Chapitre 72

   Après la nuit la plus paisible que j'ai passée depuis mon accident, je suis réveillée par une caresse délicate. Je tourne la tête vers mon partenaire, qui, comme le week-end dernier, est resté dormir auprès de moi.

Je n'attendais que ça, que cette semaine se termine, laissant de nouveau défiler passivement les longues journées d'ennuis, les unes après les autres, afin de me retrouver de nouveau dans les bras de Kyle.

J'ai pourtant essayé de me concentrer sur les cours que j'ai pu récupérer, ou mes séances de kiné pour progresser plus rapidement. Clément a même tenté de me divertir en faisant avec moi quelques parties de courses de voiture sur sa Xbox, mais je sentais que le mode "risque d'avalanche imminent" serait bientôt activé, prête à tout dévaster sur mon passage.

Axel a dû le sentir, car il est venu me rendre visite en milieu de semaine. Histoire de sortir la lionne en cage que je suis devenue, il m'a conduite un peu dehors pour profiter des quelques rayons de soleil que ce mois de mars nous offrait enfin, après des semaines sous la grisaille et le froid, emblématiques des longs hivers de la région parisienne.

Poussant le siège roulant sur l'allée caillouteuse de mon lotissement, mon meilleur ami a vite compris, autant que moi, que la balade n'allait pas durer bien longtemps. Mais au moins, j'ai réussi à en rire avec lui. Je ne saurais dire si c'était nerveux, si les secousses du trajet chaotique me brinquebalant de tous les côtés m'aidaient à prendre la situation avec dérision, ou encore si les ondes positives qu'Axel dégageait y étaient pour quelque chose, mais au final, c'est le seul moment de la semaine où je me suis sentie à peu près bien.

Il m'a même parlé de ses amours. Je crois qu'il me pensait vraiment au bout du rouleau pour en arriver là.

— Alors tu vas me le présenter ? ai-je tenté d'une voix espiègle. Histoire que je valide ton choix, quoi.

Il a arrêté de me pousser avant de s'exclamer :

— C'est pas au programme pour l'instant. Il faut déjà que moi je valide.

— OK. prends le temps qu'il te faut alors...

Et puis il a fait demi-tour pour qu'on rentre. Discussion close. Message reçu.

Mais ces moments passés avec Axel, les heures toujours plus nombreuses accrochée au téléphone avec un certain américain, rien de tout cela n'était suffisant pour contenir l'énergie dévastatrice proliférant en moi, prête à se déverser en onde vénéneuse dès la première contrariété.

Et puis le week-end est enfin arrivé. Et Kyle avec. Il s'est tout de suite rendu compte de mon état électrique. Lorsque mon basketteur a franchi la porte d'entrée, j'étais en train de m'énerver contre mon frère. Clément n'a pas levé le petit doigt pour faire à manger, ni débarrasser, et j'ai vu rouge, parce que mince ! Il n'est même pas fichu de m'aider alors que je suis coincée par cette satanée jambe. Qu'est-ce qu'il lui faut de plus ? Il a fini par partir en braillant qu'il n'avait qu'une hâte, que je me casse d'ici. Et a claqué la porte, faisant vibrer toute la maison.

Il y eu alors un grand silence. Kyle s'est tourné vers moi, ses yeux tentant de harponner les miens, d'y infiltrer une lueur apaisante.

Et ça m'énervait encore plus.

Alors il s'est incliné pour s'emparer de mon visage et m'embrasser tendrement, jusqu'à ce que les battements de mon coeur reprennent un rythme régulier, sentant la vague de colère se rétracter presque entièrement derrière les dunes d'accalmie qu'il avait érigées en moi.

La journée a pu reprendre son cours, comme tous ces samedis que je partageais avec mon amoureux. Nous nous sommes pelotonnés devant la télé, à grignoter des tas de biscuits et chocolats qu'il avait ramenés. Tout ce qu'il fallait pour me faire oublier mon irritabilité des jours précédents.

Mon immobilité et ces cochonneries qu'on se boulotte tous les week-ends risquent bien d'engendrer un sacré tournant sur ma silhouette. Un tournant convexe. Mais je m'en fiche royalement pour l'instant.

Et puis le soir venu, de nouveau, Kyle est resté dormir avec moi, faisant fuir mes cauchemars et inquiétudes tel un guerrier combattant les démons du crépuscule.

   En ce dimanche matin, alors que je l'observe de mes yeux mi-clos, éblouie par les quelques rais de lumière qui percent le tissu épais de mes rideaux beiges, il me lance sans même un bonjour :

— J'ai eu une idée, cette semaine.

D'une voix ensommeillée, je tente de bafouiller un oui de questionnement.

— Je me disais que... Tu pourrais peut-être venir vivre avec Cara, Martin et moi.

Devant mon silence et mon air certainement stupéfait, il ajoute.

