Chapitre 5
KYLE
— Tu me manques. En fait... Je sais qu'au fond tu m'aimes toujours. Et qu'un jour tu te rendras compte que nous sommes faits l'un pour l'autre.
Je me frotte les yeux en y enfonçant mon pouce et mon index aussi fort que je peux pour effacer les mots d'Amber qu'elle s'évertue à me rabâcher à chaque fois qu'elle vient me voir au café, quand j'y bosse. Je regarde par le hublot de l'avion dans lequel je suis coincé depuis des heures et ne vois que du bleu presque phosphorescent sur un soleil jaune vif qui se lève à peine et a l'air déjà en forme, lui. Damn shit, la vie ne pourrait pas être comme ça, elle aussi ? Quoique j'imagine qu'on s'emmerderait pas mal à force, si c'était aussi monotone. Mais quand même, je volerais bien un bout de ce panorama édulcoré pour m'en offrir une petite part et zapper les emmerdes que je traîne derrière moi depuis trop longtemps.
Je n'arrive pas à chasser définitivement Amber malgré le dégoût qu'elle m'inspire. Je flippe trop qu'elle fasse une connerie. Fuck, j'ai bien assez de culpabilité à gérer comme ça. Je ne peux pas la laisser tomber.
Alors quand elle en a besoin, je l'écoute, essaie de lui expliquer pour la énième fois que je suis là en simple soutien. Qu'elle ne peut pas en attendre plus. Mais tout ce qu'elle se fout dans le nez lui brouille la cervelle : elle croit trop à ses bobards et pense que je pourrai retourner dans ses bras. Quelle merde...
Mais c'est le bon moment pour balancer derrière moi mes problèmes "made in US" et ce bourbier dans lequel je suis fourré jusqu'au cou. Au moins pour les prochains jours. J'en ai un autre bien plus important qui m'attend d'ici peu...
Sortir de l'avion, suivre la horde de voyageurs zombis empêtrés de leurs énormes valises, se faufiler entre la file de ceux qui espèrent choper un taxi, s'enfoncer dans le dédale de tunnels et d'escaliers à l'odeur de pisse du RER, s'engouffrer dans une rame blindée et surchauffée, attendre. Regarder autour de soi. Ne pas péter un câble lorsqu'une personne, puis deux me bousculent. Essayer de trouver sa place dans cet endroit étriqué et bondé où on crève de chaud.
Damn, j'avais déjà oublié que Paris, c'est aussi tout ce bordel. Tellement différent de la vie à Long Beach. A L.A., le métro, c'est pour les gens qui ne peuvent vraiment pas faire autrement. C'est le truc le plus craignos, qu'on évite à tout prix. On préfère se déplacer en grosse berline.
Arrivé à Nation, je prends mon temps pour sortir des couloirs obscurs du métro. Parce que je l'avoue, le stress monte. Je vais revoir cette ville qui m'a tant apporté, et tant enlevé. Je vais revoir mes potes qui, je l'espère, se considèrent toujours comme tels malgré mes erreurs. Je ne vais pas croiser Alice, qui pourtant se trouve à quelques rues d'ici. Je vais assister au procès qui condamnera enfin la plus grosse connerie de ma vie.
C'est pour ça que je suis ici. Il paraît que ça va être vite expédié. Que la sentence dépendra de la clémence du juge. Peu importe. J'accepterai. J'ai déjà perdu ce qui m'importait vraiment.
Lorsque j'arrive à l'extérieur, je resserre ma veste en cuir devant les deux colonnes de Ledoux qui s'érigent aux portes de la ville, mais ça ne m'empêche pas de me les peler sévère. Shit, quel temps pourri. J'ai pas intérêt à trop traîner dehors, je vais finir en surgelé bordel.
Un coup d'oeil autour de moi : la ville paraît encore plus grise que dans mon souvenir. Normal pour un mois de février à Paname. L'immense rond point de la Nation grouille de voitures, motos et autres camions. L'animation à outrance me prend à la gorge. Ça aussi je l'avais oublié. Paris ne s'arrête jamais.
Devant la grande porte cochère bleu nuit de mon ancien immeuble, je prends quelques secondes avant de me décider à entrer. Les derniers mois passés ici rimaient davantage avec enfer qu'avec fin d'échange universitaire. Après avoir annoncé à Alice que j'étais son bourreau, j'ai décidé de rester tout l'été ici. Cloîtré dans ma piaule. Je ne voulais pas fuir. J'attendais qu'elle, son père ou même Axel vienne sonner à ma porte et me défoncer la gueule. C'est ce que j'aurais aimé au fond. Mais personne ne s'est jamais pointé, sauf pour récupérer les affaires d'Alice. Et Axel et Hugo ont préféré m'ignorer quand ils ont débarqué ici. Je crois que c'était pire au final.
