Chapitre 3

ALICE

   Après une semaine de plus à travailler comme une acharnée et m'abrutir ainsi, nous sommes de nouveau lundi et la routine reprend étrangement son cycle monotone, comme une réplique identique de la partition d'un canon qui se jouerait sans cesse depuis des semaines.

Je viens de partir en douce de chez Farès après une nuit plutôt agréable ; assise dans le métro en direction de la fac j'envoie un message à mon meilleur ami et colocataire, Axel, pour lui donner rendez-vous à la cafétéria tout à l'heure.

Puis, tandis que le roulis du métro me berce de ses sons et mouvements cadencés, j'ouvre ma boîte mail sur mon téléphone, avec toujours ce traître de coeur qui tressaute avant qu'elle ne s'affiche devant mes yeux. Mon petit rituel, quoi.

Mais pour la première fois depuis que ça a commencé, aucun mail de lui.

Non ! Ça ne devrait pas m'atteindre. Je devrais m'en moquer totalement. Ça devait arriver un jour ou l'autre. Pourtant, une pointe douloureuse s'immisce jusqu'au creu de mon ventre et je sens ma mâchoire se crisper.

Je vérifie un par un les premiers messages en imaginant que j'aurais peut-être pu l'ouvrir par mégarde. Mais rien. Ce n'est pas une erreur. Il ne m'a rien envoyé. Il a renoncé. Et ça me déçoit beaucoup trop.

Je me fais violence pour fermer l'application et éviter de la rafraîchir toutes les trente secondes. Peut-être a-t-il seulement un peu de retard. Peu importe. Qu'est-ce que je peux bien en avoir à faire, puisque de toute manière je ne l'ouvrirai même pas.

Après une matinée de cours aussi riche qu'éreintante, je m'installe à la petite table de la cafétéria de la fac pour engloutir un repas sur le pouce en compagnie de mon meilleur ami. Qui est en retard.

Nous avons pris cette habitude, une note de plus sur la partition calibrée de mon quotidien. Il me rejoint souvent le midi lorsque nous avons une ou deux heures de trou, pour ensuite aller bosser à la bibliothèque quand on le peut.

Patientant qu'Axel daigne me rejoindre, je n'ai rien d'autre à faire que regarder autour de moi. Le vaste hall de la fac est toujours le même, d'un blanc rigide et peu accueillant, avec quelques étudiants qui attendent leur prochain cours ou se précipitent déjà vers l'une des portes pour rejoindre leur salle. Un souvenir de Kyle, un gobelet de la machine à café dans la main, entouré de quelques-uns de ses amis et groupies me vient à l'esprit. Je ferme les yeux quelques secondes pour effacer cette image venue griffer ma platonique quiétude.

Je n'ai pas changé d'université, simplement de cursus. Et certains bâtiments sont les mêmes que je côtoyais l'an dernier lorsque j'étais en Histoire des Arts. Ce n'est pas toujours simple parce que c'est entre ces murs que je croisais souvent l'objet de mon désir interdit. Mais la Sorbonne a une réputation excellente, notamment la licence que je viens d'entreprendre.

Après avoir rouvert les yeux sur la réalité, je ne peux m'empêcher de repenser au mail que je n'ai pas reçu ce matin. Je farfouille dans mon sac pour récupérer mon téléphone coincé entre mes pochettes de cours, et retourne sur ma boîte mails. Ma poitrine brûle d'anticipation quand j'ouvre l'application. Un instant, je suis soulagée, voyant que j'ai effectivement un nouveau message. Mais le poids immense de la déception que j'ai déjà ressentie ce matin se loge de nouveau dans mon ventre et ma gorge. Ce n'est pas lui.

C'est pourtant bien un mail des Etats-Unis. Mais ce n'est pas lui.

— Tu fais semblant de te donner un peu de contenance, c'est ça ?

