Chapitre 24

Les deux associés d'Ozanor attendaient patiemment dans de confortables méridiennes. De l'encens se consumait dans un brûle-parfum en cuivre et apportait une douce odeur en ce début de printemps frileux.

Kabar salua son collègue d'un simple signe de tête. L'astre à la corpulence écrasante ne se serait pas donné la peine de se lever, dans tous les cas. Avec un chignon haut sur le crâne et une barbe finement coupée, il arborait la tenue du riche marchand par excellence. L'excès était son mot d'ordre, l'outrance son premier précepte.

Rien à voir avec Lordan, plus proche de l'intendant du palais royal en termes de corpulence et de rigueur. Ses cheveux blancs éclatants se séparaient en belles mèches soigneusement coiffées. Une barbe en pointe affinait son visage. En revanche, ses atours ne risquaient pas de déplaire par la finesse du fil et par ces galons d'or. Son manteau aux larges épaulettes accentuait son air rigide et intransigeant.

Il inclina la tête pour saluer son confrère.

Ozanor prit place sur un fauteuil, en face d'eux et laissa le maître des lieux les observer depuis son bureau.

— Te voilà en forme, Ozanor ! s'exclama Kabar de sa voix tonitruante, cinq années sans voir une seule fois ta tête de déterré.

— Vous ne m'avez pas manqué, non plus. J'ai cru comprendre que vous aviez investi nos actifs en mon absence ?

— Je vois que vous êtes pressé d'aborder la question des comptes, souligna Lordan en posant le menton sur ses poings.

— Dois-je avoir des raisons de m'inquiéter ?

Kabar grimaça pour décrédibiliser la crainte de son associé. Ce fut Lordan qui entama le rapport après avoir bu son café.

— Nous vous avons tenu au courant, Ozanor. Depuis votre retraite, nous tentons de saisir de nouveaux marchés. Lombal ne suffit plus à notre ampleur. Nous avons suffisamment de pouvoir et de ressources pour investir ailleurs.

— C'est en effet, une nécessité. Atteindre la Ligue Marchande pour démocratiser notre commerce serait profitable.

— Il faudrait d'abord dépénaliser l'esclavage. Ce n'est pas gagné à Arminassë...

— C'est en bonne voie de changer, ajouta Kabar, il faudrait simplement convaincre la reine.

Ozanor s'abîma un instant dans ses réflexions. Luinil accepterait-elle de revenir sur de telles lois ? Peu probable. À moins qu'il parvienne à lui faire changer d'avis ? Ce serait un échec ; elle se moquait éperdument de lui, l'idée de lui écrire pendant la rémission de ses blessures, qu'elle avait provoquées, ne lui avait même pas effleuré l'esprit.

— Cela risque d'être compliqué, murmura le Berserk, comment se passe l'activité hors Fanyarë ?

— Au mieux, rassura Kabar en se frottant le gras du ventre, nos chasseurs ont mis la main sur de bien jolis gibiers. La marchandise est entreposée dans les meilleurs conditions, prête à être vendue sur le marché noir.

— Heureux d'entendre que nous gardons une gamme de luxe.

— Ce serait le cas si tu acceptais d'attraper des elfes.

Ozanor glissa un regard vers son ami mais ce dernier ne broncha pas.

— J'avais passé un contrat avec les Berserks car ils étaient les seuls à pouvoir fournir de tels esclaves. Mais les elfes ont la rancune tenace. À chaque fois, ça se finit mal.

— C'est sur le dos de cette race que nous avons bâti notre commerce, argua Lordan, les clients déboursent des sommes astronomiques pour en avoir ne serait-ce un seul pour une nuit.

— Vous voulez ouvrir un bordel, Lordan ? Ou offrir un service de location ? L'expérience nous a montré qu'il faut éviter tout rapport avec les elfes.

L'astre guindé haussa les épaules et s'adossa dans un signe d'abandon. Ozanor ne reviendrait pas sur cette décision. Les massacres d'Atalantë avaient réussi à le marquer profondément. Plus particulièrement, l'état sanglant de son ami se gravait dans ses souvenirs.

De plus, il savait qu'Othélio cherchait à recontacter son ancien amant. Il avait toujours pardonné à Davyan et voulait croire en la viabilité de leur relation alors qu'elle n'avait jamais existé. Par une coïncidence du destin, l'elfe était aussi marchand d'art et Ozanor redoutait l'instant où son ami se trouverait nez-à-nez avec l'esclave libéré. Il se ferait d'office assassiner.

Mais ces créatures étaient ainsi ; on avait beau se répéter qu'elles menaient à la perte des autres races, on ne pouvait les rejeter. Tels de véritables démons, ils provoquaient un désir tripale par leurs phéromones qui empêchaient tout raisonnement.

