Chapitre 28
ALICE
Lorsque nous entrons dans la pharmacie, je me demande si Kyle ne s'est pas trompé. A moins qu'il pense avant tout à acheter les préservatifs... J'ai l'impression de me trouver dans une sorte d'épicerie. Pour aller vers les caisses, nous traversons les rayons de céréales, de jouets pour bébé, et même de produits ménagers. Et il y a aussi de l'alcool !
— T'es sûr qu'on va pouvoir acheter une pilule du lendemain ici ?
Il ricane.
— Ouais, je comprends que ça te fasse bizarre. Après vos trucs aseptisés et spécialisés en médocs en France, ça doit être le choc. Ici, tu peux avoir du paracétamol ou de l'ibuprofène en même temps que ta bouteille de bière et tes slips.
Je fronce les sourcils, en serrant ma main un peu plus fort dans la sienne. Cette idée me paraît tellement bizarre.
— C'est dangereux, quand même, pensé-je tout haut. Ça veut dire qu'on peut se servir sans même avoir un pharmacien pour faire attention. Si une personne est du genre hypocondriaque, elle peut s'acheter des médicaments à chaque fois qu'elle va faire ses courses.
— Ouais, mais bon, avoue que c'est pratique, dit-il en attrapant au passage deux boîtes de préservatifs. Et pour les médicaments avec ordonnance, souvent t'as un guichet exprès, au fond du magasin.
— Mais ils vont avoir la pilule du lendemain, ici ? demandé-je toujours aussi sceptique. T'es sûr ?
— Alice, je suis né dans ce pays, je te rappelle, rigole-t-il. Et c'est vrai qu'on dirait Carrefour Market, mais je t'assure qu'on est au bon endroit.
Nous nous avançons vers les guichets et Kyle tend sa marchandise au... pharmacien ? A qui il s'adresse en anglais. Je l'ai rarement entendu parler dans sa langue natale, et bordel, c'est tellement sexy. Son attitude, son langage corporel sont différents, même sa voix n'a pas la même tonalité, comme si le fait de parler une autre langue révélait une partie de lui plus intime encore.
Malgré cet élan d'attirance, qui nourrit encore davantage mes sentiments à son égard, je ne peux m'empêcher de douter. Le fait d'avoir cédé, cette nuit, était peut-être une erreur. Cette pulsion qui me pousse vers lui, comme happée par un sortilège, je n'y aurais pas résisté beaucoup plus longtemps. Un désir brûlant qui menaçait de s'incendier à tout moment.
Alcool ou non, j'aurais abdiqué. Mes sentiments s'entremêlent tandis que je l'observe effectuer son speech au vendeur : l'amour inconditionnel que je ressens pour lui et qui, je l'ai bien compris, ne me lâchera pas ; la force que cela me procure quand je suis à ses côtés ; l'amertume qui risque également de ne jamais totalement s'effacer ; l'once de colère et la culpabilité qu'il m'inspire aussi.
Car je sais qu'il souffre bien plus que moi, que son erreur le ramènera toujours en arrière, que contrairement à moi, il ne surmontera jamais vraiment ces quelques instants où il m'a percutée, et qui ont changé notre vie à tous les deux.
Le caissier m'observe, et je crois comprendre qu'il demande mon âge. Quand je lui réponds, il veut voir ma carte d'identité et Kyle pouffe.
— Faut avoir quinze ans pour avoir ce qu'on veut sans ordonnance.
Quoi ? Je ne me sens pas vexée, je me sens indignée ! Merde, je ne fais quand même pas quatorze ans alors que j'en ai vingt et un ! En même temps, il faut dire que le vendeur est loin d'être tout jeune et porte des lunettes ultra épaisses. Un autre côté désolant des Etats-Unis. Énormément de vieillards travaillent encore, même dans les chaînes de restauration rapide. Le rêve américain a un revers de médaille...
Le vendeur nous donne finalement ce dont nous avons besoin, et nous pouvons enfin sortir de cette pseudo pharmacie tiret supérette du coin, alias drugstore.
Dès que nous franchissons la porte, le soleil agresse nos rétines fatiguées et certainement encore imbibées d'alcool. Nos peaux paraissent pâles dans la lumière qui nous éclabousse.
Du coin de l'œil, je vois Kyle me scruter tandis que je marche en silence à ses côtés. Je me demande si lui aussi pense à cette nuit ; j'ai peur de lui faire part de ce que je ressens vraiment.
— Est-ce que ça va ? me questionne-t-il en fourrageant ses cheveux.
— Oui, oui...
Je reste un instant silencieuse, les sourcils froncés, mes mains jouant avec les anses du sac de la pharmacie. Il y a autre chose qui me préoccupe.
— C'est... l'idée de devoir prendre la pilule du lendemain. J'aime pas trop ça...
— Ça te fait flipper ?
Je hausse les épaules.
