Chapitre 55
Courir dans le froid a certains mérites, dont celui d'inhiber les souffrances et pensées, tant l'environnement oblige à se focaliser sur lui, lutter contre lui. Je ne sais pas si je préfère m'entraîner en pleine période hivernale ou durant la canicule. Je suppose que ma réponse ne sera pas la même l'été prochain, lorsque je rêverais de me plonger dans un bain rempli de neige fondue.
Prête à me lancer sur plus de quarante kilomètres, je souffle dans mes mains engourdies par le froid vif malgré mes gants, tout en sautillant sur place. Tous les coureurs sont entassés devant la ligne de départ, la plupart des hommes, de tout âge, habillés en couleurs flashy, déterminés à aller jusqu'au bout de ce premier marathon de l'année. Certains ont un style vraiment dément avec leurs collants et tee-shirts jaune fluo, leurs jupettes roses, rouges ou orange et leurs bandeaux assortis. Je porte le numéro 276, mon dossard bien collé sur mon coupe-vent bleu.
Hugo à côté de moi me lance un regard de connivence durant le décompte qui vient de commencer. Je me tourne ensuite vers le bord de la route pour faire un petit signe à Axel qui est venu en simple supporter, et nous voilà lancés pour presque quatre heures de course.
Par chance, il ne neige pas aujourd'hui. Ce qui ne m'empêche pas de trembler. Dès mes premiers pas, le souffle glacial s'immisce partout en moi, mes yeux gelés par son passage sont emplis d'humidité, l'air brûle le peu de peau que je lui ai laissée en pâture. Sans parler de celui que j'inspire, s'engouffrant comme le blizzard jusqu'à mes poumons, qui eux aussi ont du mal à fonctionner correctement. Mais je sais que ces sensations seront allégées après quelques kilomètres et que mon corps échauffé s'adaptera au terrain de jeu.
Cette semaine, nous nous sommes entraînés deux ou trois fois ensemble, Hugo et moi. On en avait bien besoin après la soirée de débauche du nouvel an. Hugo m'a demandé s'il pouvait m'accompagner aujourd'hui, pleinement conscient qu'il ne tiendra pas les quarante kilomètres, n'étant pas entraîné convenablement pour une telle course. Mais il voit cette occasion comme un défi, un moment clé pour faire le point sur son niveau. Ayant constaté celui-ci durant nos entraînements communs, je pense qu'il m'abandonnera après les quinze premiers kilomètres. Peut-être vingt, s'il y met toute la volonté qui lui sera nécessaire et est dans un bon jour.
Je n'aime pas spécialement courir avec quelqu'un. Ca implique forcément de s'adapter au rythme de l'autre, de parler un peu, de ne pas pouvoir me retrouver dans ma bulle de solitude que je recherche lorsque je cours.
Cependant, je suis tout de même enthousiaste à l'idée de partager cela avec Hugo. A force de traîner avec Axel, j'ai appris à le connaître et c'est une des rares personnes en qui j'ai confiance. Ce qui me gêne, c'est que j'ai compris que pour lui je n'étais pas une simple copine. Sans me le dire explicitement, il m'a suggéré plus d'une fois son attirance envers moi. Il faut dire qu'Axel est du genre à dépeindre les gens qu'il aime avec vraiment beaucoup d'enthousiasme.
Même si cela est très flatteur, j'ai été tout à fait claire sur ce point. Je ne suis absolument pas réceptive à un autre homme que Kyle. Il me semble qu'il a compris. Malgré cela, il reste un des meilleurs amis d'Axel, et je pense qu'une sincère amitié peut se poursuivre entre nous.
Nous sommes encore en début de course, donc assez proches des autres coureurs. Certains ont l'air super concentré, d'autres plus souriants échangent quelques mots avec nous. Et puis petit à petit, le groupe se disperse, chacun courant à son propre rythme.
Lors de ces premiers kilomètres parcourus je ne peux éviter une vague de nostalgie m'emplir, mon américain s'emparant de mes pensées. Il aurait dû être là aujourd'hui, partager lui aussi ce moment avec moi, m'encourager, me soutenir durant ce challenge que je prépare depuis des semaines. C'était important pour nous deux.
Bien sûr, il a ses problèmes de famille à gérer et c'est la priorité. Et je me sens égoïste de lui en vouloir. Mais j'ai beaucoup de mal à ne pas m'inquiéter concernant la suite de notre relation. Il m'a appelée hier, me souhaitant bonne chance pour cette épreuve qu'il savait signifiante. Mais plus dur que son absence sont les mots qu'il a ensuite déclarés lorsqu'il m'a annoncé qu'il devait rester plus longtemps chez lui.