Dans l'esclavage, un elfe était une mine d'or du fait de sa rareté sur le marché et de ses capacités, autant sur le plan sexuel que guerrier. Mais Ozanor ne se laisserait plus tenter. Les conséquences restaient trop lourdes à assumer.

— Soit, admit Lordan, vous avez peut-être raison. En attendant, nous devons répondre à la demande. Cela fait bien longtemps que nous détenons un monopole sur le marché. Kabar et moi savons que vous avez des amis hauts-placés à la cour. Profitez-en pour essayer de faire bouger les mentalités sur l'esclavage. Je vais tenter d'agir directement à la Ligue Marchande.

— Je doute pouvoir faire grand-chose, admit Ozanor, les hommes que je côtoie n'aiment pas forcément parler politique avec moi.

— Vous êtes proche du ministre des Affaires interraciales. Le nouvel Ordre Interracial va se réunir pour la première fois d'ici quelques jours. Ce sujet pourrait être évoqué, vous ne croyez pas ?

Le mercenaire garda le silence pour méditer sur ces conseils. Les propos de Lordan ne lui paraissaient pas insensés, loin de là. Caraks y trouverait-il son compte si l'esclavage était rétabli ? Peut-être... Mais l'astre brun ne pouvait guère exiger quoique ce soit de son « bienfaiteur ». Il fallait simplement éveiller la possibilité d'un projet de dépénalisation dans les esprits.

Quelques formalités plus tard, ses deux associés décidèrent de prendre congé et laissèrent Ozanor en compagnie d'Othélio.

— C'était moins pire que ce que je craignais, avoua le Berserk.

— J'ai beau les trouver détestables, ils connaissent leur métier.

— J'aimerais que ça devienne mon seul métier aussi...

Othélio était le seul en ville à connaitre la double vie de son ami.

— Caraks t'a donné de nouveaux contrats ?

— Je ne l'ai pas croisé depuis mon rétablissement total. De manière général, il ne vit guère dans ses appartements alloués par la couronne, il passe ses nuits au Conseil des ministres ou chez ses admiratrices.

— Tu devrais trouver un moyen de te libérer de son emprise sur toi.

Ozanor secoua la tête :

— À part lui décoller la tête, je ne peux me débarrasser de cette servitude. Caraks saura toujours pour mes commerces et pourrait me dénoncer.

— Pas si l'esclavage devient légal.

— C'est vrai, tu marques un point. Mais j'ai supprimé pas mal d'aristocrates...

— Te dénoncer le condamnerait aussi.

Othélio avait raison. Tout ce que devait faire le tueur à gage était de rendre acceptable sa profession. Après cela, il serait libre.

Quelques heures plus tard, il regagna le palais, redoutant presque de croiser son employeur. Mais après tout, à quoi bon repousser cette entrevue ? Elle finirait bien par avoir lieu. Lorsqu'il parvint à ses appartements, Viroque chantait une nouvelle poésie inventée par son cerveau fumeux. Malheureusement pour son colocataire, le mage défroqué s'était vu investi d'une mission lyrique depuis quelques décennies et cela détonnait quelque peu avec son activité de sorcier. Il ne paraissait pas déjanté pour rien.

— Tu ne vas séduire aucune courtisane avec ça.

— Je n'ai pas besoin d'user de ma voix mélodieuse et suave pour obtenir le cœur d'une femme.

— Tu pars assister aux orgies, cette nuit ?

Viroque se tapa les joues, comme s'il se punissait d'une erreur commise :

— J'avais oublié ! Caraks t'attend à la loge habituelle.

— Merci de me prévenir...

— De rien ! Et puis, ça te ferait du bien de profiter des orgies pour le reste de la nuit.

— Cela dépend si notre ministre préféré m'a mis dans de bonnes dispositions avant.

— C'est vrai ! Mais tu as besoin de changer d'air et de rencontrer d'autres visages. À part moi et Fûma, tu n'as rencontré personne ces dernières années.

— Que devient Alma ?

Viroque sourit d'un air malicieux :

— Tiens, tiens, voilà que la mémoire te revient, petit coquin. Elle n'est pas plus vertueuse qu'avant, si ça peut te rassurer.

Sans la moindre pudeur, il commença à raconter ses dernières aventures avec la belle astre brune.

— Garde tes exploits pour toi, Viroque, on dirait que tu as quelque chose à prouver...

— Et toi, on dirait que tu es jaloux. Ou alors, tu as peur.

— Peur ?

— Peur de croiser Lys.

Le visage d'Ozanor s'assombrit à ce nom. Il préférait ne pas repenser aux soirées catastrophiques qu'il avait partagé avec elle.

— Tu l'as revue, depuis ? demanda-t-il.