— Pas vraiment, mais... Enfin, j'espère que ça va pas trop me dérégler. Mais bon... On peut pas faire autrement.
Après un instant, je le regarde avec défi :
— Tu vois ? Je trouve ça injuste. Y aura jamais de pilule pour vous, les hommes. C'est à la femme de porter la responsabilité des erreurs commises ensemble.
Il se gratte le sourcil.
— J'ai jamais réfléchi à la question. Certainement parce que j'ai pas à me la poser. Et puis j'ai toujours utilisé des capotes avant hier soir.
Je mets ma main en visière pour pouvoir le regarder tout là-haut, sans être obligée de faire la grimace.
— S'il y avait une pilule pour homme, tu la prendrais ?
— J'avoue que j'en sais rien. Toucher à mes petits têtards me plairait pas trop. Mais après tout, les femmes doivent se bourrer d'hormones pour partager un plaisir à deux. Je suppose que je devrais accepter. De ne pas partager seulement le plaisir, quoi.
Nous arrivons aux pieds de la plage. Le bruit des vagues et du vent apaise mon cerveau bouillonnant. Parce que tout va se jouer d'ici quelques minutes. Nous allons mettre tout à plat ; j'angoisse de savoir ce que cela va engendrer. Et je ne veux pas inquiéter Kyle, ni lui faire mal. Mais je pense que nous ne sommes pas prêts.
Des chiens courent sur le sable, la langue pendant sur le côté. Ils ont l'air heureux, insouciants. Et quand je regarde leurs maîtres, ils arborent la même expression en observant leurs amis à quatre pattes. Peut-être que je devrais prendre un chien, moi aussi... J'esquisse un sourire à cette pensée ; je ne crois pas que ce soit vraiment la question du moment.
Nous finissons par nous asseoir à quelques mètres des vagues. L'un à côté de l'autre. Je n'ai pas envie d'amorcer cette discussion. Ressasser tout ce qui nous sépare, toutes nos erreurs, pour peut-être se perdre encore une fois. Et pourtant, pas le choix. Je sais qu'il faut passer par là.
Je me tourne dans la direction de celui que j'aime autant qu'il me fait souffrir. J'ai terriblement envie de lui prendre la main. Il doit sentir le poids de mon regard sur lui, parce que ses yeux finissent par percuter les miens.
— C'est bizarre... pensé-je tout haut. Par où commencer ?
Il soupire, semblant aussi désorienté et motivé que moi pour cette discussion à bâtons rompus. Nous nous lançons en même temps, nos mots s'entremêlant comme la poussière soulevée par le vent :
— Je suis désolé.
— J'ai lu tous tes mails, je lui dis abruptement en regardant les vagues s'échouer sur la rive.
Seul le souffle de l'écume creusant ses sillons dans le sable me répond. Et puis...
— Tu m'as dit le contraire, à Paris... me répond-il.
— Je ne les ai pas lus quand tu me les envoyais, tenté-je d'expliquer. Mais, plus tard.
Il déglutit avec peine en me dévisageant, attendant la suite, je suppose.
— J'aurais sûrement dû le faire avant, poursuis-je, mais j'ai pas pu... J'avais besoin de temps, je crois. Et là, tous ces mots... J'avais l'impression qu'on me rouvrait la plaie à chaque lettre, et merde... ça m'a fait tellement mal. Parce que j'ai beau ne pas avoir le droit de t'aimer, je n'y arrive pas. Mais je ne sais pas comment on peut...
— Tu peux pas savoir à quel point je m'en veux Alice, me coupe-t-il. J'y pense tout le temps.
Ma gorge émet un gloussement doux-amer.
— Je sais...
— Je me hais pour tout ce que j'ai pu te...
J'attrape une poignée de sable, et serre fort. Les grains piquent ma paume, comme s'ils voulaient pénétrer la barrière de ma peau. Je me concentre sur cette douleur, beaucoup plus simple à gérer que l'autre, celle sur le point de déborder en moi, comme ces vagues qui sont toutes prêtes à lécher et noyer nos baskets.
— Je me suis fait tellement de films, je tranche dans ses excuses. A propos du soir de l'accident, en essayant de comprendre comment t'as agi. Et de tout ce qui s'est passé après. De ta gentillesse et tes attentions. A me dire que tu faisais ça simplement pour te racheter.
Il se redresse, et ouvre la bouche. Mais je ne lui laisse pas le temps de répliquer.
— Mais avec le procès, et en lisant tes messages, je me suis aussi souvenue de tout ce qui s'est passé avant. Et avec tes mots, le fait que tu me répètes encore et encore que t'aurais agi exactement de la même façon si t'avais pas été responsable... Et finalement... Finalement, je... je te crois...
Ses yeux semblent incandescents. Son souffle coupé.
— J'ai eu si mal, Kyle. Te perdre... Ça a été plus douloureux encore que ma fracture et mon rêve de course brisé.
