Chapitre 65

Sur les quais du canal de l'Ourcq, j'attends celui qui est censé me rejoindre d'un moment à l'autre. Je ne pensais jamais le revoir après la discussion houleuse que nous avions eue. J'étais sûre et certaine que c'était terminé pour de bon. D'autant que c'est moi qui ai mis un terme définitif à cela. J'ai pu dire ce que j'avais à dire, et j'étais persuadée que je ne le reverrais pas.

Pourtant, Valentin a tenté de me joindre plusieurs fois depuis notre entrevue à la Ferté, pendant les vacances de Noël. Je ne lui ai jamais répondu. Ni à ses voeux de bonne année, ni à ses excuses répétées pour tout le mal qu'il m'a fait il y a quelques années.

Mais aujourd'hui, je n'ai pas eu d'autre choix que d'accepter ce rendez-vous. Il m'a laissé plusieurs messages, m'expliquant qu'il avait quelque chose d'important à me dire et que ça concernait Kyle.

Malgré le comportement inacceptable de ce dernier, malgré les disputes incessantes que nous nous infligeons depuis son retour des Etats-Unis, frôlant l'amour autant que la haine, je ne peux pas laisser Valentin porter plainte contre lui. Je m'en sentirai coupable, et ça ne ferait qu'envenimer la situation entre nous.

Alors j'ai pris sur moi, et accepté de le rencontrer. Encore une fois. Je ne lui ai cependant pas parlé au téléphone, préférant de loin échanger avec lui par textos. Quelques caractères sporadiques me paraissent déjà bien trop lui offrir.

Après cet ultime rendez-vous avec le passé, je retrouverai Cara, Axel et Hugo dans un bar juste à côté, dans le même quartier. Je me suis dit que j'aurais besoin de soutien une fois cette nouvelle confrontation terminée. Et pour cela, quoi de mieux que de passer une bonne soirée avec mes amis dans un endroit que j'apprécie.

Assise sur un muret face au canal, séparée de l'eau par les berges pavées, j'essaie de me concentrer sur ce qui m'entoure plutôt que ce qui tourbillonne dans ma tête. Il fait sombre en cette fin d'après-midi, et le lampadaire juste au dessus de moi n'est pas suffisant pour m'aider à discerner les quelques silhouettes qui déambulent le long du quai. Je suis assez isolée à vrai dire, et cela ne me rassure pas beaucoup. Je repense à ces soirées où je suis venue me balader dans le coin, profiter des beaux jours, comme tout le monde, pour pique niquer et boire un petit verre au bord du canal. Ces soirs là, les berges sont parfois noires de monde et l'ambiance est conviviale. L'atmosphère glaciale d'aujourd'hui s'y apparente autant que l'été ressemble à l'hiver.

Une péniche glisse tranquillement sur le canal, la lumière qui s'y dégage, éblouissante, perce l'obscurité. Le bateau emporte certainement avec lui sa cargaison dans le centre de la capitale. Je me demande ce que ça peut bien être. Du vin peut-être, ou des matériaux industriels. Une fois l'embarcation éloignée, un frisson me parcourt, de froid teinté d'anxiété. Je décide de me lever, m'apprêtant à partir en direction du bar le plus proche lorsque j'entends :

- Salut Alice.

Je pivote la tête vers Valentin.

- Salut.

- Je suis vraiment content de te voir.

Il paraît hésiter à s'approcher de moi pour une accolade ou une bise. Il peut toujours courir.

- Merci d'avoir accepté ce rendez-vous, ajoute-t-il alors avec embarras.

- C'est pas comme si tu m'avais laissé le choix, je réponds sur la défensive. Je n'ai pas beaucoup de temps, alors allons-y.

- Désolé, j'avais quelque chose de vraiment important à te dire.

Je ne prends même pas la peine de répliquer. A quoi bon user de ma salive inutilement. On se met en route vers un café alors que le nouveau venu se tourne vers moi.

