin d'être belliqueux. Il préfère rêvasser, plutôt. D'ailleurs, il a de vrais talents en ce qui concernent les arts, que ce soit la musique, la danse et surtout la peinture.

Si Calaros pensait rendre le sourire à son invité, ce ne fut absolument pas le cas. Le visage de Luinil se ferma aussitôt :

— Qu'il ne perde pas de temps à ces futilités, Seigneur Calaros. Mon fils n'a pas besoin d'être un artiste ou de passer ses journées dans les arbres. Apprenez-lui au plutôt les langues, les mathématiques et la compréhension géopolitique de notre monde.

Le bourgmestre s'inclina :

— Bien-sûr, Madame. Cependant... Féathor a beau être particulièrement éveillé pour son âge, il n'a que cinq ans.

Luinil jeta un bref coup d'œil sur son fils et reconnut :

— Vous avez raison. Je suis trop exigeante. Mais j'ai confiance en Féathor, il parviendra par y arriver.

Le pauvre garçon grimaça, peu enthousiaste à l'idée de travailler davantage. Tout ce qu'il désirait était de jouer dans le jardin et s'adonner à ses loisirs artistiques.

Handelë perçut le trouble de l'enfant et lui passa chaleureusement la main dans le dos pour le rassurer.

Heureusement, le dessert arriva et le sourire revint sur le visage rond du petit.

Le repas se termina sur une note plus joyeuse et dès qu'ils furent levés de table, Féathor tira sa mère jusqu'à sa chambre. Il aimait amener la reine dans son petit cocon, vers les étages élevés du château.

Luinil fut rassurée de constater que les domestiques entretenaient l'espace notamment par un bon feu de bois dans la cheminée.

Féathor semblait heureux de ce cadre de vie. Seule sa mère manquait au quotidien...

Il rangea rapidement ses créations dans l'armoire, prenant en compte la conversation précédente.

Le cœur de Luinil se serra, regrettant de s'être opposée aux goûts de son fils. Il n'y avait aucun mal dans ces occupations, au contraire. Mais ces penchants ne lui ressemblaient pas, elle savait d'où ils venaient.

— Montre-moi ce que tu as fait, demanda-t-elle d'une voix douce en s'asseyant sur le lit.

Un éclair de surprise traversa le regard du garçon et son visage s'illumina. Il poussa sa mandoline et attrapa un carton où se glissaient ses dernières œuvres. Avec fierté, il donna une peinture à sa mère :

— Je l'ai faite pour vous, Maman.

Luinil haussa les sourcils et prit son garçon sur les genoux pour l'embrasser. Cette intention spontanée de son enfant la comblait d'un bonheur qu'elle n'aurait pas soupçonné.

— Merci, mon chéri.

Elle déroula le papier parcheminé pour découvrir le dessin coloré.

Immédiatement, elle reconnut le château de Doulam avec en fond, ce qu'elle devina être Arminassë. Un chêne occupait le centre du dessin avec un beau feuillage vert. Non loin, elle pensa retrouver les enfants, accompagnés du couple seigneurial. Certains prenaient l'apparence de gobelins et d'autres paraissaient normaux. Malgré son jeune âge, Féathor ne dépassait pas dans son coloriage et ses personnages se dotaient d'une silhouette précise.

— Pourquoi certains de tes amis sont peints avec une peau verte et des dents crochus ?

— Ceux-là, expliqua le garçon, ils sont mauvais avec moi et les autres. Ils se prennent pour les rois et nous rabaissent. Ce sont des vauriens.

Luinil ne sut quoi ajouter à cette remarque. Elle était peinée pour son fils mais ne savait comment réagir face à des comportements puérils. Dans ces cas-là, elle était totalement désarmée.

— Et ici ? Sous l'arbre, c'est toi et moi, mon chéri ?

— Oui ! s'exclama-t-il.

La reine garda le silence en contemplant davantage le dessin puis demanda :

— Entre toi et Handelë, qui est-ce ?

— C'est mon papa.

— Ton papa ?

Un homme en armure, coiffé d'un heaume, levait une épée tout en se protégeant derrière son bouclier.

