Chapitre 68
Malgré une nuit agitée par mon cerveau bouillonnant et ce corps que je ne peux bouger sans en sentir la douleur attelée à la moindre de ses parcelles, je me suis réveillée plutôt enthousiaste à l'idée de partir de ce service de surveillance extrême. Comme le médecin me l'avait promis, j'ai été transférée dans une autre aile de l'hôpital, pour me retrouver dans une chambre bien plus calme, sans toutes ces machines oppressantes. Une chambre fermée, avec une vraie porte, une chambre où mes amis vont pouvoir venir me rendre visite. Même si je ne suis pas vraiment sûre de vouloir les accueillir ici, honteuse de me montrer dans cet état.
Alors que l'infirmière venant d'effectuer toute une série de soins plus ou moins agréables est sur le point de partir, quelqu'un toque à la porte. Celle-ci s'entrebaille et la frimousse d'Axel apparaît.
— Oh pardon, on repassera... dit-il en voyant l'infirmière.
— Non, non, vous pouvez entrer, je suis sur le départ.
La femme en blouse médicale écarte la porte et part avec un dernier sourire à mon égard, tandis qu'Axel avance dans la pièce.
— Je ne te dérange pas ? tente-t-il de sa voix timide.
— Non, bien sûr que non. C'est vraiment sympa d'être venu. Désolée, je suis...
Je baisse la tête vers la large blouse d'hôpital qui couvre mon buste sans trop savoir quoi ajouter. Axel s'approchent de mon lit.
— Arrête. On s'en fiche. Content de te revoir en un seul morceau, ma belle.
Tandis qu'il se penche pour me faire une bise chaleureuse, je l'étreins affectueusement, me réjouissant sincèrement de sa présence.
— Tu m'as fait une de ces peurs, Alice !
— Ca va maintenant, t'inquiète pas.
Après avoir profité de cet instant de tendresse qui me donne l'impression d'avoir un peu régénéré mes batteries, je me recule pour l'observer. Je vois bien à travers son expression qu'il se restreint de me questionner, qu'il aimerait mieux comprendre ce qui s'est passé ce soir-là. Mais je ne comprends pas moi-même, à vrai dire.
— Comment tu te sens ? Enfin... Je veux dire, je sais bien que c'est pas la panacée, mais...
— Ca va un peu mieux, tenté-je de le convaincre.
Je ne vais certainement pas m'apitoyer sur mon sort devant lui en évoquant la douleur de ma jambe qui me tiraille sans relâche et surtout, surtout, ce rêve qui en dépendait, de cette jambe, ce rêve évaporé, ce rêve qui restera à l'état de rêve. Ou plutôt de regret.
— Est-ce que tu as besoin que je te rapporte des choses de chez toi ? Des vêtements ? Ton ordinateur ?
— Ne t'embête pas, mes parents vont s'en charger aujourd'hui.
— Je suis passé te voir hier aussi, mais ils ne m'ont pas laissé te rendre visite.
— Oui, je sais, maman m'a prévenue.
— Et... Kyle aussi est passé...
C'est à son tour de guetter ma réaction, que je tente de cacher piteusement sous un masque neutre. Mais il me connaît trop bien pour ne pas se rendre compte que l'évocation de ce prénom me chamboule plus que de raison.
— Je sais aussi, murmuré-je les yeux sur mes mains.
Axel se racle la gorge avant de me déclarer :
— Hmm... En fait, il est là. Aujourd'hui.
Je plante aussitôt mes yeux dans ceux de mon ami, puis vers la porte, effrayée par ce qu'elle pourrait me révéler. Je crève d'envie de voir Kyle, de me laisser aller dans ses bras, enivrer par ses baisers, imaginant qu'il pourrait me réconforter plus que n'importe qui.
Mais je ne pense pas en être capable. Pas maintenant. Pas dans cet état. Pas comme ça. Parce qu'il y a trop de choses qui nous séparent. Trop de non-dits qui entravent notre chemin. Comment pourrait-on faire comme si de rien n'était, alors que depuis des semaines, notre principal moyen de communication est la discorde ? C'est une bataille que je suis incapable de mener à l'heure actuelle, alors que je me bats avec moi-même pour ne pas sombrer dans les eaux troubles et profondes vers lesquelles m'attire ma raison, incapable de penser à autre chose que ce genou morcelé responsable de la remise en cause de mon avenir.
