Chapitre 2
Chapitre 2 : les vacances et l'oubli
Dans les couloirs du lycée où j'ai passé mon bac — longues heures trop chaudes, penchées sur ma copie à me racler le cerveau —, j'ai croisé de loin quelques camarades. Anciens camarades. Bientôt des connaissances. Alex était dans la même salle que moi. Nous n'avons échangé que quelques mots sans substances. Les adieux avaient déjà été faits, il eut fallu tout reconstruire mais le temps nous manquait, et la motivation. Le stress n'aidait pas, il est vrai, à parler d'autre chose que dudit stress : le stress passé des examens déjà subis et le stress mâtiné d'angoisse de ceux à venir.
« Ça a été l'anglais ?
– Non, j'ai complètement foiré l'expression écrite !
– Ah ouais ? Moi j'ai grave réussi. »
Et tutti quanti. Nous ne pensions qu'à ça, même pas aux vacances de plus en plus proches. Éternel présent de ce moment qu'on nous avait vendu comme capital.
Et puis ce fut fini. Tout bien considéré, j'ai été déçu. Survendu, le bac. Et puis, les chiffres l'indiquent bien : plus de 80 % de réussite, je l'ai déjà, mon bac, mon petit bac qui n'a de valeur que jusqu'à ma licence. Mais assez de futur, le temps est au présent. Je remplis ma valise en calculant les vêtements nécessaires pour le nombre de jours passés loin de la maison, modulo la présence d'une machine à laver dans l'appartement loué au bord de la mer. Lessive contre sel. Sable dans les poches en lieu et place de mouchoirs.
Embouteillages, évidemment. Faire durer l'attente, monter la pression, pour que la délivrance soit jouissive. Mon père au volant grogne, ma mère vérifie la carte, tente de l'apaiser, ma sœur est absorbée par son téléphone. Je me contente d'observer les lents changements dans le paysage.
Enfin nous sommes arrivés ! L'appartement, frais après la cuisson dans la voiture gorgée de soleil et la montée des valises trop lourdes, agréablement ombragé grâce à ses volets fermés après l'éclat du même soleil une fois passé sous le toit de l'automobile et dirigé droit dans nos yeux, est une invitation au délassement. Mais on veut profiter — après tout, on paie cher la journée — alors il faudra ressortir une fois les ombres bien allongées et le ciel violacé pour explorer les environs, repérer le restaurant du lendemain, l'emplacement de la plage (suivez le ressac), trouver les boutiques à touristes (suivez les tourniquets de cartes postales), déterminer le meilleur chemin pour rejoindre le vieux fort qu'il faudra absolument visiter, ou simplement pour flâner. Après tout, c'est les vacances, on a le droit de perdre du temps.
La nuit au bord de la mer est envahie de sons inconnus auxquels il faudra s'habituer. Klaxons enthousiastes, souvent accompagnés de vrombissements à même d'évoquer toute la richesse de leurs propriétaires ; conversations bruyantes, incohérentes du fait des fenêtres à double vitrage ou du taux d'alcool des locuteurs ; ressac, corne de brume et musique trop forte (et de mauvais goût). Vers 3 h du matin, tout se tait, la ville respire un bon coup. Pour mieux hurler de plus belle avec l'arrivée des pêcheurs. Je découvre la joie d'être réveillée par les rires des mouettes, qu'évidemment la brochure publicitaire de l'agence de location ne mentionnait pas. De même que l'épaisseur des cloisons. Après avoir profité des ébats et débats houleux des voisins, j'ai testé au réveil l'isolation sonore de quelques coups appliqués avec l'articulation du doigt. Ça résonne sec. Soupir. Ça aussi, il faudra s'y faire.