La voix d'Axel me fait sursauter, comme si j'avais été prise en faute. Et c'est un peu ça, à dire vrai. Il ne sait pas pour les messages de Kyle. Ce sujet-là est LE tabou numéro 1. Je le regarde comme une petite fille prise la main dans la jarre à bonbons. Je glousse pour me sortir de la situation et baisse les yeux sur mon téléphone pour l'éteindre en deux mouvements du pouce.

— Ouais, comme je ne fume pas, faut bien que je feigne d'être quelqu'un de très occupée.

— Alors qu'en fait tu zones sur Tik Tok. Pfff... Pitoyable, dit-il en me souriant.

— Aussi, si tu n'avais pas été en retard... Tiens, je t'ai pris ton déjeuner trois étoiles, ajouté-je en poussant devant lui un morceau de pain à l'air spongieux enroulé de cellophane.

— Désolé... J'ai été... retenu au musée... explique-t-il en baissant les yeux et attrapant le sandwich un peu trop précipitamment.

Je vois bien le malaise se dessiner sur son visage, ses joues prendre une teinte rosée, sa pomme d'Adam remonter difficilement lorsqu'il avale son mensonge. Soit il me cache quelque chose, soit le musée dans lequel il fait son stage a d'autres attraits que les oeuvres d'art qu'il accueille.

Mais je n'insiste pas. Le deuxième gros tabou sur le podium cette année étant attribué aux affaires de coeur de mon meilleur ami. Son homosexualité n'est toujours pas quelque chose qui roule sans problème, comme une cadillac sur une belle autoroute de Californie longeant l'océan sous un ciel éclatant. La Californie... Non, ce serait plus un chemin caillouteux et sinueux de montagne, là-haut dans les aspérités capricieuses des Alpes, avec une petite Twingo qui grimperait difficilement jusqu'à la cime pour espérer entrevoir l'horizon dégagé.

— T'inquiète, pour une fois que c'est t...

Je bloque sur ma phrase lorsque j'aperçois un peu plus loin, derrière Axel, au dessus de son épaule, une silhouette que je ne connais que trop bien et que je préfèrerais à tout prix éviter. Une anicroche parmi les notes régulières de ma routine bien établie. Un frisson me parcourt l'échine et je réprime un sursaut.

— Qu'est-ce qui t'arrive ?

Je regarde mon ami qui me sort de ma torpeur.

— Il y a un problème ? insiste-t-il. J'ai bien cru que tu allais me fusiller sur place vu le regard que tu viens de me lancer. C'est bon, je me suis excusé pour mon retar...

— Mais non, c'est pas toi, maugrée-je en baissant les yeux sur mon propre sandwich.

Mais mon regard ne peut s'empêcher de remonter vers la personne qui vient de troubler ma sérénité, pourtant beaucoup trop rare et précieuse ces derniers mois. De toute manière, elle en est souvent la cause, de ce trouble.

C'est un des désavantages d'être restée à la Sorbonne. Je croise régulièrement Morgane.

Elle et moi ne nous parlons plus. Quand je l'aperçois sur le chemin de la fac, dans les couloirs du bâtiment ou à la queue de la cafétéria, je ne lui dis même pas bonjour.

Pas seulement parce que j'ai décidé de faire table rase de tous les éléments inutiles appartenant à ma vie d'avant, tout ce qui peut-être lié d'une manière ou d'une autre à cette histoire que j'aurais aimé ne jamais commencer. Non, pas seulement.

Axel se tourne sans aucune discrétion et reste ainsi pendant un bon moment, histoire que Morgane ne loupe rien de la scène et qu'elle se rende bien compte que je la regarde moi aussi.

— Axel, merde ! arrête ça !

Il se retourne d'un coup et se penche vers moi comme pour me révéler un secret de première importance.

— Tu la croises souvent ?

— Trop souvent si tu veux mon avis, dis-je en croquant hargneusement dans mon sandwich.

