Chapitre 10
Assise à son bureau royal, Luinil traitait son courrier, assistée de son fidèle conseiller.
— Kovitch m'a parlé de vos troubles, Majesté. Avez-vous réellement des hallucinations ?
Elle roula des yeux, exaspérée par le comportement trop bavard de son médecin
— Oui, ça m'arrive... J'ai souvent mal au ventre, aussi.
— Probablement les conséquences de notre visite chez cette sorcière.
— Nous n'avons pas à en reparler, j'ai fait le bon choix.
Le vieil astre garda le silence pour brider son ressenti.
— Ceci-dit, mon Vala reprend des forces, ajouta-t-elle en décachetant une enveloppe.
— Allons-nous évoquer votre virée dans ces lieux de débauche ?
Luinil se raidit d'hostilité :
— Depuis quand ne puis-je pas assister aux orgies ? J'ai le droit de m'amuser.
— Et vous avez le devoir de préserver votre image. Votre popularité en prend déjà un coup par vos excès de violence, évitez d'attirer la risée de la cour si on vous surprend dans le bras d'un quidam.
— Pouvez-vous m'en vouloir de souhaiter oublier le prince ? Rien ne m'interdit de lier des relations avec d'autres hommes. La reine Wendu ne se gêne pas, elle a tout un harem !
— Cette idée vous tente ? grinça-t-il.
— Et pourquoi pas, après tout ? J'ai mes envies, aussi. Les hommes fantasment sur moi, pourquoi ne pas en profiter ?
— Parce que vous valez bien mieux que ça.
— Votre morale est lassante Handelë.
— La vertu n'a jamais tué personne.
— Et la jouissance ?
— Elle a tué votre bébé.
Cette fois-ci, elle se leva pour tenir tête à l'homme :
— Cessez de vouloir me culpabiliser en permanence ! Ou je cesserai de faire appel à vos services !
Handelë haussa calmement les sourcils :
— Ce serait la première fois depuis le début de votre règne.
— Il ne suffira que d'une fois pour ne pas me charger d'un boulet comme vous !
— Si c'est ce que vous souhaitez...
Il s'inclina avec le respect exigé et sortit du bureau sans mot dire.
Après un juron bien pimenté, la reine s'affala dans son fauteuil rembourré. La baie vitrée avait beau s'ouvrir sur un magnifique jardin en fleurs, elle ne parvenait à chasser son marasme.
Heureusement, Alma se pointa avec trois boites de loukoums :
— Luinil, chantonna-t-elle, je viens de croiser le vieux crouton !
— Je viens de renvoyer Handelë, murmura-t-elle d'une voix atone.
— Depuis le temps que tu le devais !
En vérité, ce départ inattendu ajoutait une couche supplémentaire à ses angoisses.
— Tu viens me parler de l'autre soir ?
— Exactement !
La courtisane claqua des mains pour appeler un domestique et lui demander d'apporter des liqueurs. Elle prit ensuite la main de son amie pour la conduire dans le jardin. En plein été, les températures étaient exquises à l'ombre. Elles prirent place sur une large balançoire agrémentée d'un dossier et de coussins pralinés.
— Tu es partie à la sauvette, accusa Alma, ce n'est guère courtois.
— Je suis désolée... s'excusa la reine.
— Ozanor ne te plaisait pas ? s'étonna l'autre.
Luinil rougit en repensant à cet instant d'intimité qu'ils avaient partagé :
— Si, je le trouve attirant. Je pense qu'il pourrait me convenir. Tu le connais bien ?
L'astre soupira et s'adossa confortablement pour profiter du soleil :
— Comme tu as pu le remarquer, il n'aime guère s'épancher sur sa personne. Il était Berserk, jadis. Mais après quelques conflits avec ses supérieurs, il s'est lancé dans le commerce. Je crois qu'il réussit plutôt bien.
— Et il passe régulièrement au palais ?
— Uniquement pour les orgies, je crois. Il aime la bonne compagnie.
Luinil détourna la tête, se sentant légèrement honteuse de s'être autant dévoilée à un homme qu'elle ne connaissait pas.
— Je savais que tu arrêterais ton choix sur lui, fanfaronna Alma, son petit côté ténébreux et son physique de guerrier ne pouvait que te plaire ! Et puis, j'ai remarqué que tu aimais bien les mauvais garçons, hein.
Elle lui donna un coup de coude dans les côtes mais la reine ne se dérida pas.
— J'ai vu le fantôme de Morgal, cette nuit. Il me hante, même lorsque je suis éveillée. C'était si insupportable que j'ai laissé ce pauvre Ozanor en plan...
— Morgal ne doit pas digérer de te voir avec un autre. Les elfes sont possessifs.