Il devait rentrer aujourd'hui. Pendant cette course, son avion aurait dû parcourir les derniers kilomètres qui nous séparent, puis atterrir sur le sol gelé de Paris. Je pensais enfin pouvoir me blottir de nouveau contre lui après ces deux longues semaines de carence, plonger mes yeux dans ce bleu limpide qui m'a tant manqué, sentir son odeur masculine, passer mes doigts dans ses cheveux épais et sombre, pouvoir de nouveau goûter ses lèvres délicieuses, assouvir enfin mon besoin irrépressible de son corps contre moi, en moi.
Il ne voulait pas m'en parler pour ne pas me troubler avant le marathon, mais lorsque je lui ai fait part de ma hâte de terminer cette course pour enfin le retrouver, j'ai tout de suite senti qu'il y avait un problème. Il a laissé un silence bien trop pesant nous séparer. Alors je lui ai soufflé, sentant le peu d'air capable de se faufiler entre mes lèvres pour prononcer ces mots douloureux :
— Tu ne rentres pas.
Il y eu de nouveau une pause lourde de sens avant qu'il me murmure à son tour :
— Non.
C'est fou comme en une toute petite syllabe, on peut ressentir le malaise de celui qui la prononce, on peut ressentir toute la douleur qu'elle procure lorsque le son arrive jusqu'à notre tympan. Il m'a pourtant fallu un temps fou pour être certaine d'avoir bien assimilé la sentence qu'il venait de formuler. Je ne voulais pas l'accepter. Lorsque j'ai pris finalement conscience du sens de sa réponse si simple, si évidente, j'ai été prise de panique. Et s'il m'annonçait de nouveau la même chose la veille de son retour ? Et s'il ne revenait pas du tout ?
Qu'il est troublant de se sentir aussi dépendante de quelqu'un. Finalement, n'étais-je pas protégée de ces émotions trop intenses lorsque je refusais de les faire entrer en moi ? Lorsque la porte de mon circuit émotionnel était verrouillée à double tour, ne laissant passer aucune possibilité de se faire embrigader par des sensations trop fortes ?
— Tu veux ma veste en plus ?
Extirpée de mes pensées par la galante proposition de Hugo, je me tourne vers lui et reviens à la réalité.
— Oh non, t'inquiète, pourquoi ?
— T'es toute contractée au niveau des épaules, tu as l'air frigorifiée.
— C'est gentil, ça va, vraiment. Et puis dans quelques kilomètres j'aurais presque trop chaud, le rassuré-je avec un sourire de connivence.
Son intervention a le mérite de m'ancrer de nouveau à la réalité. Cette course, mon objectif depuis deux mois, je dois la réussir. Alors je m'arme de toute la volonté du monde pour me concentrer sur mon but, mes sensations, mes foulées.
Nous passons par des paysages très différents, traversant de petits villages, des zones pavillonnaires, longeant des routes de campagne bordées de champs ou de forêts. Nous nous imposons quelques haltes rapides aux points de ravitaillements pour boire ou grignoter des fruits secs, avant de reprendre notre course avec entrain. Certains coureurs nous dépassent lorsque nous-mêmes en distançons d'autres. L'ambiance est chaleureuse malgré les températures aux antipodes de cet adjectif. Après presque deux heures, je vois Hugo chanceler, ralentir et me crier :
— Bonne chance Alice, on se retrouve à l'arrivée !
Je lui fais un petit signe de la main, lui envoie un bisou amical et poursuis mon chemin. Je regarde ma montre, il aura tenu plus de la moitié du trajet.
Quelques kilomètres de plus, et je me sens tout à coup assommée, envahie par un coup de barre phénoménal. Je connais très bien cette sensation et sais la maîtriser, à force de me la prendre dans la figure. Presque tous les marathoniens endurent à un moment ou un autre l'effet accablant provoqué par le "mur du marathon". On se sent vidé de toutes forces, comme si on avait déjà épuisé le stock entier de son énergie vitale, terrassé par l'apathie soudaine de ses muscles, prêt à abandonner. Mais ce que j'aime dans ce cap désarmant, c'est le fait de réussir à le dépasser. Il faut puiser encore plus loin, au plus profond de son corps tout autant que sa volonté, pour affronter cette difficulté et la surpasser. Se surpasser. C'est aussi cela qui procure une immense satisfaction lorsque l'on termine la course.
Avec cette souffrance physique qui me happe, j'ai cette impression que de trop nombreuses pensées m'assaillent également. L'absence de Kyle m'a permis de faire des recherches plus approfondies à son propos. Sur le net, j'ai d'abord pu voir qu'il apparaissait sur quelques photos de l'équipe de basket de son université. Rien de particulier à ce niveau. De simples clichés pris durant un match, ou après une victoire.