— Pas aujourd'hui, supplié-je presque Axel d'un ton las.
— Pas de problème. Il... Il s'en doutait de toute façon.
Il se lève avant d'ajouter :
— Je vais juste le prévenir et je reviens.
Alors qu'il se dirige vers la porte, je suis tout à coup prise de frayeur :
— Attends !
Axel se retourne, la main déjà sur la poignée :
— C'est aujourd'hui qu'il repart ?
L'idée qu'il prenne l'avion pour retourner définitivement chez lui me rend tant fébrile que je remercie ce lit, que je rêve pourtant de quitter, de soutenir mon corps abîmé.
— Non. Il a décalé son vol.
Mes épaules contractées, ma respiration contenue se relâchent légèrement.
— A quand ?
— Je ne sais pas. Pas avant que tu sortes de là en tout cas, je pense.
Il patiente un instant, scrutant mon visage pour y voir ma dernière hésitation s'éclipser. Pas aujourd'hui. Il se faufile alors à l'extérieur de la chambre pour refermer discrètement la porte derrière lui.
L'imaginer en train de parler à Kyle, juste là, derrière ce mur, me fait tourner la tête encore davantage, assaillie tout à la fois par la joie et l'angoisse. Mon coeur tambourine tellement fort, que je ne serais pas étonnée que les deux garçons soient capables de l'entendre derrière cette porte que je crève d'envie d'ouvrir. Mais non, pas aujourd'hui.
Alors Axel revient. Tout seul. Et j'ai beaucoup de mal à me concentrer sur notre conversation durant la petite heure où il me tient compagnie. Kyle me manque.
A la fin de la semaine, Axel, comme tous les jours, vient de nouveau me rendre visite. Suivi de Kyle. Parce qu'après ces quelques temps seule dans cette chambre sans âme, attendant l'opération avec une anxiété croissante, repensant à l'accident qui aurait pu me coûter la vie, je veux le revoir avant de passer sur le billard. On ne sait jamais...
Lorsque Kyle entre dans la pièce et braque ses prunelles azurines sur moi, une exquise contraction se distillant dans mon abdomen atteste des sentiments que je porte encore et toujours à son égard.
Je ne l'ai pas revu depuis notre altercation devant chez moi et les mots acerbes que nous nous sommes jetés au visage, blessants comme des pierres atteignant leur cible pour l'abîmer un peu plus à chaque impact. Presque une semaine avant l'accident.
A ce souvenir, un sentiment d'accablement s'empare de moi. Ai-je vraiment envie qu'il soit là ? Suis-je capable d'encaisser cette rencontre ? Après toute cette période où il me soufflait le chaud et le froid ? Je n'ai certainement pas besoin de quelqu'un pour morceler les restes de mon coeur.
En outre, je me sens honteuse. Il me voit ainsi, amoindrie, immobile, handicapée, épuisée. Je me recroqueville dans mon lit, comme si cela pouvait cacher un peu l'état dans lequel je me trouve, et repousse machinalement mes cheveux sur mon épaule d'un geste malaisé. Axel, comme à chacune de ses visites, me serre dans ses bras un instant en signe de bonjour.
Lorsqu'il se recule, une gêne s'empare de nous trois, sachant pertinemment que Kyle et moi devons nous expliquer. Nous nous sommes disputés au téléphone peu avant l'accident, scellant presque notre relation. Puisqu'il devait partir. Il aurait dû partir, normalement... Définitivement.
— Comment tu te sens ? Tu as encore mal ? me demande-t-il d'une voix mal assurée.
— Ca va un peu mieux, les médicaments m'aident bien, je réponds sans un regard vers lui.
— Hmmm... Je vais aller me chercher un café, annonce alors Axel. Vous voulez quelque chose ?
— Non merci.
La voix de Kyle fait écho à la mienne. Mon ami d'enfance s'éclipse tandis que nous préférons suivre des yeux son départ plutôt que d'affronter le regard de l'autre. Et puis je me tourne finalement vers celui que j'aime au delà du possible, malgré tout. Il se frotte la nuque. Embarrassé tout autant que lui, je finis pourtant par rompre le silence.