— Morgal est mort.
Alma fit jouer la liqueur dans la coupe transparente, observant le liquide avec un air de faux dédain :
— Tu n'as pas vu son corps...
— Je n'allais pas ouvrir le ventre des aratayas.
Comme s'il se sentait appelé, Fimou bondit d'un buisson et vint se rouler dans l'herbe, près de sa maîtresse. La lumière de la soirée se reflétait dans ses écailles dorées.
— C'est vrai. Et tu veux rejoindre ton nouveau partenaire, cette nuit ?
— Peut-être.
— Tu devras lui donner une bonne excuse pour ton impolitesse. Le pauvre, il n'a même pas accepté que Fûma s'occupe de lui.
— Fûma ?
— La prostituée avec un carré blond.
— Ah oui, c'est vrai...
— Elle est amoureuse d'Ozanor, je pense. Mais elle est tellement gentille qu'elle ne dira rien si tu t'accordes du bon temps avec lui. Enfin, s'il accepte.
— Il acceptera.
— Parce que tu es la reine ?
— Non, je veux garder le nom de Lys avec lui. Je n'ai pas besoin d'un argument d'autorité pour mettre un homme dans mon lit. Et puis... Il ne se sentira plus s'il découvre mon identité.
— Pas faux.
— Ce soir, je veux diner avec lui. Je n'aurai qu'à utiliser tes appartements, ils seront parfaits.
— Mmh... N'utilisez pas ma chambre, hein.
— J'utilise ce que je veux dans mon palais.
— Bon... heureusement que je suis là pour jouer les entremetteuses.
— Tu es ravie de le faire.
— C'est vrai. Je vais lui faire porter une lettre. En attendant, je vais te trouver un déshabillé parfait pour ton corps de déesse.
— La dernière fois, c'était peut-être un peu trop... Il a voulu me prendre comme une prostituée.
— En levrette ? Tu aurais dû accepter.
— Sans façon.
— Tu es beaucoup trop coincée. Je ne suis pas certaine que ce bon vampire aux oreilles pointues t'ait laissé le chevaucher impunément.
— Ne parlons pas de lui. Et puis, quoiqu'ils fassent, les elfes provoquent la jouissance absolue.
— Ah oui ?
— Rhaaa ! Laisse ça. Si je couche avec un autre homme, c'est justement pour oublier ce psychopathe !
— Pauvre Ozanor, tu lui demandes de concurrencer un elfe. Mais au moins, ton prochain amour a de l'expérience. Je peux t'assurer qu'il a les reins solides.
— Je... J'aurai voulu qu'il n'ait pas couché avec toi avant.
— J'ai été entretenue par quasiment tous les hommes influents de la capitale, Luinil.
— Même Cellint ?
— Le petit gros ? Non, il est là pour nous amuser. Mais entre nous, je crois qu'il n'a jamais eu l'opportunité de toucher une prostituée, haha.
— C'est votre bouffon ?
— Exactement.
Ce n'était guère altruiste que de se jouer de ce pauvre garçon. Surtout qu'il se voilait la face et gardait son air jovial en toutes circonstances, sûrement pour qu'on remarque son dévouement.
Mais après tout, Luinil s'en moquait bien, elle avait d'autre soucis.
— Bien allons me préparer, dans ce cas, conclut-elle, prions pour que cette soirée se déroule comme prévu.
— J'allumerai un cierge à la chapelle du palais, compte sur moi !
Si Ozanor résidait actuellement au palais, il ne pouvait guère se réjouir du confort de ses appartements. Trop exigus à son goût, ils apportaient toutefois la couverture nécessaire pour ses activités.
Caraks lui avait prêté une partie de sa suite après l'avoir employé. C'était mieux que rien. Mais attiré par le gain, Viroque n'avait pas tardé à s'installer à son tour.
Las de ses deux locataires atypiques, le ministre partageait son temps entre les orgies et les séances gouvernementales, laissant son logement à la merci des deux compères.
Versé dans l'occultisme, Viroque avait transformé sa chambre en véritable laboratoire d'expérience, si bien que des fumées douteuses s'échappaient des fenêtres. L'air devenait irrespirable.
— Ce genre de sorcellerie est interdite, rappela Ozanor en s'arrêtant sur le pas de sa porte.
— Cesse de m'importuner, je te rappelle que ta situation n'est qu'à moitié légale, ici.
L'astre soupira et vint s'asseoir sur le bureau encombré de son ami. Le sorcier s'affairait à rouler des parchemins d'un état discutable pour les glisser dans sa large bibliothèque hétéroclite.
— Combien de temps travailleras-tu pour Caraks, d'ailleurs ? demanda-t-il dans ses rangements, si tu te fais prendre, il ne te couvrira pas.
