Chapitre 19

KYLE

   Je pose la pile de bouquins que j'ai entre les mains sur mon étagère. Ils reprennent juste leur place habituelle, au fond. Les marques qu'ils avaient laissées il y a presque un an y sont toujours. Un regard circulaire où je scanne ma piaule me rend plutôt satisfait de moi-même, pour une fois.

— Putain, frérot ! Je peux marcher jusqu'à ton pieu !

Je tourne la tête vers Adam, qui vient de s'affaler sur mon lit.

— Ouais, je pourrais peut-être m'inscrire au Guinness des records.

Un mois pour ranger quelques cartons, rien que ça.

A croire que je n'avais vraiment pas envie de réaménager ici. Enfin, c'est toujours mieux que Paris, je suppose. Dire que si mon avocat ne m'avait pas proposé de faire cette demande pour changer de verdict auprès du juge d'application des peines, je devrais y être, là. Et savoir Alice à Long Beach m'aurait bien foutu les boules. Non, je préfère l'avoir tout près, malgré tout ce que ça apporte comme emmerdes dans ma tête. Au moins, je peux me renseigner sur son état en toute discrétion ; et surtout, je sais que je ne l'ai pas empêchée de réaliser un autre de ses rêves.

Je m'en veux un peu, d'avoir esquivé les travaux d'intérêt général. Je me dis que si le juge avait décidé que c'est ce que je méritais, et si Alice avait approuvé, j'aurais peut-être dû les faire. Apparemment, ce genre de sentence est souvent donné à des jeunes quand ils n'ont pas les moyens de payer d'amende. Mais pour moi, vu que je vis ici, ce n'est pas hyper justifié. Le voyage, ajouté au loyer parisien pour plus de six mois sans pouvoir bosser ne me place pas dans la même catégorie que ces personnes. 

Ce n'est pas que je me défile. J'ai déjà payé l'amende faramineuse qu'on m'a demandée à la place. Et je pensais surtout au bien-être d'Alice, et celui de mon frère, en prenant cette décision. Elle voulait couper tout contact. Me pointer chez elle aurait été la pire des idées, je suppose. Si j'avais su qu'elle débarquerait ici...

— Putain, j'ai envie de pioncer, là, marmonne Adam.

Je pince les lèvres en l'observant ; il a l'air d'une loque échouée sur mon pieu. Le voyage qu'on vient de se taper, les conférences, les rencontres, les nouvelles infos sur son état et son traitement, et le décalage horaire en prime l'ont achevé. Mais je crois que ces deux semaines ont été plus que bénéfiques.

On est allés au Québec, dans un centre qui a une approche différente du traitement des schizophrénies. Un truc avec moins de cachetons. Adam va bien en ce moment, mais il pionce tout le temps à cause des neuroleptiques. Alors avec ma mère, on se renseigne, pour avancer.

Elle, fait partie de plusieurs groupes d'entraide, américains et français, et elle me tient au courant de ses trouvailles, de ses rencontres, de ses meetings avec plusieurs associations. Et moi, je leur ai proposé, à Adam et elle, d'accompagner mon frère dans ce centre chez les caribous. Je crois que le fait que j'affronte avec eux cette nouvelle réalité leur fait du bien. Pour moi, c'est une première. J'ai appris à accepter la situation de mon frère. Maintenant il faut que j'apprenne à la vivre.

Je ne sais pas si ce voyage aboutira à quelque chose. Mais je crois que ça a au moins rempli un peu notre jarre à espoir quant à la stabilisation, voire la guérison d'Adam, qui sait.

— Viens, on va emmerder Jane, j'ai envie d'un café, proposé-je à mon frère en lui tendant la main pour l'aider à se relever.

C'est notre petite routine hebdomadaire. Faire chier mon ancienne coloc en lui demandant de dessiner une forme improbable sur nos cappuccinos. Et puis ce n'est jamais pour déplaire à Adam, de papoter avec la jolie rousse.

— OK, je te suis.

Quand nous sommes devant le comptoir du Polly's, je demande à Jane un papillon sur mon café. Mais la serveuse, elle, m'a demandé d'aller me faire foutre.

— Jane, elle a un copain ? me questionne Adam, tout en l'observant préparer nos boissons.

Elle est seule derrière le comptoir, à tout gérer. Dans les heures "creuses", c'est comme ça que ça fonctionne ici.

— Je crois pas.

Ni de copine, d'ailleurs.

— Tu te l'es faite, toi ?