— Enfin... Juste le temps de te requinquer. On a un ascenseur, tu serais à Paris, entourée de tes potes. Et tu ne serais pas obligée d'aller dormir dans ce centre de rééducation. Tu pourrais y aller seulement la journée et être avec nous le reste du temps.

Je reste figée devant cette douce attention à laquelle je ne m'attendais absolument pas.

— Ta proposition me touche beaucoup, Kyle. Mais... Je ne peux pas.

Il change de position, s'accoudant sur un bras pour se trouver bien en face de moi, arborant un air nonchalant malgré la solennité de sa proposition. Le froissement des draps provoqué par ses mouvements me déconcentre un peu.

— Pourquoi ? me demande-t-il l'air de rien, comme si mon refus n'avait pas vraiment de sens.

Pourtant...

— C'est beaucoup trop tôt.

— Je sais que c'est tôt, mais si ça te facilite la vie ?

— On vient juste de se remettre ensemble, Kyle, c'est trop risqué.

— Ecoute, je me rends compte que j'y vais vite. Mais là je pense surtout à ton bien. Ou alors pourquoi tu n'irais pas chez Axel ?

— Ce n'est pas possible. Il n'a pas d'ascenseur.

— Ou je peux te laisser ma chambre si tu veux. Et moi... J'irai chez un pote, ou même chez toi.

— Non ! non, c'est hors de question !

— Ecoute, je veux rien t'imposer d'accord ? Si tu le sens pas, je comprends. Mais sache que si tu ne supportes plus de rester ici, tu es la bienvenue chez nous. Tu veux bien y réfléchir ?

Et puis je ne veux pas être un boulet. Si j'accepte, je vais traîner tout le temps chez eux, avec mes états d'âme et mes coups de blues, et mon corps tout abîmé. Hors de question que tous les trois me voient comme une charge.

— En plus je vais vous gêner, marmonné-je plutôt pour moi-même.

— Pourquoi tu nous gênerais ? Au contraire.

— Je n'ai pas besoin de votre pitié.

Il soupire d'agacement.

— Arrête avec ça. Tu crois que tes potes sont venus par pitié, la semaine dernière ? Ils sont venus parce qu'ils t'aiment. Si Axel se cassait une jambe, tu le prendrais en pitié peut-être ?

J'y réfléchis un instant.

— Non, bien sûr que non.

Je serais là pour lui sans me poser de questions, évidemment.

— Mais peu importe. Je ne veux pas me montrer comme ça, insisté-je.

— Alors tu vas rester recluse dans ton petit coin jusqu'à ce que tu retrouves la forme ? Sérieusement Alice, c'est pas une solution et tu le sais.

Il est en train de jouer avec mes nerfs, sans même s'en rendre compte.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Le peu de fois où je suis sortie faire les courses avec ma mère, je vois bien les regards des gens. Soit ils sont compatissants, soit ils ont peur que je les contamine avec mon siège roulant !

Il marque une pause, les sourcils froncés, l'air troublé par mon emportement, avant de me répondre :

— Ecoute, je veux juste que tu ailles bien. Je suis tellement désolé de ce qui t'arrive baby. Si je pouvais prendre ta place, je le ferais sans même avoir à y réfléchir.

Après un instant il ajoute :

— Et si venir chez nous peut t'aider à te sentir mieux...

Il me regarde, cherchant à percer ma bulle d'anxiété, la diluer dans le bleu apaisant de ses prunelles si expressives, avant de poursuivre :

— Viens habiter avec nous. J'en ai déjà parlé à Cara et Martin. Tu sais bien qu'ils t'adorent. Et puis Cara pense que je vais faire plus d'efforts niveau rangement et ménage, comme tu seras là. Bon... Je lui ai pas dit qu'elle se faisait des films...

Je ne peux éviter le sourire qui se dessine sur mes lèvres. En réalité, j'en ai très envie mais...

— Je ne suis pas capable de cacher mes coups de blues, Kyle. Et je n'ai pas envie de plomber l'ambiance de votre coloc du bonheur.

— Pfff... Notre coloc du bonheur ? Sérieusement ? Nous aussi on a des moments où ça va pas. Comme tout le monde. Et tu t'en rendras compte quand tu viendras vivre chez nous. Tu crois pas qu'ils ont dû nous supporter, moi et mon foutu caractère, quand on était séparés ?

Je secoue la tête plusieurs fois pour me persuader que je prends la bonne décision.

— Non, non. Je ne viendrais pas. Merci, mais je ne veux pas.

Il se penche pour m'embrasser tendrement.

— Réfléchis-y au moins, d'accord ? Je... Tu peux venir quand tu veux.

— On verra, dis-je pour clore le sujet.

Mais je me dis que le plus dur est derrière moi. Dans une semaine, j'échangerai mon siège pour les béquilles, dans deux, je commencerai le centre de rééducation.

Je vais quitter une prison pour une autre...

Peu importe. C'est mon chemin. Et je ne vais certainement pas l'imposer à d'autres.

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