Je passe mes doigts sur ma joue, pour essuyer la larme solitaire qui s'est échappée.
— Si tu savais à quel point ça me démonte, me souffle-t-il. Tous les jours. J'arrive plus à vivre depuis...
— Oui... Je sais...
Je porte toute mon attention sur lui, me raccrochant au deux iris azur plutôt qu'à l'immensité bleue devant nous.
— Mais moi je te pardonne, je murmure.
Je vois tout à coup la digue céder, il est à la limite de pleurer. Il a du mal à croire ce que je lui avoue, j'imagine.
— Et tu vas devoir en faire autant, ajouté-je.
Il lâche un ricanement acerbe, en posant ses mains derrière lui, sur le sable.
— C'est pas possible, ça. Je peux pas me pardonner.
— Il va pourtant bien falloir, parce qu'on peut pas recommencer tous les deux avant ça.
Il ferme les yeux.
— C'est ton excuse pour me virer de ta vie proprement.
Quand il les rouvre, il n'a pas d'autre choix que d'affronter mon regard. Je me mets à genoux, et approche ma main pour la déposer sur sa joue.
— Ta culpabilité, elle va nous bouffer tous les deux. Parce que tu vas te soumettre à moi, te plier à mes moindres volontés, pour te faire pardonner. Et notre relation va recommencer sur de mauvaises bases. Tu comprends ?
Il referme les yeux.
— Je pourrais jamais me pardonner, Alice.
Quand il me laisse de nouveau entrevoir ses prunelles, je m'accroche à elles pour ne pas le laisser se noyer. Puis je retire ma main, et le vent qui s'engouffre sur ma paume balaie la sensation apaisante de notre contact.
— Il va falloir, j'affirme. Je veux bien t'aider. Comme une amie. Tu veux bien me laisser t'aider ?
— Damn shit, une amie... Tu te fous de moi. Tu sais que c'est pas possible.
Je vois l'amour qu'il me porte, et j'espère que lui aussi, ressent le mien.
— Est-ce que... Tu vois quelqu'un... pour en parler ? je lui demande.
— J'ai essayé quelques mois. Mais ça changeait rien, alors j'ai arrêté.
— Ça prend du temps, ces choses-là...
— En fait, j'avais plus la volonté d'y aller. Je crois que je préférais vivre avec tout ça. Parce que je me dis que... Je mérite au moins ça, être rongé par la culpabilité. Pour tout ce que je t'ai fait... Et puis... Sans ça, qu'est-ce qui me restait de toi ?
Mon ventre se compresse. Sa douleur et la mienne s'agrippent l'une à l'autre.
— Mais maintenant je suis là, je souffle. T'as plus besoin de cette culpabilité pour avancer.
Il rit âprement.
— Alice, comment peux-tu penser que je vais croire à ces conneries ? Ma culpabilité, elle est accrochée à chacune de mes cellules.
Comme cette minuscule douleur qui reste attelée à mon genou.
— J'arrive plus à avancer depuis que je t'ai perdue. Depuis l'accident, même. Te perdre, c'était perdre mon monde.
J'entends des ronflements bizarres et me retourne vers une boule de poils tout près de nous. Je bloque un instant sur le chien qui renifle nos affaires, et lève la patte...
— Hé ! Pchhhhiiiittt ! Va-t-en ! je crie.
Le chien vient d'uriner sur mon sac ! Je me relève et suis la satanée bestiole en le foudroyant des yeux. J'ai envie de courir et d'aller engueuler son maître. Je me tourne vers Kyle qui tient entre son pouce et son index mon sac plein de sable et de pipi de chien.
— Mon sac tout neuf acheté sur Second Street !
Comment démolir une conversation sérieuse en deux secondes ? Nos regards ne se lâchent plus, traversant les mêmes émotions : de la tristesse à la résignation, puis l'amusement nous fait plisser les yeux.
Kyle se lève, et je crève d'envie de lui attraper la main. Je me retiens. Pas encore, Alice, pas encore...
*****
Salut les loulous !
So sorry pour le retard... Et ça risque de s'empirer pour les prochains chapitres. On entre dans le dernier tiers de l'histoire, et j'ai un gros blocage pour démêler mes brouillons et idées. Donc, je ne vous promets rien niveau deadline pour la suite...
Ce chapitre n'a pas été super simple à écrire, je trouve que la discussion qu'Alice et Kyle devaient avoir était difficile à retranscrire, pour ne pas qu'il y ait trop de redites, que ce soit cohérent, mais pas trop long. Bref, j'espère qu'elle vous paraît crédible et qu'elle vous a convenue. Vos remarques sont les bienvenues ^^. Of course, ce n'est que le début, il y a encore des choses à dire...
Pour la musique, le petit chouchou de @DorothePlaquet Loic Nottet, et un clip trop beau avec son morceau 29 ❤️
Je ne peux pas trop vous dire à très vite, mais à bientôt pour la suite...
xoxo
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