Chapitre 59

   Ces retrouvailles avec Kyle sont aux antipodes de ce à quoi je m'attendais. Il me rejette, puis vient se perdre en moi me suppliant de le rassurer sur mes sentiments à son égard, pour ensuite chercher à m'effrayer avec des propos délirants.

Pourquoi se compare-t-il à Valentin ? Je sais très bien qu'il n'a rien à voir avec lui. Il est même son exact opposé. Et maintenant ? Qu'en est-il de nous deux ? Je suis tétanisée à l'idée de le perdre. Et cela ne m'aide certainement pas à prendre les bonnes décisions. 

J'ai pourtant tenu bon et ne l'ai pas appelé après cette soirée déroutante et son comportement irrespectueux envers moi. A mon grand soulagement, il m'a contactée après trois longues journées bien trop silencieuses pour me proposer un rendez-vous. Mais le ton qu'il a employé est loin d'avoir dissipé mes inquiétudes.

Aussi, au lieu d'aller nous entraîner en ce samedi après-midi comme nous avions pris l'habitude de le faire, nous allons nous retrouver au même endroit, à l'orée du bois de Vincennes, afin d'avoir enfin une vraie conversation. Il faut qu'il m'explique. Mais surtout, je garde au fond de moi cette impression qu'il a besoin d'aide.

Je suis assise sur un banc en face du lac Daumesnil, un peu en retrait. En ce mois de janvier, les arbres dénudés couplés au léger brouillard donnent un aspect sombre, presque ténébreux à l'île que j'entrevoie au milieu de l'étendue d'eau. Celle-ci est gelée par endroit, mais cela n'empêche pas quelques cygnes et canards de s'y baigner. Rien qu'à les regarder, un frisson me parcourt alors que je m'imagine dans cette eau glacée. Tout en enfouissant mes mains dans le duvet chaud de mes poches, je jette un oeil autour de moi afin de voir si Kyle est dans les parages. Mis à part quelques joggeurs et promeneurs motivés malgré le mauvais temps, les allées de graviers cheminant autour du lac sont quasiment désertes.

Je l'attends, à la fois impatiente et anxieuse. Je ne peux endiguer l'appréhension que je ressens au devant de cette discussion. Va-t-il de nouveau chercher à me blesser ? Je ne peux même pas préméditer ce que je pourrais lui dire, ne sachant absolument pas ce à quoi je dois me préparer.

De loin, je remarque enfin sa silhouette longiligne s'avancer nonchalamment vers moi. Chaque pas en ma direction me donne pourtant l'impression que c'est une distance supplémentaire qui s'immisce entre nous. Je distingue petit à petit les traits tirés de son visage, son air vide. Pas une once de quiétude ne le parcourt.

Lorsqu'il arrive auprès de moi, il bredouille un bref salut, un tressaillement sur les lèvres ressemblant à un léger sourire, et s'assied à l'autre extrémité du banc. Il se penche en avant pour planter ses coudes sur ses rotules et entremêler ses doigts devant lui, son regard perdu sur le lac en face de nous. L'eau paraît grise, la masse nuageuse qui pèse sur nos têtes s'y reflétant à la surface.

— Ecoute, finit-il par dire, je suis désolé Alice. Désolé si je t'ai esquivée ces dernières semaines. Toute cette merde dans laquelle je suis plongé en ce moment... Ca m'a fait réfléchir.

Je sais déjà ce qu'il va ajouter. Même si je refoulais cette éventualité, j'ai compris ma sentence avant même son arrivée. Il laisse passer un temps qui me paraît une éternité avant de me déclarer :

— Il vaut mieux... qu'on s'arrête là.

J'avais beau m'y être préparée, ses mots me foudroient. Je suis incapable de répliquer. J'ai pourtant tant de questions qui bousculent ce qui me reste de raison. Pourquoi ce changement à cent quatre vingt degrés ? Que lui arrive-t-il ? Me rejette-t-il vraiment ou tente-t-il de se protéger ainsi ? Les larmes me montent aux yeux en un instant. J'agrippe le bord rugueux du banc à m'en écorcher la peau afin de les contenir, et trouve la force de déclarer d'une voix chevrotante :

— Je comprends pas...

— Je... peux pas Alice. Je vais encore te faire du mal. Si tu restes avec moi, je vais forcément t'en faire d'une manière ou d'une autre.

— Je vois pas comment. Ce sont tes problèmes, c'est ça ?

Je m'avance vers lui, dépose délicatement ma main sur son dos pour tenter de le rassurer :

— Mais je peux être là pour toi. Je veux être là pour toi. Je peux t'aider. Comme toi tu m'as aidée.

Il s'écarte, coupant le contact physique que j'ai voulu apposer entre nous.

— C'est pas possible, me repousse-t-il. Et puis...

Après quelques secondes pesantes comme la masse nuageuse au dessus nous, il termine de m'abattre :

— J'en ai plus envie. Ca me correspond pas.

Je laisse passer un instant, mes pensées fusant à mille à l'heure.