— Tu n'es pas rentré à Long Beach finalement.
Il plante enfin ses apatites dans mes iris ambrés. Ce que j'y vois me déroute. Parce que le bleu est encerclé de rouge, comme s'il avait pleuré. Ou simplement pas dormi...
— Et te laisser dans cet état ? Bien sûr que non.
Sa réponse catégorique relance le pincement qui titille mon abdomen depuis qu'il se trouve dans la même pièce que moi.
— Et ton frère ? le questionné-je sans détour.
Son regard, ses gestes se figent, sa mâchoire se contractant, au point que l'espace d'un instant, je me dis que rien n'a changé. Il ne parlera pas.
— Cara m'a expliqué... tenté-je de préciser afin qu'il sache que je suis au courant de la tentative de suicide de son aîné.
Il passe une main sur son front, finit par inspirer amplement, et prend apparemment sur lui pour m'annoncer qu'il est hors de danger maintenant. Je ne suis pas étonnée par le ton détaché et froid qui enveloppent ses mots, comme à chaque fois qu'on s'approche un peu trop près de son histoire. Pourtant, j'y décèle aussi une fébrilité à peine dissimulée.
— Et tu ne souhaites pas être à ses côtés malgré tout ?
Il soupire, résigné par mon indiscrétion. Ou par l'état de son frère ?
— Ce n'est ni la première, ni la dernière fois qu'il tente de mettre fin à ses jours.
Wow ! Nouvelle information qui me laisse sans voix. Après un instant où il paraît ne plus respirer, il ajoute :
— Mon frère est schizophrène. Sous une forme... grave, disons.
Sidérée par cette révélation supplémentaire, je finis par lui demander :
— Mais... Pourquoi m'avoir dit qu'il était... mort alors ?
Je sens qu'il est tout prêt de perdre son calme. Il se frotte vigoureusement le visage des deux mains avant de couper court à cette amorce de dialogue.
— Je ne t'ai jamais dit ça. Ecoute, c'est compliqué.
Je détourne le regard, le posant machinalement sur la petite table à ma gauche. Seul meuble de la chambre, mis à part une chaise qui y est accolée et mon lit. Rien n'a changé. Rien ne changera.
Pourtant, il doit s'apercevoir de la conclusion qui vient à mon esprit, parce qu'il s'avance vers moi, fait grincer la chaise pour la rapprocher de mon lit. Une fois assis, il se campe bien en face de moi. Ses yeux reflètent un profond désarroi et je dois résister pour ne pas détourner les miens. La voix chevrotante, comme jamais je ne lui ai entendue, il reprend la parole.
— Je suis désolé. Tout est ma faute. Si tu savais comme je regrette les moindres de mes gestes et paroles depuis que je suis revenu de chez moi.
Il ferme les yeux et laisse passer un instant avant de reprendre, la voix presque enrouée :
— Et ma première erreur a été de rompre avec toi. Je pensais t'éloigner pour éviter de te faire du mal. Et c'est tout l'inverse qui est arrivé. Je t'aime comme un malade, Alice. Fuck... Et maintenant tu es... là. Tout ça à cause de moi.
Il s'interrompt, pose son front dans l'une de ses grandes mains, me donnant l'impression qu'il va s'écrouler d'une seconde à l'autre, jusqu'à ce qu'il poursuive :
— J'ai voulu esquiver le problème. Et il a fallu que tu sois dans cet état pour m'apercevoir à quel point j'ai tout détruit. Je regrette tellement ! Si tu savais comme je regrette !
Je n'ai rien à répondre à cela, bien trop décontenancée par sa tirade. Prenant mon silence pour une incitation à en dire davantage, il accroche de nouveau ses iris aux miennes.
— Je ferai tout pour réparer mes erreurs. Je ferai tout pour te rendre heureuse, Alice. Laisse-moi rester dans ta vie. Je... L'autre jour, tu m'as donné un ultimatum. Soit je partais définitivement, soit je te faisais confiance et te donnais entièrement la mienne. S'il te plaît, repose-moi la question...