- Pardon pour le petit retard, mais me garer dans les parages a été compliqué.

L'éternel problème à Paris... On finit par s'installer dans une brasserie spécialisée dans les bières artisanales. Assise en face du bourreau, je n'ai qu'une hâte, retrouver mes amis dans le bar le plus sympa du coin, une auberge de jeunesse de l'autre côté du canal.

J'aurais préféré être à l'air libre avec Valentin, mais il fait malheureusement bien trop froid en ce début de mois de février pour traîner dehors. Il commande une bière, moi rien. Je lui ordonne alors :

- Va droit au but. Je suis pressée.

- Euh... OK... Écoute, je suis désolé d'avoir sorti la carte de ton copain. Mais je ne savais pas quoi faire pour que tu acceptes de me voir.

Je vois rouge tout à coup. Je suis prête à me lever et partir mais il termine rapidement :

- Je te promets que si tu acceptes de m'écouter aujourd'hui, je ne ferai rien contre lui. Je ne porterai pas plainte. Jamais.

J'hésite un instant. Qu'est-ce qui me certifie qu'il respectera sa promesse ? Mais si je pars, je prends le risque qu'il mette sa menace à exécution. Ce mec est vraiment une raclure...

- Qu'est-ce que tu attends de moi ?

- Je voulais simplement te dire que j'ai décidé de m'engager dans une association contre le harcèlement scolaire.

Quoi ? Je pourrais franchement rire si je n'étais pas aussi remontée.

- Tu blagues, c'est ça ?

Déconcerté par ma réaction, ses sourcils se rapprochent.

- Non... Non, pas du tout. Je suis très sérieux. En fait, je me suis déjà inscrit en tant que bénévole dans l'une d'elles.

Il m'explique qu'il souhaite payer pour ses erreurs en aidant ceux qui pourraient en être victime. Et qu'il a besoin de mon consentement sur certains points de son projet, vu que j'en serais un peu le point de départ.

J'en reste bouche bée. Il a l'air vraiment sérieux.

- Mais... Et tu vas faire quoi au juste ?

- Pour l'instant, je ne sais pas exactement. Mais j'aimerais qu'ils me laissent intervenir dans les établissements scolaires. Qui de mieux placé que moi pour expliquer aux jeunes les conséquences de ses actes ?

Il n'a pas tort. Il pourra toucher de plus près les élèves et étudiants, victimes comme agresseurs, en faisant part de son témoignage.

- Et du coup... Je souhaitais savoir si tu serais d'accord que je parle de... de notre histoire.

Ébranlée par sa demande, je ne peux éviter les mauvais souvenirs de se faufiler en trombe dans ma tête. Ils ne me lâcheront jamais. Il se rend compte du trouble qu'il a provoqué en moi et ajoute alors :

- Enfin... Bien sûr, je parlerai de toi de façon anonyme. Et je ne donnerai pas les détails plus... personnels.

Si ça peut aider des jeunes à prendre conscience du mal qui peut être fait, ce serait bien que j'accepte. Mais je ne veux pas prendre cette décision sur un coup de tête. Surtout après le plan foireux qu'il vient d'imaginer à propos de la plainte qu'il pourrait déposer contre Kyle. Et s'il mentait...

- Il faut que j'y réfléchisse.

- Oui, oui bien sûr. De toute façon, je ne vais pas commencer tout de suite. Si tu veux, lorsque ce sera le cas, je te donnerai tout le déroulé de la présentation, pour que rien ne t'échappe. Et si tu acceptes, je respecterai à la lettre tes conditions.

- Entendu. Mais je ne te promets rien. En fait, je vais être honnête avec toi. Je ne te fais pas confiance, vu le chantage que tu viens de me faire pour que j'accepte de te voir.

Il baisse les yeux, l'air embarrassé.

