Chapitre 2

Une lourdeur oppressante s'abattait sur le palais. Luinil s'en accommodait bien. Si tout le monde pouvait goûter à son amertume, elle ne s'en sentirait que mieux.

De toute façon, les courtisans avaient eu le temps de se rendre compte que plus rien n'allait chez elle.

À la dernière réunion du Conseil, elle avait incinéré un homme à la suite d'un excès de rage. Un sermon d'Handelë avait suivi, bien sûr. Mais Luinil s'en moquait bien. Elle avait bien d'autres soucis à gérer comme l'état de son propre corps.

Son Vala ne se manifestait qu'à peine alors que des maux de tête et de ventre continuaient de lui compliquer son quotidien.

Pourtant, Kovitch avait bien insisté sur la disparition du poison dans son sang. Alors pourquoi les effets s'accentuaient-ils ? De lourdes fatigues l'assaillaient et l'empêchaient de gouverner correctement.

Plus inquiétant, elle avait continué à perdre du sang. Hyola avait retrouvé des traces sur les dessous de sa maîtresse mais Luinil s'était empressée de lui ordonner le silence. Elle ne désirait pas que Kovitch soit au courant. L'humiliation la tenaillait déjà assez fortement pour que son intimité devienne un sujet d'affaire publique.

Ceci-dit, elle l'avait toujours été.

Luinil secoua la tête et sortit de son bain. Elle eut espéré qu'un long moment de détente dans une eau brûlante la détendrait mais cet artifice ne fonctionnait plus.

Elle traversa le boudoir, jetant un regard agacé sur sa tenue qui ne tarderait pas à l'engoncer une nouvelle fois. Une sensation d'étouffement la prenait à chaque fois que Hyola et les autres caméristes se chargeaient de l'habiller.

Heureusement, la garde-robe d'été arrivait pour le lendemain et les tissus se révéleraient bien plus légers et souples. À Arminassë, les fortes chaleurs se ressentaient parfois dès la fin de l'hiver.

Dans la chambre, Alma feuilletait quelques livres de poésie. Sa belle robe pistache s'évasait à partir de la taille et dégringolait dans une accumulation savamment orchestrée de voilages transparents. Luinil referma son peignoir et vint s'allonger sur le lit.

— Encore fatiguée ? releva la courtisane avec un sourire faussement contenu.

— Continue et je demande à Fimou de te manger la tête.

L'aratayas aux écailles d'or releva la tête et vint se lover au pied du lit dans un grondement sourd.

— J'ai croisé Fairÿ, ce matin, déclara Alma en reposant son ouvrage sur la commode.

— Rappelle-moi pourquoi je ne l'ai pas placée derrière les barreaux, celle-là ? soupira la reine.

— Elle a beau avoir collaboré avec le duc Ilvanar, elle demeure à ce jour l'unique intermédiaire entre les classes populaires et l'aristocratie. Tu l'as oublié ?

La tête de Luinil retomba lourdement sur l'oreiller :

— Peut-être... Je n'en sais rien... Elle voudra probablement enterrer ma réputation avec ses maudits journaux.

— Ta réputation est déjà bien entamée, Luinil, je ne t'apprends rien.

— J'imagine... Comment en suis-je arrivée là ?

— Je te donnerais bien une réponse mais tu exécutes tous ceux qui en parlent.

La reine piqua un fard. Son amie ne vivait pas mal la situation catastrophique qui s'éternisait. Depuis la folie de la souveraine, la belle courtisane récoltait bien plus d'attention de la part des hauts dignitaires.

— Parle donc et je verrai si Fimou jeûnera, gronda Luinil.

Alma rassembla sa longue chevelure noire derrière sa nuque et vint s'asseoir au chevet de la malade :

— Si tu es dans cet état si lamentable, ma jolie, c'est à cause de ton manque de discernement pendant l'ambassade. Lagordus, Kaliss et Handelë n'ont cessé de te répéter de ne pas flirter avec le prince. Et te voilà désormais empoisonnée depuis plus de trois mois.

Luinil plissa les yeux et se pinça les lèvres avec hostilité. Bien sûr, son interlocutrice avait raison sur toute la ligne. Elle-même regrettait maintenant de ne pas avoir suivi les conseils de ses proches.

— Il m'a dit qu'il me laisserait un souvenir, murmura-t-elle, je croyais qu'il parlait de son cadeau et non de cette maladie qui me terrasse.

Alma haussa les sourcils, sa curiosité piquée :

— Il t'a donné quelque chose ?

L'astre hocha la tête et désigna un tiroir de son secrétaire :

— Je ne l'ai pas jeté. En fait, je n'y ai jamais plus touché.

La courtisane se leva pour se saisir de la clé en relief dans la serrure. Lorsqu'elle tira le casier, elle découvrit un livret à la couverture de cuir. La facture semblait simple au premier abord mais la qualité des reliures et l'ornementation au fil d'or ne mentait pas sur sa valeur. De plus, une magnifique pierre grenat s'incrustait sur la pochette et reflétait la lumière de la pièce.

Intriguée, Alma parcourut les pages avant de s'arrêter sur un portrait du malheureux donateur.

— Je comprends pourquoi tu t'es fait mener en bateau, commenta-t-elle dans un gloussement, il ne louchait pas !

— Tu m'épargneras tes considérations.