Puis, en tapant simplement son nom de famille et celui de l'université de Long Beach, j'ai pu constater que, comme il me l'avait d'ailleurs expliqué, sa mère, Marie Myers, était professeure de français à la faculté où lui-même étudie. Voyant cela, je me suis demandée furtivement si cela avait joué en sa faveur pour l'acceptation de son dossier d'échange universitaire et son affectation à la Sorbonne.
Et puis j'ai eu une idée un peu fantasque. Aux Etats-Unis, il est possible de se procurer le casier judiciaire d'une personne en quelques clics et pour moins de vingt dollars. J'ai beaucoup hésité à effectuer cette démarche, espérant ne rien trouver à son propos bien entendu. Mais j'ai réalisé que ça allait trop loin. Si je voulais que cette relation fonctionne, il fallait que j'essaie de lui faire un minimum confiance. Rechercher quelques infos sur le net, c'est une chose, payer pour avoir accès à un casier judiciaire en est une autre.
Après avoir fouillé encore un peu, essayant de fouiner sur les sites des journaux locaux, j'ai fini par trouver quelque chose. Kyle a failli se faire renvoyer de l'université parce qu'il s'est battu avec un autre étudiant au point de l'envoyer à l'hôpital. Lorsque j'ai lu ces mots, il m'était presque impossible d'y croire. Comment est-ce que mon Kyle aurait pu faire une chose pareille ? Toutefois, l'image du visage tuméfié de Valentin qui m'est alors revenue en tête a répondu en partie à ma question.
J'ai poursuivi ma lecture, refoulant mon envie de fermer les yeux et oublier ce que je venais d'apprendre. Pourquoi a-t-on parlé de cet incident ? Parce que Kyle est le fils d'un professeur renommé de l'université. Et parce que cela a failli faire scandale étant donné que l'affaire a été étouffée, d'après l'article, grâce à la fortune de la famille Myers. Ce n'était donc pas la première fois que Kyle était violent lorsqu'il a frappé Valentin. Et pas la première fois qu'on ne porterait certainement pas plainte contre lui.
J'aurais aimé qu'il m'en parle. Pourquoi garde-t-il cela secret ? C'est une erreur oui, une grosse erreur, un acte qu'il a sûrement effectué sous le coup de son impulsivité. Pour une raison que j'ignore pour l'instant. Je suis persuadée que ce n'était pas gratuit. Mais le savoir violent à ce point me trouble énormément.
Et puis une phrase de ce même article a retenu mon attention plus que tout le reste : Though Kyle Myers used to be a bright student without any trouble as his brother Adam Myers before his accident, a couple of weeks ago [Pourtant Kyle Myers était jusque-là un étudiant brillant, tout comme son frère Adam Myers avant son accident, quelques semaines plus tôt]. L'article datait de juillet de l'année dernière. Son frère était à la fac. Et il a eu un accident fatal il y a un an et demi.
Lorsque j'ai réussi à terminer l'article, je suis restée devant mon ordinateur, les yeux dans le vide, attendant peut-être que les mots se volatilisent d'eux-même, qu'il y ait une sorte de notification m'expliquant que ce n'était pas une source fiable, ou que c'était un simple poisson d'avril pour enquiquiner un professeur qu'on apprécie. Mais il a bien fallu que j'accepte la vérité.
Ces quelques réponses sur le passé de Kyle ne font que générer de nouvelles interrogations. Est-ce pour toutes ces raisons qu'il est venu en France ? Pour se faire un peu oublier ? Rien à voir avec son discours de recherche de futilité. Quoique les deux ne sont pas incompatibles.
Sur les derniers kilomètres, je tente de me concentrer sur mon environnement. Je suis pratiquement seule sur la route, apercevant au loin un coureur solitaire qui aura terminé un peu avant moi. Et puis, enfin, je me bats contre moi-même sur la dernière ligne droite du marathon. Lorsque je ne suis plus qu'à quelques mètres de la fin, quelques applaudissements d'encouragements me donne les dernières forces nécessaires pour accomplir les dernières foulées. J'aperçois Axel et ai envie de pleurer de joie d'avoir réussi. Je chancelle à mon tour pour passer la ligne d'arrivée. Objectif atteint. Soulagement. Douleur. Bonheur. Fatigue. Fierté.
I know, I know, Kyle vous manque vraiment là... Déjà 4 chapitres sans lui! Mince, comment on va faire s'il ne revient pas...? 😋
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