Et pourtant, une certaine bonne humeur nous imprègne. Une insouciance claire. Nos soucis sont à la maison, rangés dans le tiroir du bas, inaccessibles. Je me surprends parfois à arborer un sourire niais, à rire à gorge déployée pour un rien. Je pourrais arguer que c'est la bière, mais... Je me sens simplement et bêtement bien. Ne pas avoir à penser, profiter d'un moment agréable qui dure, dure jusqu'à l'écœurement qui devrait venir, se fait attendre, ne vient pas, se fait oublier, et tout redevient si onctueusement doux et souple.
À la plage, fouetté par le vent — et le sable occasionnellement soulevé par la course de gamins —, je mijote, un livre sous les yeux et le regard naviguant entre le bleu si profond qu'il en devient effrayant de la mer et les corps étincelants des baigneurs. Je mate, certes, mais me laisse mater. La texture de la peau couverte d'eau qui ruisselle et glisse langoureusement me fascine. Les pas élastiques, parfois mal assurés mais toujours lents me rappellent qu'ici, il faut user son temps, l'essorer pour en boire jusqu'à la dernière goutte.
Mon corps presque nu, étendu sur une serviette un peu rêche, je n'y pense pas trop. Bien sûr que j'apprécie mes — discrets — muscles gagnés à la sueur de mon front (mais pas que) au handball ! Cependant, ce sont plutôt mes yeux verts qui sont appréciés des autres. En même temps, le reste de mon corps étant assez standard (cheveux bruns raides ordinaires, taille dans la moyenne, tout comme ma corpulence), il faut bien se raccrocher à quelque chose. Ce sont donc mes yeux qui attrapent le regard et l'intérêt de la gent féminine.
Parfois.
Rarement.
J'ai également pris l'habitude de garder les mains dans mes poches ou de croiser les bras afin de cacher leur longueur un brin excessive (rien à compenser).
Quant au corps des autres, il m'intéresse surtout par sa texture. Un muscle au repos est agréablement mou mais souple, tout comme la pointe d'un nez mutin. Imaginer une peau nue sous la pulpe de mes doigts ne manque jamais de réveiller les chenilles dans mon ventre. Ah, des cheveux sur ma paume... Tracer les lignes d'une clavicule, de côtes, de la mâchoire... J'ai moins besoin de mes yeux que de mes mains.
Entre mes doigts, les grains de sable roulent, se coincent sous mes ongles et ma rêverie se termine suite à cette interruption insupportable.
Et puis un soir doux, alors que le ciel s'embrasait et que les vagues roulaient avec un peu plus de force que la normale avant de glisser sur le sable, couvertes d'écume pétillante, je vis, sur une jetée lancée droit vers l'horizon, assise sur un banc, les cheveux défaits claquant au vent comme un drapeau, une sirène. Ou une nymphe.
Je m'approchai, transi, à rebours des nuages, droit vers le soleil qui m'éblouissait et, une fois à ses côtés, le regard fixé sur le lointain, décochai une flèche vers son cœur :
« C'est beau. Mais moins que vous. »
Elle se tourna vers moi, le visage lisse et l'œil étincelant et je lui souris tendrement. Je posai alors la main sur son épaule et elle s'appuya contre moi, yeux fermés, avec un air de contentement.
Enfin, c'est ce qu'elle aurait voulu qu'il se passe, je crois. Dans les faits, nous nous rencontrâmes par ennui. Et par un retour soudain d'un passé que je croyais avoir enterré dans les sables du désert de ma mémoire.
Visite du fameux fort. La famille gambade devant avec une guide artificiellement motivée par l'ingestion de tasses de café en grand nombre (et par un salaire potable) ; je traîne derrière, m'arrête pour observer la mer par une meurtrière (à l'horizon, le ciel bleu glace se fond avec l'onde, et les nuages figurent une écume titanesque). C'est elle qui m'aborde, aussi platement que l'étendue marine.
« C'est beau, hein ?
– Ouep, fais-je sans me retourner.