Elle se tourna vers la reine, les bras croisés sur sa poitrine :

— Entre nous, tu n'as pas été mécontente lorsqu'il est venu te voir cette nuit-là.

Luinil se redressa soudainement, les yeux lançant des éclairs :

— Comment peux-tu déclarer de tels propos ! Cet homme a abusé de moi ! Je me rappelle de son acte ignoble comme si c'était hier !

Alma se mordit la joue et secoua incrédulement la tête :

— Tu ne peux pas te rappeler de quoi que ce soit puisque tu étais empoisonnée. D'après Kovitch, tu as perdu connaissance dans les secondes qui ont suivi l'administration. Ton corps n'a gardé aucun sévices mis à part les marques de strangulations. Si l'elfe t'avait vraiment violée, ce serait pendant cette inconscience. Mais en réalité, tu as délibérément forniqué avec lui.

Le visage d'habitude si harmonieux de la reine se crispa de haine et son masque d'impassibilité se craquela pour laisser apparaitre l'incarnation parfaite de l'aversion.

— Ne t'en fais pas, continua Alma, je ne dirai rien à Handelë et encore moins à Kaliss. Elle te déteste depuis la mort de son cher Lagordus. Si elle apprenait en plus que tu as écarté les cuisses pour son meurtrier, elle risque de ne jamais te pardonner.

— Fais attention à ce que tu dis.

— Je ne porte aucun jugement sur tes choix, Luinil. Je regrette que ce se soit mal fini pour toi. Mais je pense qu'un empoisonnement pour une nuit avec un prince Fëalocen, ce n'est pas si cher payé.

— Je me serai passé de ce souvenir gênant.

— Dis-toi qu'il avait probablement des sentiments pour toi. Il ne t'aurait même pas touchée, sinon. Et surtout, il t'aurait liquidée sans remords.

— Tu peux appeler l'Église pour le canoniser, si tu veux.

— Dommage que tes reptiles de compagnie l'aient dévoré, j'en aurais bien profité aussi, vu qu'il était attiré par les jolies astres brunes.

Luinil leva les yeux ; cette conversation lui était pesante et absurde. Elle lui rappelait cette idylle chaotique et insensée. La reine ne voulait plus jamais se pencher sur la nature des sentiments qu'elle avait eu pour cet homme. Elle eut souhaité trouver une potion pour oublier ce qu'elle avait vécu auprès de lui. Car elle devait bien l'avouer, cette relation avait été une grande aventure bouleversante. Malheureusement, tout s'était soldé sur une désillusion écrasante.

— Le roi Elaglar a six autres fils si ça t'intéresse tant que ça, lâcha-t-elle à la courtisane, mais dépêche-toi avant que je ne les élimine tous à la prochaine bataille.

— Ne soit pas si dure. Je suis certaine que ton ancien amant valait le coup avant de finir en pâtée pour aratayas. Et puis, ce n'est pas un elfe qui risque de te transmettre le virangue ou la lèpre noire.

Luinil se mordit la langue :

— En attendant, je suis quand même malade.

— C'est vrai...

La conversation s'interrompit à l'arrivée de Hyola. Elle déposa un plateau de liqueurs et de loukoums sur la table de nuit avant de faire comprendre à sa maîtresse qu'elle se rendait disponible pour l'habillement.

La reine n'attendit pas pour piocher dans la boite d'argent et engouffrer les confiseries sucrées.

— Tu serais sans doute en meilleure forme si tu évitais d'engloutir ces cochonneries, jugea Alma.

— Je me console comme je peux, répondit l'autre la bouche pleine.

— À ce train-là, tu deviendras aussi grasse que Fairÿ. Et moi, je deviendrais la plus belle femme du Cosmos.

Luinil roula des yeux et renvoya son amie afin de profiter du peu de répit qui lui restait.

— N'oublie pas de m'appeler demain pour l'essayage des nouvelles tenues ! lança Alma en s'arrêtant sur le pas de la porte.

Véritable caricature de la superficialité, Alma n'étonna guère sa souveraine. Même si derrière son esprit mondain et ses coquetteries, la courtisane était dotée d'une intelligence redoutable.

La reine allait lui répondre lorsqu'une nouvelle grimace figea son visage. Elle se leva en catastrophe pour rejoindre son cabinet de toilette et recracher les loukoums dans une cuvette.

— Je t'avais dit que ça te rendait malade ! fanfaronna Alma.

Luinil vomit le surplus et se laissa choir sur les dalles froides, le ventre noué. Cette maudite maladie empirait. Tremblante, elle tenta de se raccrocher à un meuble mais sans succès. Hyola bouscula l'astre avant de se précipiter vers sa maîtresse.

— Je ne présiderai pas au Conseil, murmura-t-elle à la courtisane, je ne me sens vraiment pas bien...

— Veux-tu que j'appelle Kovitch ?

— Non... Inutile pour cette fois. Un peu de repos suffira.

Luinil se détestait de se sentir si fébrile, si faible. Insignifiante, voilà le terme qui lui venait à l'esprit.

Que penserait son peuple et son gouvernement s'ils la voyaient dans un tel état de décrépitude ? Elle était pitoyable.

Mais malgré son malheur, l'espoir d'une vengeance toujours plus éclatante lui interdisait de s'abandonner au désespoir.

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