Je repense à ce jour où Kyle m'a fait ses aveux sur cette petite route de campagne menant à la maison de mes parents, lorsqu'il a décidé de déchirer le cocon doux dans lequel nous étions enveloppés depuis des semaines. Alors que mon état s'était considérablement amélioré, que Kyle m'avait enfin ouvert son coeur et fait part de ses problèmes, et que l'avenir nous promettait de belles choses, alors que j'étais fière d'amener mon petit ami chez mes parents pour la première fois en tant que tel, j'ai dû m'enfuir. Seule réaction qui parut logique à mon corps. Ma tête, elle, ne pouvait plus décider de rien. Si je l'avais laissée commander mes actions, elle aurait certainement fait en sorte que mes os soient broyés pour de bon par la première voiture en vue.

J'ai couru en évitant de penser à la douleur qui se répandait dans mon genou. Ou plutôt, non, en me concentrant sur elle. J'avais l'espoir que cette souffrance qui semblait plus insupportable à chaque foulée me permettrait d'endolorir mon cerveau et mon coeur. Eviter à mes neurones de se connecter entre eux, à mon corps de se ratatiner dans sa détresse, à mes tripes de se vider sur le bitume que je voyais défiler sous mes bottines.

Je savais Kyle derrière moi. Il criait mon nom. Mais à chaque fois que je l'entendais, j'accelerais un peu plus. J'ai conscience qu'il aurait pu me rattraper, évidemment. Il savait pourtant que c'était la dernière chose à faire. Mais il m'a suivie.

J'ai couru jusqu'à la gare, me suis faufilée par le portillon, ai escaladé les escaliers deux à deux pour rejoindre le quai où le train en direction de Paris se trouvait déjà, comme s'il m'attendait. Je me suis précipitée à l'intérieur de la rame la plus proche.

A cet instant, l'alarme prévenant que les portes allaient se refermer a retenti et le temps s'est figé. Kyle était devant moi, le souffle aussi court que le mien. Nos regards se sont accrochés une dernière fois. J'ai vu son hésitation à entrer dans le train. Mais il savait qu'il ne devait pas. Il savait que la partie était perdue.

Alors j'ai aperçu dans ses yeux tout ce que je n'avais pourtant pas vu depuis l'accident. Toute sa peine, sa honte, sa culpabilité et son amour aussi, se reflétaient dans les miens, emplis de colère, de dégoût et de désespoir, et d'amour aussi. En un simple regard, le dernier que nous avons échangé, on se disait tout.

Dans le train, je me suis recroquevillée dans un coin, espérant pouvoir disparaître complètement. J'ai fait à peine attention aux autres passagers, peu nombreux en ce dimanche midi. Arrivée à Paris, je ne savais pas où aller. Axel était à La Ferté chez sa mère. Est-ce pour cela que Kyle a choisi ce jour pour me le dire ? Pour que je ne me retrouve pas seule ? Il savait que je n'irai pas chez mes parents. Et que je ne retournerai pas dans son appartement à Nation. Jamais. Ou était-ce le hasard ? Avait-il vraiment choisi le bon moment ou sa culpabilité était devenue trop forte et s'est déversée comme une vague dévastatrice au dessus d'une digue de bois rongée par le sel ? Ces questions tournent sans cesse dans ma tête.

Et puis, je ne sais pas pourquoi, là, dans le train m'éloignant de la Ferté, j'ai repensé au coup de téléphone de Morgane juste avant que Kyle ne me révèle la vérité. Elle était au courant, ça ne faisait aucun doute. J'avais besoin de savoir.

J'ai donc appelé mon "amie", qui était justement sur Paris chez son nouveau copain. Elle a tout de suite accepté le rendez-vous que je lui donnais sur les quais de Jussieu.

Et elle m'a tout raconté. Que le soir de l'accident, elle était en retard à notre rendez-vous à l'auberge de jeunesse tandis que je l'attendais avec Cara, Hugo et Axel. Que ce soir-là, elle s'est dirigée beaucoup trop vite pour trouver une place dans une petite ruelle à peine éclairée par les lampadaires. Que ce soir-là, elle avait cru apercevoir Kyle se garer et repartir affolé vers un corps inanimé au sol. Que ce soir-là, elle a fui parce qu'elle a pris peur. Et si elle s'était trompée ? Tout cela lui paraissait invraisemblable. Impossible. Alors elle s'est tue. Elle a arrêté de prendre sa voiture, choquée par ce qui m'était arrivée. Ça aurait pu être elle qui m'avait renversée. Elle aussi avait bu. Elle aussi allait trop vite.