– Rachel, lance-t-elle dans ma direction. »
Les lois de la sociabilité m'obligent à la regarder. Son filet s'abat alors sur moi. Je bafouille « Maxence, enchanté. » Et enchanté, je le suis en effet. Se superpose à son visage celui d'Emma et tout remonte : sentiments pas si décomposés, vers dans mon ventre et une tâche violette sur mes joues, signe de rigidité cadavérique.
Elle me sourit et je ne sais pas quoi faire d'autre que passer la main dans mes cheveux, je pue la gêne et la timidité, Apollon au secours !
« Tu viens d'où ? »
Heureusement qu'elle comble pour moi. Reprenant petit à petit mes moyens, nous discutons de tout et surtout de rien en traînant les pieds sur les pierres usées du fort croulant.
Après quelques jours passés à se voir, je finis par comprendre quelque chose d'important : il n'y a pas de conséquences. Je peux tenter tout ce que je veux, dans quelques semaines, tout sera fini. Nous sommes dans une parenthèse, autant en profiter. Je peux m'ouvrir le cœur et pratiquer un transfert. Plus qu'à prendre mon courage à deux mains et sa joue dans l'autre, puis ses lèvres avec les miennes et enfin elle toute entière.
Je ne sais pas si je suis amoureux d'elle. Je sais que ça bout en moi, c'est déjà ça. Je veux la tenir serrée contre moi, mon corps l'exige. À ses côtés son odeur m'asperge comme les embruns ; elle rit et le son ricoche entre mes côtes, pénètre mon cœur.
Je ne sais pas si je l'aime pour qui elle est ou pour qui elle me rappelle. Emma. Je veux enfouir mon nez dans son cou, l'embrasser, suivre sa jugulaire de mes doigts, sentir son pouls s'accélérer et l'entendre inspirer d'un coup, retenant sa respiration alors que j'explore son ventre de la paume.
Et pendant que j'hésite, attends le bon moment, me dis que je devrais simplement prendre ce que je désire, me rappelle que je n'ai pas assez confiance en moi pour cela, me fustige de ne pas avoir l'assurance crâne du beau gosse qui se sait désiré, le temps passe. Les vagues continuent leurs va-et-vient.
Et puis j'ai une idée.
Nous sommes chez un glacier. La famille a bien compris, bien vu, s'est bien gaussée devant mes joues rougissantes, mon père a tenté de me conseiller, ma mère de me rassurer ou de me réconforter, ma sœur s'est foutue de ma gueule et puis ils nous ont laissé tranquilles profiter de notre vie de papillon. Attiré par elle comme par un lampadaire (mais en moins canin), je ne peux néanmoins la regarder dans les yeux. Trop de « et si... ? » apparaissent dans mon crâne soudain vide. Je réagis à ses mots, mais le stress s'est enroulé autour de ma trachée. Alors je regarde la mer qui continue à refaire le débarquement en Provence, tentant inlassablement d'envahir la plage. Rachel lâche soudainement « j'aime ton côté rêveur. »
Je marque un temps d'arrêt, tout en moi hurle que c'est le moment, je prends le temps d'hésiter puis me tourne vers elle, grand sourire et l'œil taquin pour larguer ma bombe :
« Are you a slaver ? Because my heart belongs to you. » ( « Es-tu un esclavagiste ? Parce que mon cœur t'appartient. » [changer la pickup line en moins crade ?]
Je me retiens de rire devant l'écarquillement de ses yeux, me mords la lèvre inférieure et tente vaguement de hausser les sourcils d'une façon qui se veut comiquement séductrice. Rachel hésite. Je la questionne et la défie du regard. Elle cligne frénétiquement des yeux. Si elle doute, c'est que je suis couvert. Je peux toujours arguer la blague de mauvais goût. Je presse mon avantage.
« Là normalement, c'est le moment où tu tombes dans mes bras et où nous échangeons des hectolitres de salive. »
Nouvelle ouverture maximale des paupières.