Ozanor hocha la tête ; il savait les risques du métier. Mais il n'avait plus le choix. Les chantages s'étaient accumulés sur ses épaules vétéranes.
— Il sait que je participe au commerce d'esclaves.
— Il y a plus juteux comme affaires.
— J'y prenais déjà part en Narraca. Et maintenant, ce maudit ministre me pousse à commettre des meurtres à la pelle.
— Quelle importance ? Tu étais Berserk. Tu étais tout autant un mercenaire.
— Justement, je suis parti pour de bonnes raisons.
Viroque souffla par le nez, fatigué de la négativité continue et de l'obsession de son compagnon. À vrai dire, son cas n'avait guère à envier celui du tueur à gage. Heureusement qu'il avait trouvé des traitements contre le virangue et la lèpre noir, sinon Caraks se serait rapidement débarrassé de lui. Rejeté par la bonne société, le sorcier au sourire malicieux rêvait de reconnaissance.
— Quelle est cette lettre ? demanda-t-il en remarquant le pli entre les doigts calleux de son ami.
— Apparemment, Lys désire me voir ce soir.
Viroque sauta sur place :
— Je croyais qu'elle ne voulait pas de toi ! Avec moi dans les parages, elle a sûrement dû changer d'avis...
Ozanor se pinça les lèvres, légèrement déstabilisé :
— Cette femme me parait étrange. Quelque chose ne tourne pas rond chez elle. Comment cela se fait-il qu'elle apparaisse ainsi ? Elle devrait être connu dans le milieu, tu ne crois pas ?
— Peut-être vient-elle de naitre ?
— Non, son aura est très ancienne et particulière.
Le sorcier ricana avant de s'asseoir sur un tabouret haut :
— Tu as sondé son aura ? Ce n'est pas ce qui m'a marqué le plus chez elle !
Un sourire se dessina faiblement sur les lèvres de l'astre :
— Je te l'accorde, elle est sublime. Je n'ai jamais vu ça, un véritable fantasme vivant. Dommage qu'elle garde son masque.
— Peut-être est-elle balafrée ? Ou craint-elle que la Reine Vierge découvre qu'une autre femme l'égale en beauté.
— Possible...
— Tu comptes la retrouver malgré son attitude déplacée ?
— Crois-moi... Maintenant que j'y ai gouté, je ne compte pas m'arrêter en chemin.
— À chaque fois qu'une femme te tape dans l'œil, c'est pareil.
— Je ne perdrai pas de temps avec elle, c'est certain.
— Au fait, tu n'as pas un contrat de prévu, ce soir ?
— Si. Mais je peux bien accorder une journée de plus à ma cible. Je sais me montrer grand seigneur.
Viroque se mordit la langue avant de demander presque avec supplication :
— Je peux venir avec toi ?
— Non.
Comme à chaque fois, la réponse était sans appel.
— J'ai toujours été un très bon partenaire de sexe, se justifia l'astre à la chevelure bouclée.
— Tu ne toucheras pas à Lys tant que je n'aurai pas profité d'elle entièrement.
— C'est toujours toi qui t'amuses avec les meilleures putes.
— Tu n'as pas refusé Fûma, hier, rétorqua simplement Ozanor.
— Elle est amoureuse de toi et a couché avec moi juste pour calmer son égo blessé. Tu vois, encore une fois, je ramasse les miettes.
Le mercenaire gloussa devant l'air renfrogné de son compagnon et sortit du laboratoire :
— Et si tu croises Caraks, lança-t-il, évite de lui préciser que je passe la soirée avec Lys.
— Pourquoi donc ? grogna l'autre avec les bras rageusement croisés sur la poitrine.
— Le connaissant, il voudrait aussi la ramener dans sa couche.
— Tu es trop possessif, soupira Viroque en se replongeant dans ses décantations.
D'un pas rapide, Ozanor s'éloigna pour regagner sa chambre. Là, ses armes s'accumulaient sur des étagères, certaines en attente d'être nettoyées d'un sang séché. De son passé, il ne restait rien d'autre, même pas un turban bigarré d'Atalantë ou une amulette sacrée du clan Berserk. Tout avait été abandonné dans le temps mis à part le fer et les accusations.
— « Qu'est-ce qui a bien pu se passer pour que j'en arrive là ? » songea-t-il.
Toute cette vie n'avait pas plus de sens que la précédente. L'amertume et la colère le rongeaient, veillant à ce qu'il n'oublie jamais ses erreurs et l'injustice qu'il avait subie.
Heureusement, la cour offrait de nombreuses échappatoires à cette triste destinée. Il suffisait, l'espace d'un instant, oublier toutes ses peines.
Viroque, astre d'Arminasë, sorcier
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