— Hé, moins fort ! chuchoté-je en regardant autour de nous.

L'intéressée n'a pas dû entendre avec le bruit infernal de la machine à café. En même temps, je ne suis pas trop stressé avec ça. Adam me parle en français généralement. Et Jane capte que dalle à notre langue maternelle. C'était bien pratique pour bitcher sur tout le monde, quand on était plus jeune. Ouais, avant quoi.

— Non, c'est juste une pote, tu sais bien.

— Et voilà, les gars ! Regarde Adam, j'ai jamais aussi bien réussi ma feuille.

Je baisse la tête au-dessus de la tasse en carton que nous tend la skateuse, et je dois dire qu'en effet, elle a géré.

— Eh ! Et mon papillon, à moi ? je râle outré en regardant l'immondice de crème au-dessus de mon gobelet.

J'ai juste droit à un regard de tueuse en série, et un doigt d'honneur en prime.

— C'est vraiment... Vraiment joli. Merci Jane... minaude mon frérot.

L'abruti, il est mordu, y a pas de doute.

— Pas de quoi, lui répond-elle avec un grand sourire. J'ai craché dedans pour réussir à faire cette prouesse.

Adam fronce les sourcils un moment, l'air dégoûté.

— T'es con, je vais plus oser le boire, maintenant.

Jane lui balance une tape sur le bras, par-dessus le guichet.

— Ça va, ma salive, c'est de la salive de princesse.

— Ça, je veux bien te croire.

— Bon, si je vous dérange, faut me le dire, hein, je ronchonne pour la forme, accoudé au comptoir en train de mater leur parade nuptiale.

Il paraît que certains phoques gonflent leurs narines pour montrer leur attirance. Pas certain que je doive conseiller ça à mon frère. Il a plutôt l'air de se débrouiller tout seul, niveau gonflement.
Adam me lance un regard faussement mauvais.

— Ouais, tu nous déranges, en fait. Quel chiant, celui-là, ajoute-t-il en s'adressant à Jane.

— M'en parle pas. Je suis bien contente qu'il vive avec toi, maintenant. Tu me rends une belle faveur, Adam, tu sais ?

Elle lance un regard derrière nous, et son air espiègle disparaît.

— Bon, les gars, c'est pas que, mais y a la queue derrière vous, faut que je reprenne le boulot.

— OK, à plus, lance Adam d'un ton écoeurant de mièvrerie.

Il s'empare des deux boissons, et on se dirige vers la sortie, en vue d'aller les boire au bord de l'océan. S'enfermer ici, j'ai donné ces derniers jours.

Le lover de première est devant moi, et les gobelets brûlants entre les mains, il se dirige vers la sortie tandis que je range mon portefeuille. Quand la porte s'ouvre et qu'il se la prend en pleine gueule. Les boissons s'étalent sur le sol dans une forme de... papillon, on dirait. Bye bye, la jolie feuille de Jane.

— Putain, fais chier, râle Adam.

— Oh mince, I'm so sorry, j'entends dire en même temps une voix à l'accent français plus que prononcé ; une voix bien trop familière.

Et une petite blonde fluette se baisser en même temps que moi vers le drame au sol. Accroupis tous les trois, nos mains se mêlent pour ramasser les gobelets vides. Comme Adam avec la porte, je me prends en pleine face son air ahuri, ses billes d'ambre passant de lui à moi, de moi à lui. Qu'est-ce qu'elle fout là ? Mon cœur bondit de peur, le con. Ou de joie, je ne sais pas trop. Moi qui me foutais de mon frère tout à l'heure... Les narines, pense aux narines, mec. Ça marche peut-être au final.

— Kyle, murmure-t-elle. Euh... Désolée...

— C'est rien, t'en fait pas, la rassuré-je en me relevant.

— Tu... Tu parles français ? demande mon frère, en lançant un regard étonné vers Alice. Et vous vous connaissez ?

Ils se redressent tous les deux, chacun un gobelet à la main.

— Oui... Oui... Je le connais bien...

Avant que la situation ne devienne encore plus gênante, je balbutie :

— Je vais chercher de quoi nettoyer tout ça...

J'entends en partant vers la réserve du café :

— Tu dois être Adam, c'est ça ?

— Ouais, c'est ça ? Ce sont les yeux, hein ? Il paraît qu'on a les mêmes.

— Oui, tu ressembles beaucoup à Kyle, je trouve.

— Enfin, je suis plus beau gosse, quand même...