Je me penche vers elle, tentant de joindre le geste à la parole. Elle se précipite en avant, le bras tendu et je me glace. Elle décale nos coupes trop proches du bord de la table et me fait signe de continuer avec un sourire gêné. J'incline la tête pour marquer mon interrogation, au cas où. Elle hoche la sienne. Nos dents se cognent et ma chaise en fer racle méchamment sur le sol en pierre quand je l'avance pour soulager mon dos. Pas tout à fait aussi romantique que le coucher de soleil face à la mer, mais on s'en contentera.
Je ne parlerai pas d'idylle, mais au moins d'une forme de lune de miel. Une sorte de bonheur de cristal, certes magnifique, mais fragile. Il suffirait d'un rien pour qu'il se brise, et ce rien s'approche à grands pas : la fin des vacances. On n'en parle pas. Le présent, toujours le présent. C'est le présent éternel que je serre dans mes bras, c'est tout, c'est suffisant. Je peux dire me sentir heureux.
Un matin, je me réveille en croyant avoir Emma à mes côtés, mais la voix de Rachel qui grommelle « il est quelle heure ? » évacue l'apparition tout aussi efficacement que la chasse d'eau qu'elle tire peu après. Nous mastiquons face à face, la famille partie depuis longtemps occuper un coin de la plage (sans bunker), elle avec un t-shirt trop large qui dévoile son épaule, moi avec le minimum nécessaire (pour la pudeur et la température). Le silence n'est pas désagréable, meublé qu'il est de notre regard, au choix : niaisement amoureux, joyeux, fatigué, à la recherche de la confiture.
Je me verrai bien rester avec elle dans cet état perpétuel de contentement, à ne me préoccuper que de notre bonheur de l'heure, à enchaîner moules frites et bécotage intensif, mais le temps qui, au début des vacances, semblait une ressource inépuisable, montre d'un coup le bout de sa pelote. Soudain, il ne faut plus en perdre, soudain il faut en profiter comme d'une denrée rare, tout s'intensifie et s'animalise — cris rauques —, il faut boire jusqu'à la dernière goutte, ne rien laisser dans les plats, pas une miette, pour ne pas regretter, mais aussi s'occuper l'esprit pour ne pas voir la ligne du départ toujours plus proche.
Et en même temps, tout me semble plus friable. Prêt à se briser. La moindre remarque pourrait nous redresser sur notre séant, pantelants, le souffle court, glacés. Nous ne mentionnons plus l'heure, nous contentant de dévorer chaque seconde. Tout est prétexte à caresses sans fin, à sorties main dans la main, à baisers, à caresses encore. Je me repais de sa peau, parfois fraîche, parfois brûlante, d'autres fois salée, d'autres encore trempée. Les voisins qui s'ébattaient ont fini par toquer à mon mur et furent promptement ignorés.
Parfois, dans l'obscurité, je ne sais plus qui d'Emma ou de Rachel luit faiblement, nue, et soupire sous mes mains.
Elle se réveille un matin avec la désagréable vision de mes longs bras en train de remplir une valise. Accoudée sur le matelas, elle se frotte les yeux. Je me sens lâche. Ferme mon cœur autant que possible.
« Ah. »
Même dos à elle, je ne peux m'empêcher de baisser les yeux, pris en faute. Je continue à plier mes vêtements — elle a porté ce pull, encore plein de son odeur — et, d'un ton que je veux le plus neutre possible, factuel, sans la trace des émotions qui font rage en moi (le désir de la prendre dans mes bras pour pleurer me coupe presque la respiration), j'annonce :
« Nous partons tout à l'heure. Il vaut mieux que... nous arrêtions là.
– Je vois. »
Enfin, je me retourne et, d'un air affable, comme si je lui faisais une fleur, à ce petit bout de femme nu dans mon lit, bientôt mon ex lit, je lui propose :
« Mais je peux te raccompagner chez toi, si tu veux.