De toute manière, le meilleur ami d'Alice avait déjà commencé le boulot ce jour du mois de juin où elle a appris la vérité. Parce que c'est lui que je suis allé trouver juste après. Je le savais à la Ferté, ce jour-là. Juste à quelques centaines de mètres du morceau de route où j'ai dégueulé ma vérité aux pieds d'Alice. J'étais persuadé que c'était lui qu'elle aurait voulu retrouver. Mais non. Elle s'est enfuie le plus loin possible de moi.
Je ne l'ai pas suivie jusqu'à Paris. Je l'ai regardée partir, puis suis resté longtemps sur le quai, les trains se succédant les uns après les autres devant moi, mes pensées, elles, toujours bloquées sur ce que je venais de perdre : le seul amour que j'ai jamais connu. Je venais de devenir son pire ennemi. Son pire cauchemar.
Je ne savais pas comment agir. Fuck, je flippais pour elle. Qu'allait-elle faire à Paris ? Elle ne foutrait plus les pieds chez nous à Nation, c'était certain. Et elle avait rendu les clés de son petit appartement dans le treizième arrondissement depuis plusieurs semaines déjà. Où irait-elle, seule et anéantie par mes soins ?
J'ai téléphoné à Axel pour le rejoindre chez sa mère. Je n'ai pas pu entrer chez lui quand il m'y a pourtant invité. Avant de savoir...
Là, sur le pas de sa porte, je lui ai tout balancé.
Et ce gars, le plus sympa et calme que j'ai jamais connu, a transpiré la colère. Il m'a agrippé par le col, nous a fait tomber sur le gravier de son allée, et m'a craché à la gueule toute la haine qu'il portait pour moi.
Il s'est ensuite levé, toujours aussi furieux. Il n'a pas réussi à me mettre une droite. Ce n'est pas dans sa nature. Pourtant il aurait dû. Moi je n'ai rien dit. J'ai attendu que ça tombe. Mais ce n'est pas arrivé.
Une fois calmé, on s'est assis sur le bord de son escalier à une bonne distance l'un de l'autre.
— Pourquoi t'es venu me raconter ça ? m'a-t-il demandé en me fusillant du regard.
— Je suis inquiet pour Alice. Elle est partie par le premier train et je sais pas ce qu'elle va faire.
— Elle fera pas de conneries pour un connard dans ton genre. Ne te donne pas autant d'importance.
— Je sais. Mais elle est... vraiment mal. Et ça me fait flipper.
— Et toi ? Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? T'enfuir chez toi ? m'a-t-il questionné d'un ton acerbe et méprisant comme s'il connaissait déjà la réponse.
— Je vais aller voir les flics. Et je vais rester ici quelques semaines.
Il n'a rien répliqué pendant un moment.
— Je savais que t'allais lui ramener des tas d'ennuis. Que t'étais pas un mec pour elle.
Je n'ai rien répondu, mais, même si c'était certainement une évidence, damn, l'entendre dire un truc pareil m'a vrillé les tripes. A quoi je m'attendais après un coup pareil ? Sérieux ?
Il a pris appuis sur la marche pour se redresser et me dominer de sa hauteur.
— Barre-toi rapidement. Et ne revient jamais. Ne l'appelle pas. Laisse-la. Si tu l'aimes comme tu le dis, c'est la meilleure chose que t'aies à faire pour elle. La laisser et ne plus jamais, jamais revenir.
Je me rappelle encore ma difficulté à avaler après sa tirade. J'ai failli chialer et tomber en ruine au pied de sa baraque. Il avait raison. Le mieux à faire était de la laisser. De partir et de la laisser.
C'était un pacte tacite entre Axel et moi. Je devais ignorer celle que j'aimais, il s'occuperait d'elle. Comme toujours. Comme avant.
Alors je me suis cloitré des jours et des jours dans ma chambre, sans même ouvrir les rideaux. La canicule m'a aidé à m'assommer un peu plus. Cara a essayé de me sortir de ma léthargie, elle m'a bougé, elle m'a secoué, mais j'étais une coquille vide. Ou plutôt pleine de pourriture.
Quand je me suis décidé à partir en Californie, j'étais un lambeau de vie. Plus rien ne comptait. Il fallait maintenant rentrer avant que ma mère ne soit obligée de venir me chercher. De toute manière, le pacte que j'avais fait avec Axel ne quittait pas mon esprit et mon coeur. J'ai reçu ma convocation pour le tribunal et je me suis barré.