— Jamais ! La Reine Vierge a dû apprendre qu'elle possédait une rivale et l'a supprimée ! C'est fort triste, elle était aussi gracile qu'une biche et probablement aussi féroce qu'une panthère. Caryks aussi fut déçu ; il était intéressé.

Comme le mercenaire devait se rendre aux orgies pour retrouver son employeur, il songea qu'il préférerait en effet ne pas tomber nez-à-nez avec Luinil. Après tout, il n'y avait aucune raison qu'elle se pointe à de tels événements. Elle avait tenté et cela avait été une catastrophe.

Ce fut donc d'un pas à moitié rassuré qu'Ozanor reprit le chemin habituel des loges orgiaques non sans s'être préparé pour son grand retour. C'était le moment de sortir sa plus belle veste et sa chemise la plus onéreuse. Bien que ce ne soit guère sa philosophie, il avait compris l'importance de l'apparence et s'y pliait simplement.

Certes, il ne partageait pas la même passion qu'Othélio sur la question mais il n'avait jamais manqué de justesse dans ses choix vestimentaires et son style à la fois sobre et luxueux remportait un certain succès.

Il attacha le collier réglementaire autour du cou et s'engagea dans les couloirs qui menaient aux ailes les plus éloignées du palais. Viroque lui emboîta joyeusement le pas, sautillant dès les premiers échos des orchestres.

Ozanor se demandait comment son compagnon parvenait à enchaîner si facilement les soirées arrosées sans jamais se lasser ou tomber malade.

Quoiqu'il en soit, cela ne le regardait pas ; Caraks l'attendait et il redoutait l'entretien.

Lorsqu'il passa les lourdes portes pour plonger dans le hall bondé de monde, il grimaça, remarquant qu'il avait perdu l'habitude des festivités. L'alcool coulait toujours à flot et les danses suggestives s'achevaient de la même manière qu'autrefois, dans des étreintes salaces.

C'est donc sans un regret qu'il prit le chemin de la loge, traversant l'assemblée lascive de convives. Derrière lui, Viroque trottait avec le même air en tête, saluant ses connaissances au passage.

Brusquement, Ozanor s'arrêta. En haut d'un escalier de marbre, Lys le scrutait sous son masque écarlate.

Le Berserk se figea, pensant rencontrer un fantôme de son passé. Pourtant, il avait revu la reine entre-temps. Mais retrouver sa tortionnaire avec sa fausse identité lui glaça le sang. Elle portait une robe immaculée qui s'arrêtait aux cuisses. Sa belle chevelure avait été lissée pour cascader dans son dos ; les mèches noires tranchaient avec la soie de la tenue et le satiné de sa peau claire. Quant à ses bijoux carmin montés de perles, ils ne rappelaient que trop bien les blessures qu'elle avait causées cinq années plus tôt.

Malgré la terreur que lui inspirait la femme, il sentit son appel silencieux et la peur aux tripes, il entama l'ascension de l'escalier. L'écho assommant des orchestres s'estompa à mesure que ses pas s'étouffaient sur le tapis moelleux qui couvrait les marches.

Après ce qu'il lui sembla une éternité angoissante, il se retrouva sur le pallier, aux côtés de cette beauté vénéneuse.

— Ozanor, chantonna-t-elle de sa voix envoûtante, votre rétablissement me comble de joie.

— Lys, murmura-t-il, je ne pensais pas vous voir ce soir.

Elle lui envoya un sourire hautain dont seule elle avait le secret.

— Vous ne semblez pas heureux de me croiser, Ozanor. Pourtant, vous êtes venu me rendre visite, ce matin, lors des doléances.

— Je voulais m'assurer que le visage qui m'a défiguré et m'a rendu infirme n'avait pas changé.

L'astre brune le fixa un instant et déclara de sa voix profonde :

— Venez à ma loge, Ozanor, je veux m'entretenir avec vous.

Le mercenaire n'osa pas la contredire ni lui préciser qu'il était déjà attendu. Lorsque la reine lui prit la main pour le conduire avec détermination vers son antre, Ozanor ne put s'empêcher de repenser au terrible soir où il avait perdu ses mains et ses yeux. Revivrait-il ce cauchemar ? Tout dépendait de la bonne volonté de la femme.

À l'heure actuelle, il avait une vue plutôt heureuse sur les courbes de son dos. Sa démarche rythmée malgré la hauteur des talons influençait les basculements de son bassin. Avec les mouvements, Ozanor ne se surprit guère à espérer que le tombé de la robe courte se relève pour dévoiler les fesses bien fermes qui se trouvaient sous son nez.

Mais la réalité lui revint vite en mémoire. Il était piégé comme un rat.

Lys le mena dans une loge reculée, loin de l'agitation des orgies. Ces instants seraient décisifs pour le Berserk, mais aussi décida-t-il de se ressaisir ; il avait peut-être une chance à saisir.

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