– Ce n'est pas chez moi. Moi aussi je vais bientôt partir. »
Ses yeux sont vides, tout comme sa voix cette nuit encore si animée, au sens littéral. Je jette des coups d'œil un peu partout, mal à l'aise, avant de reprendre mon empaquetage. Rachel reste étendue sur le matelas, le regard perdu dans le plafond. Emma l'a quittée.
« Hum, désolé, je dois reprendre mes draps. »
Elle roule vers le bord du lit, attrape des fringues, les enfile, et s'assoit dans un coin, contre le mur.
« Euh, tu veux pas partir maintenant ? »
Enfin j'ai son regard. Et je n'aime pas ce que j'y vois. Elle se retient, respiration saccadée, échoue à endiguer les vagues derrière ses yeux, et un peu d'eau de mer coule le long de ses joues.
« Désolé, murmuré-je sans savoir quoi dire. »
Il y a bien une voix dans ma tête qui me hurle de la prendre dans mes bras pour la réconforter, mais, mais, mais... Si je fais ça, mon cœur à nouveau se menottera au sien. Non, non, il faut que je me montre ferme, clair, distant. La guillotine tue plus vite que du poison administré à petites doses.
Soudain elle bouge, ramasse le reste de ses affaires éparpillées, sans un mot et ça me tue parce que je sens toute sa douleur dans chacun de ses gestes, ses gestes fragiles, un peu raides, des gestes d'accablé. Je la suis sans savoir quoi faire, du regard seulement. Elle jette un dernier coup d'œil à l'appartement, l'embrassant du regard — c'est moi qu'elle devrait embrasser ! — puis plante ses yeux dans les miens. « Salaud », qu'ils disent. Je suis d'accord. Je me contente d'une moue contrite. Elle a un air dédaigneux et claque la porte. Voilà qui est fait.
Alors pourquoi j'ai tant envie de pleurer ?
« Ça va ? demande ma mère, arrivée silencieusement derrière moi.
– Oui, que je réponds d'une voix rendue rauque par ma gorge nouée. »
Elle passe la main dans mes cheveux et je rejoins ce qui fut notre chambre, à présent vide et sans vie, pour frotter mes yeux brûlants.
*****
Le temps a fui discrètement pendant qu'on s'immergeait dans le soleil et puis soudain, c'est déjà presque là. La rentrée. Nouveau cycle. Une autre ville pour les vacances, une nouvelle pour les études, pourquoi a-t-elle un goût différent ? Je rajuste mon sac et m'approche de mon nouveau chez-moi, écrasé par la hauteur du bâtiment, et je gravis les marches.
Les vieilles pierres de l'escalier sont usées par des siècles de chaussures : froides, sans vie. J'ahane sous le poids de ma valise qui contient peu ou prou toutes mes possessions essentielles. Donc surtout des vêtements. Au septième étage, sous les combles, je trouve ma porte, l'avant-dernière. La lumière du couloir est un peu faible, mais ça fera l'affaire. J'insère la clef dans la serrure et mon cœur s'emballe. C'est une nouvelle étape, c'est un nouveau monde, c'est une nouvelle vie, je ne suis pas prêt, quelle idée de grandir si vite, quelle idée de vieillir, comment font les vrais adultes ? Je suis encore un gamin moi, je ne peux pas vivre seul ! Pour faire des pâtes, mettre de l'eau à chauffer ; quand elle bout, ajouter les pâtes ; goûter de temps en temps, égoutter quand c'est un peu mou. Tout va bien, je ne mourrai pas de faim. Un cliquetis, et mon nouvel univers s'offre à mes yeux dans une obscurité impénétrable.
