Chapitre 73
Cela fait plus d'une semaine que Kyle m'a proposé de venir habiter chez lui le temps que je me remette sur pied. Jusque-là, je me refusais d'envisager cette solution, bien trop fière pour exposer mes faiblesses à mes amis. Et puis surtout par rapport à notre couple. C'est trop tôt. Et si ça recommençait comme avant...
Mais aujourd'hui je ne suis plus sûre de rien.
Enfermée dans cette cage familiale, dans ce bled paumé au milieu de nulle part, mon quotidien semble si monotone, fade et frustrant que j'ai l'impression de m'effriter un peu plus chaque jour passé ici. Lorsque je regarde par la fenêtre les chemins de campagne, ce qui fût mon terrain d'entraînement, je tressaute presque sur ma chaise tant mon corps, mes jambes crèvent d'envie de retrouver le contact du sol, l'échauffement des muscles sous le coup des foulées, le besoin d'avancer, d'aller chercher toujours un peu plus loin que mes limites.
Tout ça, c'est terminé.
Comme tous les lundis, mes parents ne travaillent pas aujourd'hui et sont à la maison. Et depuis mon retour ici, ces journées sont forcément marquées de disputes incessantes. Je crois qu'ils ne supportent plus ma présence, comme je ne supporte plus la leur. Ou du moins, ils sont tellement démunis face à mon mal-être qu'ils n'arrivent pas à gérer mes pertes de contrôle, lorsque je me laisse submerger par toute l'énergie, la frustration, la colère qui s'accumulent jour après jour dans mon corps immobile et ma tête impuissante.
Ce matin, nous nous sommes engueulés pour la énième fois. Mais un point de non retour a été franchi, et je sais pertinemment que j'en suis la seule fautive.
Il faut dire que le colis que je venais de recevoir ne m'a pas aidée à garder la tête froide. Je n'ai pas eu de nouvelles de Valentin depuis la dernière fois que je l'ai vu, le jour de l'accident, il y a un mois et demi. Je n'y ai que très peu pensé, me disant qu'il avait enfin compris que je souhaitais qu'il me laisse tranquille.
Dans sa missive, que j'ai ouvert de mes doigts agités, déchirant l'enveloppe avec agacement et froissant le papier sans scrupule, il me dit encore et encore à quel point il est désolé de m'avoir fait du mal, et m'apporte son soutien, que je ne souhaite pourtant pas, pour ma période de convalescence. Je ne savais même pas qu'il était au courant. Evidemment, tout se sait à La Ferté.
Accompagnant cette lettre absurde, ma gourmette. Ma gourmette. Celle que je lui avais confiée en échange de la sienne, en signe de l'amour que nous étions censés nous porter ces quelques mois de lycée où nous sommes sortis ensemble. La sienne est à la poubelle depuis longtemps. Lui, apparemment, l'a gardée tout ce temps.
Je suis contente de la récupérer, mais avant tout contrariée que ce petit bijou auquel je tenais tant, que ma grand-mère m'avait offert lorsque j'étais toute petite, est maintenant maculé par la crasse que m'a faite Valentin. A chaque fois que je regarderai cet objet, je reverrai ce salopard dans le reflet de l'or blanc. J'ai essayé d'oublier rapidement tout ça en rangeant l'objet dans un coin et jetant la lettre.
Et puis un geste anodin a fini de m'emporter. Il y avait cette petite table dans l'entrée que j'avais demandé à mes parents de déplacer parce que je me la prenais à chaque fois que je devais regagner ma chambre de fortune. Cette requête n'a jamais été prise en considération, ma mère et mon père pensant sûrement que ce n'était rien d'important. Mais ce matin, alors que mon siège a buté dans le meuble, je n'ai plus réussi à contenir mon exaspération. J'ai totalement perdu le contrôle, en insultant tout ce qui se trouvait autour de moi, personnes comme objets, repoussant avec violence la petite table pour la faire basculer ainsi que le téléphone, la lampe et le courrier qui s'y trouvaient dessus.