Je secoue la tête, avec un petit sourire en coin. Mais au moins, quand il est bien et qu'il retrouve un peu son humour, comme là, je me dis que tout de lui n'est pas parti en fumée avec sa maladie.

— Tu veux un coup de main ? me lance Jane. Tiens, prends ça.

Je m'empare du torchon humide qu'elle me tend et reviens vers le lieu du crime.

— Laisse, je vais le faire, c'est ma faute, déclare-t-elle, tout en tentant de me prendre le chiffon des mains. 

Nos doigts se frôlent, et malgré le tissu dégueu que je tiens, je trouve ça putain d'érotique. Fuck, j'ai pas le droit de penser à des trucs comme ça.

— Non, non. Je gère, t'embête pas, insisté-je.

— Alors, vous vous êtes connus à Paris, c'est ça ? questionne Adam.

On se regarde, Alice et moi, et je vois bien qu'elle est aussi gênée que moi.

— Ouais, c'est ça... on répond en cœur.

— Qu'est-ce que tu fais là ? je lui demande.

— Je viens voir ma coloc, elle m'a... proposé de passer lui faire un coucou... Tu sais, c'est Jane... J'imagine que tu la connais...

Elle lance un regard vers la rousse derrière le comptoir, tandis que je la zieute à mon tour par-dessus mon épaule, tout en épongeant la flaque papillonesque à terre.

— Ah mais t'es la coloc de Jane ? demande Adam. C'est marrant ça ; Kyle, tu savais ?

— Euh... Ouais, ouais. Je vais ranger tout ça dans la réserve. Adam, tu peux me donner un coup de main ?

— Au fait, c'est quoi, ton prénom ? demande mon frère en m'ignorant royalement.

— Alice...

— Alice...

Je le vois cogiter. Ouais, bordel, deux et deux, ça fait bien quatre, mec.

— Viens Adam, damn, je susurre entre mes dents.

— Alice ? Ah mais... T'es la Alice de Kyle, là ? Celle de Paris ? Putain, le truc de fou, non ? Tu m'avais pas dit, frérot !

Ouais, y a tant d'autres choses que je t'ai pas dites...

Je vois Alice super mal à l'aise. Nos regards se croisent, et elle doit voir le même embarras dans le mien. Ouais, c'était mon Alice... Mais ça ne l'est plus...

— C'est bien elle, mais... Enfin...

— Je vais vous commander vos cafés... nous sauve ma petite française en se dirigeant vers Jane.

— T'emmerdes pas, on y va, là.

Elle se retourne, le regard emplis de doute, je crois.

— Attends, je vais te rembourser alors, suggère-t-elle en sortant déjà son porte monnaies de son sac.

Je dépose ma main sur son bras pour diriger son attention vers moi.

— Laisse, je t'assure, c'est pas grave.

Ses yeux se harponnent aux miens, et je n'ai pas envie de la lâcher. J'ai cette impression qu'elle me demande autre chose... Non, je me fais des films, comme d'hab. Je me détourne histoire d'arrêter d'espérer du bullshit de bisounours.

J'attrape mon frère par le bras et nous dirige vers la sortie. Il se contorsionne, et je me demande si c'est pour mater Jane, Alice, ou...

— Mais et nos cafés ? Jane va nous les refaire...

— Laisse tomber pour cette fois, OK ?

— Qu'est-ce qu'elle fout là, Alice ? me demande Adam une fois qu'on est à l'extérieur.

Mon téléphone sonne et me sauve de ces explications que j'ai envie d'éviter. Je réponds, en me rendant compte que c'est Morgane.

— Hey, beau gosse ! Et si je venais te faire un coucou chez toi ?


*****

Coucou, 

Comment allez-vous ? 

Voilà, Kyle vous a expliqué le pourquoi du comment de son non départ 😋Les cartons, c'était juste qu'il n'avait pas défait ceux de sa coloc chez sa mère. Et son départ, un voyage pour son frère à Québec ^^ Ça vous va comme ça ?

Qu'avez-vous pensé de cette nouvelle entrevue entre Alice et Kyle ? Et Alice qui rencontre Adam... Elle en a tellement entendu parler, il était temps après tout ^^

Bon, bon... Et Morgane... Y a moyen que Savannah ne soit pas la seule à ajouter quelques obstacles T-T 

Les deux prochains chapitres sont ready, donc vous êtes sûr·e·s d'avoir la suite la semaine prochaine ❤️

Bisous à tou·te·s ❤️


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