Armé de mon téléphone et de sa lampe torche, je navigue dans la pénombre jusqu'à la fenêtre, que j'ouvre, puis les volets. 19 m — de vide m'accueillent. Mon cœur bat la chamade, je prends quelques secondes pour me calmer. Face à moi, la pièce principale est comme endormie : un lit avec matelas semble n'avoir pas connu de corps depuis des lustres ; la cuisine est d'un blanc si pur qu'elle fait neuve ; une table ronde en plastique a l'air d'avoir été posée par hasard ; les placards sont vides, tout comme l'étagère ; les murs m'absorbent. J'ai un vertige. C'est ici que je vivrai pour les années à venir. Je me sens étranger, déconnecté. Ce n'est pas chez moi. L'angoisse monte et je redescends chercher le reste de mes affaires.
Après avoir rangé mon bazar, je me trouve un peu perdu sur le lit, mon lit. Quelques posters tentent de me rappeler le monde d'avant, de chez mes parents. Il reste quelques jours avant la rentrée, comment les meubler ? Avec un soupir, je m'affale. La graine de la solitude est plantée, il va falloir la broyer. Je regarde l'heure. Encore trop de temps avant de pouvoir se coucher sans avoir l'air d'être déprimé. Bon.
Je me relève et ma vision s'obscurcit ; je tangue un instant et m'appuie contre le mur. Une fois mon sang redescendu, je secoue la tête. Par acquit de conscience, je toque contre le mur. Il sonne creux et fin. Plus qu'à espérer que mon voisin ne soit pas un fêtard. Ou qu'il m'invite. Le mur opposé n'est pas plus épais. Celui de la salle de bain, en revanche, semble bien isolé. C'est déjà ça. Sous mes doigts, la peinture blanche est légèrement granuleuse et forme à certains endroits comme de petites cicatrices ou des sortes de pustules.
Je regarde rapidement l'emplacement du supermarché le plus proche, attrape mon sac, mes clefs et sors. Le bruit sec du verrou coïncide avec le claquement de talons dans mon dos. Je me retourne pour voir une dame d'environ quarante ans foncer dans ma direction à grandes enjambées énergiques — et bruyantes. Ses chaussures à talons avec semelle compensée maintiennent ses chevilles à l'aide de sangles en cuir. Elle est vêtue d'une robe violette serrée au niveau de la taille. Un grand chapeau noir couvre en partie son visage.
Elle s'arrête au niveau de la dernière porte, juste après la mienne, fouille dans son sac en bandoulière en pestant un peu avant d'en sortir une énorme clef en fer. C'est là que ça tilte chez moi. Je m'approche, un grand sourire aux lèvres.
« Bonjour ! Vous devez être mon voisin, je viens d'emménager. »
Elle interrompt son mouvement de poignet et semble soudainement prendre conscience de ma présence. Elle se tourne et lève un peu la tête pour m'observer. Ses cheveux noirs encadrent son visage dissymétrique, séparé par son long nez aquilin. De son œil gauche, elle me jauge avec un air légèrement hautain, mais aussi suspicieux. Son œil droit, quant à lui, est quasiment caché par la fumée de sa cigarette qu'elle tient dans sa bouche, floutant un peu l'autre partie de son visage.
« Non, votre voisine, corrige-t-elle sèchement. »
La serrure claque, la porte s'ouvre, elle disparaît.
Voilà qui est fait, me dis-je.
Ce n'est qu'une fois hors de l'immeuble que me rends compte d'une incongruité. La porte par laquelle elle s'est engouffrée est presque collée au mur de l'immeuble. J'aurais pensé qu'elle donnait sur le toit... En regardant le monolithe gris qui m'accueille depuis en bas, je confirme que nulle fenêtre n'est percée après celle de ma chambre. Je lui demanderai à l'occasion. J'essaierai de lui demander, plutôt.
Sur le chemin vers le supermarché, j'absorbe tout. Je m'imprègne de la forme des bâtiments, du tracé des routes, de l'odeur de l'air un peu plus pollué, de la température un peu plus élevée, de la façon de conduire un peu plus tendue des gens, des passants plus nombreux, des vélos, du ciel, des arbres, des crottes de chien, des monuments aux morts. Quand soudain, un flash.