Elle a bien conscience que ses mots ont souvent eu des conséquences déplorables, avec toutes ces fois où elle s'est mêlée de notre histoire, à Kyle et moi, et que cela a envenimé la situation à plusieurs reprises. Elle a préféré se murer dans le silence.

Après tout, elle savait que c'était à Kyle de révéler la vérité si vraiment il était responsable. Elle aurait voulu lui en parler à lui, mais n'en a jamais trouvé le courage. Et si elle l'accusait pour rien ? Elle aurait encore été traitée de fouteuse de merde. Elle se serait encore embarrassée toute seule avec ses fabulations scandaleuses.

Alors elle s'est tue.

Et puisqu'elle s'est tue, moi je ne veux plus jamais l'entendre.

Je me lève précipitamment en rangeant mon sandwich à moitié entamé dans mon sac.

— Viens, on s'en va, m'empressé-je d'ordonner à Axel en train de mâchonner son casse-croûte.

Il me regarde les sourcils froncés, et se lève à son tour sans un mot pour nous éloigner de tous ces souvenirs qui me hantent encore six mois plus tard.

Même après tout ce temps sans l'avoir vu, sans aucun contact avec lui, sans aucune nouvelle, sans même l'évoquer avec nos amis communs, il est là, avec moi, tous les jours. Je ne peux pas l'empêcher de s'immiscer en moi comme un phyltre chaud, envoûtant et toxique qui coulerait dans mes veines et m'obligerait à rester éperdument amoureuse de ce seul homme que j'ai jamais aimé.

Il ne nous reste plus que deux stations de métro avant d'arriver à la bibliothèque. Comme la rame est remplie de monde, Axel et moi ne sommes pas à côté. Il a laissé sa place à une petite dame et le flot de gens l'éloigne de moi au fur et à mesure que les arrêts se succédent.

Je n'en peux plus de résister. Pendant qu'Axel ne me voit pas, je vais encore jeter un oeil à mes mails malgré moi, le coeur serré. Si jamais il n'y a toujours rien, qu'est-ce que cela veut dire ? Que lui m'oublie tandis que j'en suis incapable ? C'est lui qui devrait souffrir de notre rupture et de mon absence. Moi je devrais écraser tout ça à mes pieds, pouvoir cracher mes sentiments qui pourtant s'accrochent à moi comme un morceau de chewing-gum collé à ma semelle.

Mais toujours rien de sa part. Seul le mail provenant lui aussi des Etats-Unis me fait de l'oeil. Je l'ouvre rapidement pour voir de quoi il s'agit. Et mon coeur tambourine pour une autre raison.

*****

Hello à tou.t.e.s !

Je sais, je sais, vous avez envie que nos deux ex peut-être futurs tourtereaux entrent en interaction... Mais encore un peu de patience. Faut bien que je fasse le bilan de tout ce qui s'est passé entre la révélation de Kyle et maintenant 😏

Alors, Morgane, pas Morgane dans la vie d'Alice, ça vous inspire quoi ? Elle avait donc bien un petit rôle dans les coulisses de l'accident 😋

Et ce mail ? Je pense que vous avez déjà une petite idée... 

Ça fait un bail que je n'ai pas parlé musique : voilà un son qu'Alice pourrait bien chanter à Morgane ou à Kyle, comme vous préférez ^^ "You've got a habit of breaking things"... Bref Gabrielle Shonk, je kiffe 😍

A la semaine prochaine ! ( Est-ce qu'on en saura plus sur Amber du côté de Kyle, ou sur ce mail ? Bonne question ! réponse next saturday 😁)

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