Six mois plus tard, me retrouver devant cet appart qui m'a vu amoureux, qui m'a vu planner, douter, déprimer, j'ai le coeur lourd comme un corps coulant au fond des eaux froides et sombres d'un des grands lacs du Michigan.
Shit, je peux pas rester planté là indéfiniment. Surtout que ça caille vraiment trop, et puis je vais finir par me prendre la flotte. Je tape le code qui n'a pas changé, pousse la porte, monte dans l'ascenseur en esquivant mon reflet trouble dans le grand miroir, jusqu'à arriver devant la porte d'entrée de mes anciens colocataires et sonner.
Une jeune femme que je ne connais pas m'ouvre avec un grand sourire et des dents un peu trop grandes sur son visage allongé. Elle est plutôt pas mal ceci dit.
— Bonjour, je euh... Cara et Martin sont là ? bégayé-je en me passant une main dans les cheveux.
L'espagnol apparaît à son tour, et entrebaille la porte un peu plus. Merde ! J'aurais presque pu ne pas le reconnaître avec ses cheveux en arrière et son costard.
— Kyle, mon pote !
Et j'ai droit à une accolade. Je ne suis pas trop tactile, mais j'avoue que celle-ci, je l'apprécie bien ; j'ai passé les dernier mois à ressasser mes erreurs et me dire que j'avais perdu mes amis en prime de tout le reste.
— Bon, je file, je suis en retard, dit la fille avec un accent chantant et très prononcé de je ne sais où.
Martin ferme la porte derrière nous.
— C'est quoi cette dégaine, mec ? T'es devenu agent immobilier ou quoi ? je lui demande.
Il resserre sa petite queue de cheval et arbore un air super fier de lui, avec ses deux sourcils formant un V à l'envers.
— Eh non ! Juste chargé de cours à la fac !
— Damn ! t'es prof à la fac ?
— Si, mais seulement pour quelques heures, quoi. Le temps de finir mon doctorat cette année.
— Bah Félicitation mec ! C'est génial ! Et puis je kiffe ton look de beau gosse mafieux.
Ce qui le fait marrer. Je jette un coup d'oeil circulaire dans l'appartement. Ca me fait bizarre de retrouver mon ancien chez moi. Rien n'a vraiment changé.
— C'est qui cette fille qui vient de partir, alors ?
— C'est Rosa. Celle qui a pris ta chambre. Une danseuse. Italienne.
Dans le hall sombre, la lumière perce à peine par la longue fenêtre du salon. J'accroche ma veste sur le porte-manteaux et fais un pas dans le couloir. J'entrevois de là où je suis les dalles sombres de la cuisine sur ma gauche, la grande pièce démodée qui sert de salon de l'autre côté. Le tableau des taxis New-Yorkais est à sa place, le meuble noir à cases toujours en boxon.
J'esquisse un sourire.
— Cara a choisi une fille, ça ne m'étonne pas, lancé-je.
— Figure-toi que fille ou pas, Rosa est aussi bordélique que toi. Elle l'ouvre un peu moins par contre.
Je ricane en imaginant la déception de Cara qui pensait sûrement se faire une alliée en choisissant cette nouvelle coloc qui a l'apparence d'une douce étudiante, tout ce qui a de plus posée et ordonnée. Alice aurait fait une parfaite coloc pour elle... Je chasse vite cette idée loin derrière les autres. Mes quelques pas dans le couloir font grincer le parquet, comme d'hab.
— Qui l'ouvre moins ? Me ? j'entends la voix de Cara avant de la voir débarquer tandis que j'entre dans le salon.
— Damn Kyle, your shoes ! T'as déjà oublié or what ??
Elle et son obsession de ses putains de chaussures à l'entrée. Mais je la ferme. Elle a la bonté infinie de me pardonner, de m'épauler et de m'héberger. Je ne vais certainement pas rechigner pour une paire de groles à retirer.
— Est-ce que... la fille... Rosa... est au courant que je reste ? demandé-je à mes hôtes.
Voilà que je suis un peu gêné de m'incruster. Cara ne me répond pas de suite. Elle caresse son menton, hésitant certainement sur la réponse qu'elle compte me balancer. Elle pointe alors du doigt l'un des coins du salon, à côté de la grande fenêtre.
— Tu vois cette plante ?
Effectivement, seul élément supplémentaire de la pièce, un grand Yuka un peu décharné.
— Eh bien ce sera ta seule pote ici. Tu te cacheras là à chaque fois que Rosa sera dans les parages. And to go for a pee [et pour aller pisser], il faudra raser les murs, conclut-elle en levant les paumes de mains au ciel puis les claquant sur ses cuisses, comme si ce qu'elle venait de dire était une fatalité.
— OK, elle est courant, affirmé-je comme une évidence après sa vanne pourrie.