C'est une sculpture, finalement assez peu remarquable, d'une Marie voilée mais dont le voile, usé par les ans et les intempéries, ressemble à un masque qui aurait coulé.
Fébrile, à bout de souffle, je regarde les environs, à la recherche de... la suite. À la recherche d'un bout égaré de mon enfance.
Tandis que je parcours les rues alentour, ça me revient par vagues. Petits, nous vînmes dans cette ville avec mon père. Un parc. Lumière orange, tâches vertes. Puis quelques années après, retour. Une esplanade donnant sur le parc, sa balustrade couverte de glycines. Je cours dans une pente entourée de pelouse. Encore plus tard. Pique-nique sur un banc, à l'ombre d'un tilleul. Je regarde mon concombre avec dégoût.
Je ne le retrouve pas, comme évaporé. L'a-t-on remplacé par cette barre d'immeuble ? Était-il plutôt du côté du marché ou de la gare ? J'ai l'impression de poursuivre un rêve fiévreux. Cela fait si longtemps, je pourrai avoir inventé tout ça, repompé les images dans des films, sucé l'imaginaire collectif jusqu'à le faire mien. Et pourtant, sous mes doigts je sens encore l'écorce du tilleul et je vois dans le détail le tag dans l'escalier qui joint le parc et l'esplanade, et l'odeur des glycines est encore dans mes narines et je suis perdu.
J'hésite à regarder une carte, mais j'ai peur. Si je trouve le parc sur la carte, il perdra toute sa magie. Non, qu'il reste dans ce coin de mon passé encore rempli d'elfes et de dragons, de preux chevaliers et de princesses en détresse. Quelque part, perdu dans les brumes de ce qui fut, ce parc vacille, un pied dans la réalité, un pied dans l'ombre.
Je finis par retrouver un grand boulevard — les immeubles haussmanniens me caressent la rétine — et le supermarché. Au moins, je ne suis plus perdu : le supermarché, ça je maîtrise ! Mes courses rapidement effectuées, je retourne chez moi, pour ma première nuit en lit inconnu. Ma vaisselle traîne dans l'évier : ça attendra demain, avec le reste de mes responsabilités d'adulte indépendant.
Dans cette nouvelle obscurité percée d'un rai de lampadaire, yeux grands ouverts, mes peurs d'enfant reviennent. Ça me démange, de vérifier sous mon lit — après tout, on ne sait jamais —, mais je m'admoneste : point de gamineries, ce n'est pas convenable pour un homme. Pour autant, dans la nuit peuplée de sons à la fois familiers et terriblement étrangers, je ne peux m'empêcher de sursauter. Chaque passage en trombe de voiture, chaque cri lointain, chaque sirène d'ambulance, chaque grincement du bois, chaque petit craquement dans le couloir me fait rouvrir les yeux, le cœur battant. Allons, allons, tout va bien, tu es à l'abri, tu as fermé ta porte à double tour, et puis, qui viendrait dans cet immeuble clairement pas très riche ?
Tu es sûr d'avoir bien verrouillé la porte ?
La pensée me traverse la tête de part en part alors que je revois mes gestes machinaux. Ai-je agi comme si c'était ma chambre ou ma maison ? Dans le premier cas, nul tour de clef n'aura été donné. Cela dit, pour vérifier, il faudra se lever, c'est un peu ridicule tout de même. Et puis quoi, si on pénètre chez moi, je suis prêt à me défendre !
Oui mais si je dors ?
En ordonnant à la petite voix dans ma tête qui se moque de moi de la fermer, je vérifie la porte, qui se trouve être bel et bien verrouillée. En revenant, je ne peux m'empêcher de me pencher pour regarder sous mon lit, et seul le néant me rend mon regard.
Je m'endors vers 2 h du matin ; les doux oiseaux me réveillent de leur klaxon vers 8 h.
Après quelques jours, mon cerveau a appris à ignorer toutes ces nuisances. Et j'ai acheté des rideaux pour le lampadaire.
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