J'étais incapable de me maîtriser. Mes parents ont piqué une colère à leur tour, espérant certainement me faire redescendre ainsi, mais tout ce qu'ils tentaient d'effectuer ne faisait qu'empirer mon état. J'avais envie de les frapper, de leur cracher au visage toute la haine que je ressentais envers eux, envers cette situation, envers moi.
Au bout d'une bonne demi-heure, où j'ai bien failli dévaster leur salon dans son intégralité, mon père m'a serrée dans ses bras avec force, muselant chacun de mes mouvements. Je me suis mise à hurler, à me débattre jusqu'à ce que je comprenne qu'il ne céderait pas. Et j'ai pris en pleine poire son soutien, son amour, son message. Il ne me lâchera pas, quoiqu'il arrive. Il sera là.
Alors, tout doucement, je me suis calmée dans ses bras, relâchant muscle après muscle, mes cris devenant des pleurs, mes pleurs s'atténuant en gémissements pour enfin s'éteindre dans un silence presque apaisant. Nous sommes restés ainsi un long moment, mon père me transmettant sa force et son énergie dont j'avais éperdument besoin. Et puis j'ai fini par bredouiller :
- Je veux aller vivre chez Kyle.
Il n'a pas répondu tout de suite, me laissant poursuivre :
- Je ne peux plus supporter d'être ici, papa. Je suis trop isolée. Je n'y arrive plus.
- Je comprends.
Nous sommes retournés dans un mutisme prolongé avant que je fasse tomber la sentence :
- Je veux partir aujourd'hui. Maintenant.
Sans me lâcher, sans me regarder, il m'a demandé si j'étais sûre de ma décision. Tout contre lui, les yeux fermés, mon menton calé dans le creux de son cou, j'ai approuvé d'un mouvement de tête.
Ma mère m'a alors aidée à faire ma valise, et après avoir eu la confirmation enthousiaste de Kyle que son offre tenait toujours, nous sommes partis en voiture avec papa.
C'est pour cette raison que je me retrouve en compagnie de celui-ci, qui se coltine mes deux énormes sacs jusqu'à la porte d'entrée de Cara, Martin et Kyle.
Cette porte que je n'ai pas franchi depuis la fête du premier de l'an. Depuis près de trois mois. Et pourtant, je suis certainement là pour y rester un bon moment, à priori. J'espère que je fais le bon choix... Tout à coup, je suis prête à repartir vers l'ascenseur et oublier cette idée stupide.
Un bruit de clé et de serrure qu'on déverrouille se fait alors entendre, et nous sommes accueillis par Cara.
- Honey ! So glad to see you ! [Chérie !Tellement contente de te voir ! ] s'exclame-t-elle en m'étreignant chaleureusement. Hello Mister, enchantée de vous revoir. Come in ! [Entrez !]
Je remarque que mon chauffeur a du mal à se concentrer sur le visage de mon amie, au vu du décolleté ultra plongeant qui sied la poitrine opulente de la belle blonde. Ca me fait glousser de le voir un peu gêné, ne sachant pas où poser les yeux. A peine a-t-il avancé un pied dans l'entrée que Cara l'invective :
- Les chaussures. Monsieur, on retire les chaussures.
Elle finit tout de même par ajouter :
- Please.
Mon père, embarrassé par la situation et intimidé par cette grande poupée barbie autoritaire, n'ose plus bouger.
- Quant à toi, me dit-elle, il va falloir que tu rampes jusqu'à ta chambre. Pas de fauteuil roulant partout dans cet appart.
Je sens la tête de mon paternel se relever d'un coup vers l'anglaise, certainement choqué par ce qu'elle vient de balancer.
- Elle rigole papa.
Il se racle la gorge avant de répondre :
- Euh... Oui... D'accord, j'avais compris.
- Pour les chaussures, I'm not joking [Je ne rigole pas]. Après ça, explique-t-elle en pointant du doigt les pieds encore chaussés de mon père, vous aurez droit à un café. Deal ?
- Hmm... Deal... bredouille celui qui m'accompagne.
Elle lui serre énergiquement la main avant qu'il ne se décide finalement à enlever ses richelieu noires parfaitement cirées. Je me retiens de rire en le voyant ainsi, engoncé dans sa veste et ses chaussettes, les mains dans ses poches, le regard papillonnant de droite et de gauche.