— Evidemment qu'elle est au courant. Tu me connais, don't you ? Allez, va nous faire du café. It's a bullshit, ton truc dilué d'américain, mais au moins tu resteras pas planté là et tu serviras à quelque chose.
Son humour caustique m'avait manqué. Nous passons la fin d'après-midi ensemble, mais la gêne en moi m'empêche de profiter pleinement de ce moment entre amis. Comment font-ils pour me pardonner ?
Et puis Cara part au boulot, et Martin et moi nous affalons sur le canapé pour mater un film. Le jetlag commence à me peser sévère sur le crâne. Le film d'horreur qu'on mate et les blagues à deux balles de Martin n'aidant pas vraiment non plus.
— Estupido, soupire-t-il. Regarde-moi ce con qui sort seul, juste avec une batte de baseball. Il sont quatre, mec. Sérieux !
Pour lui donner raison, les weirdos qui se sont pointés devant sa baraque se dispersent autour du gars et je ne lui donne pas longtemps avant de se faire trucider...
Mais je suis trop fatigué pour répliquer. Le malaise que je ressens ne veut pas me lâcher. On n'a pas reparlé de tout ce qui s'est passé il y a six mois, de ce que j'ai fait à Alice. Et je suis certain que maintenant, mes potes me voient comme un putain de gros connard.
Martin me décoche une oeillade que je ne peux pas louper. Je l'observe à mon tour, creusant ma ride du lion, troublé par son attention trop directe.
— Quoi ? demandé-je sur la défensive.
Il se détourne et se concentre de nouveau sur l'écran avant de tenter de noyer le poisson.
— Rien, rien.
Je n'ose pas insister. Il doit se dire que je suis sacrément gonflé de revenir ici. Mais j'ai le malheur d'espérer que Cara et lui sont encore là pour moi malgré tout.
— Tu sais, je crois que t'as bien fait.
Je le regarde interloqué avant qu'il reprenne :
— Alice... Je me souviens dans quel état elle était après l'accident. Joder... Si t'avais pas été là pour elle, je sais pas si elle se serait autant battue pour se relever. Je dis pas que c'est grâce à toi non plus hein. Elle est super forte, cette fille. N'empêche que tu l'as vraiment aidée à se remettre debout. Dans tous les sens du terme d'ailleurs.
J'ai le coeur qui tambourine, les joues en feu tandis qu'il me lâche ces mots. Je n'ai pas évoqué cette période depuis des mois. Quand je suis revenu aux Etats-Unis, ma mère a essayé d'aborder le sujet, mais je l'ai vite expédiée. Depuis, c'est seulement dans ma tête que je ressasse mes erreurs monumentales, que j'essaie de réecrire le passé. Si seulement je le pouvais...
Je regarde l'écran sans vraiment mater le film, et vois du coin de l'oeil Martin se caresser la barbe pensivement.
— Tu veux que je t'accompagne, après-demain, au procès ?
Wow. Je ne m'y attendais pas. Il veut m'épauler le jour J ?
— Non, t'inquiète, je réponds sans même réfléchir.
Pas moyen qu'il me voie m'en prendre plein la gueule. Il va changer d'avis sur moi et oublier les paroles sympas qu'il vient de me balancer. En même temps, être seul durant ce merdier me fait tellement flipper. Mais Martin n'a pas à me soutenir là-dedans. Et puis au fond, peut-être qu'au plus je me sentirai mal, au plus j'aurais l'impression de payer une partie de mes fautes.
— T'as pas à vivre ça tout seul, Kyle. T'as fait des erreurs. Mais c'est pas pour ça que tu dois t'infliger plus que ce que tu mérites.
Je ne réponds pas. Parce que je n'oserai pas accepter verbalement son aide. Je crois qu'il prend mon silence pour un oui. Et fuck, je lui en suis plein de gratitude.
*****
Salut à vous ! J'espère que vous avez la forme ?
Un chapitre un poil plus long que d'habitude, tiens... Mais quand on aime on ne compte pas, et puis c'est Kyle quoi 😆
Alors que vous inspire ce petit trip français de notre américain ?
Et le "pacte" passé avec Axel, vous comprenez le meilleur ami d'Alice ?
L'amitié de Cara et Martin ? Le procès ?
La musique : ce morceau des L.E.J, il est tellement beau 😭Vous aimez ?
Et enfin, en média, le film que Martin et Kyle regardaient. Us de Jordan Peel. Vous connaissez ce film d'horreur ? Dire que ce gars est un humoriste aussi ! Et il me fait souvent bien rigoler d'ailleurs 😋
https://youtu.be/hzTYl7xYTvI
A la semaine prochaine les chouchoux 😘
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