Je me sens clouée au lit par ses mots et m'enferme dans un mutisme interminable.
— S'il te plaît, repose-moi ton ultimatum. Une dernière f...
— Je ne pourrai peut-être plus jamais courir, je le coupe.
Je me fiche de ses excuses, là maintenant, je me fiche de sa culpabilité et ses remords quant au mal qu'il a pu me faire ces derniers temps. Ca me paraît presque futile en comparaison à ce qui vient de m'arriver. Tout ce à quoi je pense, c'est à mon rêve détruit.
Il relève la tête pour me regarder avec intensité, déglutit avec peine pour murmurer :
— Je sais...
Je ferme les yeux, tout à coup épuisée par cette lutte qu'on s'inflige depuis des semaines. Qu'il m'a infligée. Moi aussi je l'aime à en devenir dingue. Mais je suis éreintée. Par l'accident. Par ce qui m'attend après. Par Kyle. Je prends le temps d'inspirer plusieurs fois avant de lui donner une réponse claire et assurée.
— J'ai besoin de temps. Et j'ai besoin que tu me prouves que tu es sincère. Que tu me fais réellement confiance. Que tu souhaites vraiment que je fasse partie de ton monde. Et pas seulement pour ces quelques mois que tu vis ici, en France. J'ai besoin que tu t'ouvres à moi, Kyle. Je ne veux pas te forcer à me révéler tes problèmes. Simplement, j'ai l'impression que je ne te connais que partiellement. Et je ne peux pas te faire confiance moi non plus.
Ces mots, je les ai en travers de la gorge depuis des mois. Même avant son départ ils étaient là, laissant émergés ces derniers écueils sur lesquels ma confiance en lui risquait de s'échouer. Je sens un poids enfin s'évader, me laissant respirer un peu mieux. Après un long moment à nous observer, un instant en suspens, il me dit presque solennellement :
— Je vais tout te raconter. Je te le promets.
Il se tourne vers la porte de la chambre pour ajouter plus légèrement :
— Axel ne va pas tarder. Mais demain, si tu acceptes, je reviendrai seul et te raconterai tout ce que tu veux savoir sur moi.
Encore une fois, je le considère, pesant le pour et le contre. Dois-je encore essayer de m'accrocher à cet amour, si fort qu'il pourrait encore me démolir davantage ? Est-ce un risque que je suis prête à prendre ? En ai-je ne serait-ce que la force ?
— D'accord.
Nous nous dévisageons un long moment, silencieux, et il paraît un peu plus serein. Il tente un mouvement de la main vers moi avant de se raviser. Je ne lui appartient plus.
— Merci, souffle-t-il, une lueur d'espoir arrimée à son visage.
Avant que j'ai le temps de répondre, on toque à la porte. Sans le quitter des yeux, je crie :
— Entrez !
Axel se glisse dans la pièce, nous jaugeant afin de savoir s'il est arrivé au mauvais ou au bon moment.
— J'ai pris des pains au chocolat. C'est la boulangerie juste en face de l'hôpital. Je ne sais pas ce que ça vaut, mais ça doit toujours être meilleur que les plateaux qu'on te sert.
J'esquisse un sourire sincère et lui souffle un remerciement.
Kyle s'éclipse rapidement après cela, en me demandant auparavant si ça allait, s'il pouvait faire quelque chose pour m'aider, et si j'avais besoin de quoique ce soit. J'ai besoin de réponses. Et puis je termine l'après-midi en compagnie de mon meilleur ami.
Demain, je saurai enfin si l'homme que j'aime envisage un réel avenir avec moi. Mais moi, est-ce que je l'envisage encore ?
Oooouuuh ! On dirait bien qu'après 68 chapitres, vous allez ENFIN connaître l'histoire de Kyle 😂😂😂. I know, I know... Comme dit mon papa, vieux motard que jamais 😜
Sinon, sorry les loulous, mais je vais reprendre le rythme d'un chapitre par semaine, et ce sûrement jusqu'à la fin du tome 1 : pour me laisser bien le temps de peaufiner les derniers chapitres, et pour, peut-être aussi, commencer à écrire tout doucement le tome 2 😊
Cheers ❤
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