A peine nous engageons nous dans le couloir pour aller déposer mes affaires dans la chambre de Kyle, qu'une petite tête se lève du canapé pour venir nous saluer. Martin avance nonchalamment vers nous avec un salut joyeux. Arrivé devant mon père, il lui serre la main amicalement. Et c'est à ce moment que je remarque son T-shirt. Je baisse la tête, une main devant les yeux, affligée par ce que j'y lis. Je suppose que mon père a lui aussi bien eu le temps de remarquer le vêtement jaune flashy et le logo "Sex Coach (First lesson free)" que porte mon espagnol préféré.
- Bonjour Martin, comment ça va depuis l'anniversaire d'Alice, j'entends mon accompagnateur demander d'une voix amusée.
Ils échangent trois banalités, puis je me dirige vers la chambre de Kyle, papa suivant mon avancée laborieuse. Lorsque j'ouvre la porte, j'ai un moment de bug. L'état de la pièce est pire que d'habitude. Une météorite aurait bombardé l'endroit que je n'en serais pas étonnée. Tournant la tête légèrement, je remarque que mon père doit avoir la même impression que moi. Oh my... Ces présentations avec mon nouveau lieu de vie ne se passent pas exactement comme je l'avais prévu. Pas sûr que mon petit papa chéri accepte de me laisser entre les mains des colocs endiablés. Encore heureux que ce soit lui et non ma mère qui m'ait accompagnée. J'ai beau avoir vingt et un ans et toutes mes dents, ça reste mes parents, inquiets pour leur progéniture à jamais, je suppose.
Après un long moment à chercher où il peut se débarrasser de mes valises, mon père trouve enfin un petit coin de sol vide où il entasse maladroitement les deux sacs. Je referme aussitôt la porte sur le chaos, priant pour que ce geste ait le pouvoir de faire oublier ce qu'il y a à l'intérieur.
- Kyle n'est pas là ? crié-je en direction de mes amis, luttant avec mon siège roulant pour reculer vers le couloir.
- Pas encore, non.
Je sors alors mon portable pour m'apercevoir qu'il m'a laissé un message, me prévenant qu'il était coincé dans le métro. Il était en cours aujourd'hui, lui...
En l'attendant, nous nous dirigeons vers le salon où Martin a déjà ramené de quoi grignoter. Alors que nous nous asseyons, Cara demande à mon paternel, d'une voix minaudante :
- Vous l'aimez comment votre café ? Très corsé, je parie.
Est-ce qu'elle lui ferait du gringue ? Non, en fait, je crois qu'elle aime simplement le mettre un peu mal à l'aise. Elle adore faire ça. Je me rappelle encore les premières fois où je suis venue ici, mes joues s'enflammant à chacune de mes rencontres avec la belle anglaise railleuse.
- Euh... Pas trop quand même, bredouille le concerné.
Nous passons un petit moment ensemble, mon père acceptant par politesse tout ce que Martin lui offre, Cara ne perdant pas le nord, continuant à le titiller de son humour grinçant et son ton impassible. Je crois qu'il y en a au moins une qui s'amuse bien.
Et puis l'heure est venue pour papa de repartir. Après une petite accolade et des mots réconfortants, il me laisse débuter cette nouvelle étape de ma vie.
Peu de temps après, Kyle arrive enfin. Il me pose mille questions sur mon état, comme d'habitude, m'inspectant sous toutes les coutures à m'en faire glousser tellement c'en est limite ridicule. Et tout ce qui me vient à l'esprit lorsqu'il finit enfin par m'étreindre est que je vais avoir ces bras protecteurs à portée de mains durant les prochaines semaines. Rien que cela me fait estimer que j'ai pris la bonne décision en venant vivre ici.
Un trêve. Une trêve dans mon combat solitaire.
Voilà ! Je crois que la décision d'Alice fait des heureuses, non ? 😋
Que j'aime Flora Cash 😍😍😍. Et que j'aime ce morceau 😍😍😍. Vous connaissez ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top