— Mes amis m'ont dit que j'en avais forcément un. Ce sont les enfants moches et méchants qui n'ont pas de papa. Leurs mamans sont laides et sales.

Luinil se pinça les lèvres. Féathor avait tenté d'expliquer le concept de bâtardise et de prostitution par sa conception enfantine. Bien sûr, il n'arrivait pas à comprendre le sens de ces mots.

— Pourquoi venez-vous sans mon papa ? demanda-t-il tristement, vous ne me parlez jamais de lui. Certains camarades disent que je n'ai pas de père ou qu'il ne m'aime pas.

— Tu ne dois pas les écouter, mon cœur.

— Certains disent aussi que je ne suis pas humain. Ils ont raison, n'est-ce pas ? Vous ressemblez plus à une fée qu'à une humaine, Maman.

La reine sourit malgré elle. Pendant tout ce temps, elle avait gardé un certain mystère autour de son identité ainsi que de son titre. Elle trouvait Féathor trop jeune pour se rendre compte qu'il était un prince, engendré par la plus puissante reine de la Dimension.

— Tu sais Féathor, j'habite à Arminassë, dans un très beau palais.

— Vous êtes une princesse ? s'exclama-t-il avec les yeux pleins d'étoiles.

— Non, je suis une reine. La reine des astres d'Arminassë. Je ne suis pas humaine et par conséquent tu ne l'es pas non plus. Mais tu vis parmi ce peuple et tu ne dois dire à personne ce genre de choses, sinon, il t'arrivera de gros ennuis.

Il hocha la tête, un peu perturbé.

— Et mon Papa ? C'est le roi ?

Luinil grimaça et secoua la tête :

— Non, Féathor, ton père est décédé.

— Ça veut dire quoi ?

Luinil prit une grande inspiration et cala son fils contre elle avant de raconter :

— Vois-tu, mon cœur, avant que tu naisses, je connaissais un astre que j'aimais beaucoup. Il était mon garde du corps, le meilleur guerrier du royaume. Nous étions très amoureux et avions hâte de ta naissance. Malheureusement, il est mort avant.

La petite face ronde du garçon se chiffonna de déception :

— C'était lui mon papa ?

— Oui. Un homme d'honneur, fier et courageux.

— Il est mort à la guerre ?

— Il a été assassiné par un elfe.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Une créature hideuse et cruelle qui ne cherche qu'à semer la mort autour d'elle. Mais ne t'inquiète pas, ton papa a été vengé et cet elfe a été exécuté.

C'était une maigre consolation pour Féathor. Le chagrin, la colère et la déception lui retournait le cœur et il voulait pleurer pour évacuer tous ces sentiments. Quelques larmes coulèrent dans un sanglot étouffé et finalement, il se blottit contre sa mère avant de s'endormir.

Luinil déposa un baiser sur son front puis leva les yeux sur les importantes poutres du plafond.

Pourquoi mentir de la sorte à son fils ? Lagordus n'était pas son père, n'avait jamais eu l'occasion de l'être. Morgal l'était. Il avait transmis au gamin ses goûts ainsi que ses capacités naturelles. Cela révoltait la reine. Il lui semblait que son agresseur vivait encore par son fils.

Heureusement, le petit garçon n'avait rien de la violence propre aux Fëalocen et ressemblait fortement à sa mère. En revanche, sa familiarité avec la nature en général rappelait les origines sylvestres de la reine Hirilnim. Et ce talent pour le dessin était clairement hérité du prince des Falaises Sanglantes.

Avec précaution, Luinil dégagea la chevelure noire de son fils. Le constat lui déplut fortement. Les oreilles de Féathor pointaient légèrement.

Il n'était pas question que son physique penche du côté de son géniteur. Luinil se promit de trouver un moyen pour éviter toute ressemblance compromettante. Une potion adéquate devrait suffire à condition qu'il la prenne fréquemment.

Mais ce dont elle ignorait était que la vérité finit toujours par refaire surface.

Féathor, demi-astre, demi-elfe, enfant de Réceptacles, bâtard de la reine Luinil d'Arminassë.

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