- Je comprends. Et je suis désolé. Je ne savais vraiment pas comment faire pour te revoir autrement. Je sais, c'est pas très malin de ma part. Mais je te promets que je tiendrai parole. Et si tu ne me crois pas à propos de l'association, tu peux les contacter. Ils te diront que je suis un de leurs membres depuis peu.

Que penser de tout ça ? Cet entretien est tellement étrange. Nous restons dans le silence un moment, embarrassés par la présence de l'autre, chacun pour une raison différente. Et puis il me surprend en déclarant :

- C'est marrant, je pensais que tu serais venu avec ton copain aujourd'hui. Que tu n'oserais plus te retrouver seule avec moi.

S'il savait... Ce qu'il vient de déclarer est un couteau de plus planté dans l'entaille de mon coeur. Mais je ne vais pas lui faire le plaisir de lui montrer. Il se rend cependant compte de mon changement d'humeur soudain, celle-ci pourtant déjà loin d'être sereine.

- Oh. Désolé. Je ne voulais pas te contrarier.

- Non, non. Mais autant éviter qu'il t'en remette un dans le nez, tu crois pas ?

Il rit nerveusement.

- Ouais, c'est pas faux.

Une gêne s'installe de nouveau entre nous. Je crois qu'on a fait le tour de la question et que je vais pouvoir enfin partir, mais il commence à fouiller les poches de sa veste de costume et finit par relancer la conversation :

- Au fait, je... j'ai un truc à te rendre...

Je lève un sourcil.

- Un truc à me rendre ?

Il poursuit ses recherches en tâtonnant ensuite son manteau suspendu à la chaise à côté de lui, avant de ronchonner.

- Mince, je l'ai oublié dans la voiture. Tu serais d'accord de m'y accompagner pour que je te le rende ?

- Que tu me rendes quoi ?

- Eh bien... Quelque chose que j'ai, qui est à toi, et que je ne t'ai jamais redonné.

Il m'a perdue là.

- Mais c'est quoi, ce quelque chose ? commencé-je à m'agacer.

Il se racle la gorge, puis sourit timidement.

- Accompagne-moi, et tu verras.

Il me gonfle avec ses énigmes. Si je ne me souviens pas de quoi il parle, c'est que ce "truc" ne devait pas me manquer tant que ça.

- Je suis attendue dans un bar à côté. Je suis en retard.

Il me scrute, l'air déçu, puis courbe légèrement la tête avant de bredouiller :

- Bon. Tant pis. Je te l'enverrai chez tes parents alors. C'est... ta gourmette.

Ma gourmette... Ma gourmette ! Celle que ma grand-mère m'avait offerte lorsque j'étais petite, que j'ai fait agrandir adolescente pour pouvoir la garder à mon poignet tellement j'y tenais, que j'ai échangée avec celle de Valentin lorsque je sortais avec lui...

- Oh... est tout ce que je trouve à bredouiller.

La sienne je l'ai jetée.

- Oui, je préfère que tu me l'envoies, affirmé-je finalement.

Je mets rapidement fin à cette conversation, pressée de le quitter et rejoindre mes amis. Cette dernière demi-heure a été moins dure que ce à quoi je m'attendais, mais son comportement m'a paru étrange. Je ne peux m'empêcher de douter de sa sincérité. Qu'est-ce qu'il attend de moi réellement ? Plus rien, j'espère...

Je traverse rapidement le petit pont en fer forgé vert bouteille au dessus du canal, quittant la pénombre pour m'empresser de rejoindre l'autre rive, plus lumineuse, plus sûre.


Premier chapitre de l'année avec Valentin, ça ne m'enchante pas hein... Mais bon... Ca ne m'empêche pas de vous souhaiter une merveilleuse année à tous ❤

Et encore une petite chanson chelou 😅 Ca faisait longtemps 😋. Mais je crois qu'elle représente un peu l'état d'Alice durant cette entrevue...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top