— Alors tout ça, c'était... quoi ?

Je m'essuie les yeux d'un revers de main avant d'ajouter :

— Et l'échange universitaire ? Alors on abandonne tout ?

Pour la première fois depuis son arrivée, il me regarde. Et je déteste voir la peine, ou la pitié que je lui évoque.

— Non, non. Il faut que tu le fasses. C'est ton rêve et malgré... tout ça, ça va être génial, tu verras. Il faut que tu ailles jusqu'au bout, d'accord ?

Je secoue la tête d'exaspération.

— Tu te fiches de moi ! Tu crois vraiment que je vais me pointer à Long Beach après ça ?

Ce rêve, il représente quoi sans lui ? Toutes les précautions que j'ai pu prendre en tentant de me convaincre que ce projet était indépendant de notre relation n'ont servi à rien.

— Non, je suis sérieux. Et puis tu seras peut-être prise ailleurs.

Ca t'arrangerait bien, hein ?

— Je comprends pas pourquoi tu me rejettes. Enfin... Je croyais que... Je pensais...

— Alice, me coupe-t-il, c'est dur pour moi aussi, cette décision. Mais c'est mieux comme ça. Et tu mérites mieux. T'es une fille trop bien pour un mec comme moi. Tu mérites mieux, insiste-t-il certainement pour se convaincre lui-même de cette affirmation idiote.

Cette excuse... Au delà de la douleur qui s'est immiscée en moi, c'est une colère brute qui m'anime alors. Je mérite mieux. C'est le genre de stupidités qu'on sort à une personne pour la quitter gentiment, proprement, mais il n'y a rien de plus condescendant, en vrai.

— Je mérite mieux, répété-je d'un ton amer. C'est une blague, c'est ça ?

— Je le pense. Oui, tu mérites ce qu'il y a de mieux. Et je suis sûr que tu trouveras quelqu'un qui prendra soin de toi.

La fureur poursuit son chemin, envahissant chacune de mes terminaisons nerveuses, prête à se déchaîner. Je vais bientôt perdre le contrôle. C'est une sensation nouvelle que je connais depuis peu, la perte de contrôle. Depuis qu'il me l'a apprise.

— Tu sais quoi ? T'es qu'un connard de plus ! Tu savais déjà avant de revenir en France que tu voulais me larguer. Et c'est pour ça que tu ne m'as donné aucune nouvelle. Mais lundi, tu as quand même eu le culot de venir chez moi !

Il se tourne dans ma direction, les sourcils froncés, l'air contrarié.

— Non, non...

Je braque mes yeux enragés vers lui.

— Putain, tu t'es pointé chez moi, tu m'a prise une petite dernière fois, tant qu'à faire ! Autant en profiter avant de la virer ! C'est ça que tu t'es dit ?

— Alice, arrête, c'est...

Je me lève, dans l'incapacité de calmer la furie que je suis devenue, de contenir l'ouragan qui se forme dans mes tripes.

— Je mérite mieux, hein ? je crie maintenant. Tu t'ennuies avec moi, c'est ça ? Tu as besoin d'aller voir ailleurs.

Je me rapproche de lui avant de poursuivre mes invectives.

— Et si je n'étais pas aussi bien que tu le prétends ? Si je devenais le genre de fille qui te fait généralement bander ? Si je savais "m'amuser" un peu plus ? balancé-je avec un geste appuyant mon propos. Tu me virerais de la même façon ?

— Alice, calme-toi. Tu te trompes sur toute la ligne. Je...

— Bien entendu. Je me trompe sur toute la ligne ! En attendant, j'y croyais, moi ! Et tu me quittes lâchement, sans même me donner une vraie explication !

— Fuck it ! s'emporte-t-il à son tour. Je suis plus en mesure d'être là pour toi, tu comprends, ça ?

— Et moi ? Moi je peux prendre soin de toi !

Il expire profondément en secouant la tête de manière condescendante, avant de lâcher dans un semblant de rire acerbe.

— Pour qui tu te prends ? Tu ne peux rien pour moi. Tu ne peux rien pour moi et tu n'es pas une fille pour moi. Il n'y a rien d'autre à ajouter.

Cette déclaration termine de m'anéantir. je le repousse violemment sur le banc et laisse éclater la tempête que je ne maîtrise plus :

— Va te faire voir ! Et pendant ce temps, tu sais quoi ? Je vais aller apprendre à m'amuser sans toi ! Peut-être que comme ça, je ne serai plus trop bien pour Mister Myers ? Mais ce sera trop tard, Kyle ! Parce que finalement t'as raison, je mérite mieux qu'un pauvre lâche dans ton genre !

Et je tourne les talons pour m'éloigner d'un pas rapide de celui qui vient de m'humilier. 

C'est terminé. Putain, c'est terminé.

Je sais, je sais, ce n'est pas vraiment les excuses de la part de Kyle que vous attendiez... On dirait bien que c'est pas prêt de s'arranger entre les 2 loulous. Et maintenant alors? On fait quoi? 

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