Chapitre 45
Ah Pigalle! Son Moulin Rouge, ses pièges à touristes à tous les coins de rues, ses salles de concerts mythiques, et bien sûr ses fameux sexshops. Ce quartier à l'ambiance teintée de luxure et de frivolité. De la place d'Anvers à celle de Clichy, clubs, cabarets, bars, et boutiques érotiques se succèdent, entraînant les touristes et les fêtards d'une échoppe à l'autre, d'un vice à l'autre.
Et voilà que je m'y retrouve avec mon petit frère en pleine puberté, à flâner sur le boulevard de Clichy, pour lorgner les synthétiseurs et autres instruments de musique.
– Ca va à la maison? lui demandé-je l'air de rien.
Je prends le temps de le regarder. Qu'il a changé en l'espace d'une année. Il vient de terminer cette période où le corps d'adolescent grandit en freestyle, de façon presque démesurée et à l'antagonisme des règles de proportionnalité. Il y a encore quelques mois, ses longues jambes et bras maigres qui ont grandis bien trop rapidement, sans avoir eu le temps de se remplir un peu, lui donnaient cette allure dégingandée de jeune poulain encore maladroit. Aujourd'hui, il s'est un peu remplumé, et a, en définitive presque un corps d'homme. Ce qui trahit son âge est surtout son visage légèrement poupon souligné par ses joues pleines, sa mâchoire encore arrondie. Il arbore une coupe de cheveux assez classique pour son âge, partageant avec mon père cette même couleur châtain. Cependant, bien que leur ressemblance soit frappante, il n'a pas hérité de ses yeux bleus lui non plus. Nous partageons avec maman ce ton noisette à la lueur presque dorée.
– Ouais, ça va. Papa est jamais là, comme d'hab. Et maman, c'est maman quoi.
J'opine du bonnet devant ces nouvelles qui n'en sont pas vraiment, enfournant mes mains avides de chaleur dans les poches de mon manteau, mes épaules se contractant malgré moi. Nous sommes en plein mois de décembre et le froid semble s'immiscer jusqu'à mes os malgré les trois couches de vêtements qui ceignent mon corps fluet.
– Et le lycée?
– Putain, j'en ai marre. J'ai juste hâte que ça se termine et me tirer de ce patelin comme toi.
Je pousse alors la porte d'entrée d'un des plus grands magasins de musique de la rue, et Clément se dirige droit sur les batteries.
– Je te comprends... Allez, plus qu'un an et demi et tu es libre de t'acheter tous les instruments que tu veux.
– C'est clair! Ca fait combien de temps que je demande aux parents une batterie? Ils esquivent à chaque fois avec une excuse pourrie. "Il faut que tu fasses tes preuves d'abord", et puis maintenant "c'est pas possible financièrement pour le moment, avec ta soeur qui fait ses études". Putain ça fait cinq ans que je prends des cours alors merde! Ca me soule, tu vois?
– Oui, je comprends.
Depuis qu'il a commencé la batterie, il est obligé d'aller s'entraîner directement à l'école de musique, où une salle de répétition est à la disposition des élèves. Je le laisse baver devant l'instrument qu'il convoite depuis si longtemps. Il en essaie plusieurs, joue un moment sur l'une des batteries, puis une autre, et... Je ne le savais pas aussi doué. Il a tant de dextérité, magnant les baguettes comme un bartender joue avec ses cocktails, l'air d'être dans son monde à lui.
Il me fait régulièrement écouter ses morceaux créés par ordinateur, mais je ne l'ai pas entendu jouer de la batterie depuis presque deux ans. Depuis que je suis partie de chez mes parents, en fait. Peut-être que je devrais me faire plus présente à ses côtés. S'il y a une personne dans notre famille qui comprend l'importance d'accomplir ses rêves, c'est bien moi. Et je sais à quel point nos parents sont éloignés de cette notion de passion. Pour eux, il faut réussir ses études, trouver une situation stable. C'est le plus important.
Nous nous dirigeons ensuite dans une petite rue parallèle au grand axe du quartier, presque entièrement dédiée aux boutiques de musique, plus petites celles-ci. Il y en a des tas, toutes plus ou moins spécialisées dans une sorte d'instruments. Celles de guitares sont les plus nombreuses, mais il y en a aussi pour les claviers, les basses, et même les harmonicas! Nous entrons d'abord dans celles expertes en batteries bien sûr, notamment la plus connue portant le nom de la Baguetterie, juste pour rêver encore un peu, puis nous nous focalisons sur ce qu'il cherche: un petit clavier pour se faciliter la tâche lorsqu'il produit des musiques assistées par ordinateur. Et nous avons beaucoup de mal à trouver son bonheur.
Deux bonnes heures plus tard, Clément sort d'un des magasins, satisfait de son nouvel achat. Je lui demande alors s'il a besoin d'autre chose. Ses yeux se posent alors sur une grande enseigne rose lumineuse "Toys Palace".
– Euh... non, dit-il en détournant rapidement le regard.
Je dissimule un sourire dans mon écharpe en me disant qu'il aurait mieux fait de venir avec ses potes pour se marrer un peu. Parce que sa grande soeur pour l'initier à ce genre de choses, non, pas possible.
– Et si on allait boire un verre dans cette brasserie juste en face avant que tu repartes, histoire de se réchauffer?
Il a le bout du nez rouge vif, et les épaules tellement crispées qu'on distingue à peine son cou déjà camouflé par une lourde écharpe noire. Je suppose que je dois avoir le même aspect. J'ai l'impression que le froid n'a épargné aucune parcelle de ma peau, en commençant par ankyloser mes orteils glacés malgré les chaussettes épaisses qui les recouvrent.
– OK. Mais t'es pas obligée de faire ça, Alice. Je peux prendre le métro et rentrer.
– T'es complètement dingue! J'ai une mission. Et si je ne la remplis pas jusqu'au bout, maman va me trucider. Je te raccompagne jusqu'au train, point final.
– Bon. Comme tu veux.
– Et puis c'est sympa de passer un peu de temps ensemble, non?
– Si, si bien sûr.
– Bon alors, ça te va, ce bar?
Il approuve et nous entrons nous installer dans une brasserie à l'ambiance limite PMU. Je suppose que ça fera l'affaire pour récupérer un peu de chaleur. Nous sommes presque seuls, placés à côté de la vitrine. Surtout, ne pas penser à l'état des verres en voyant ces vitres crasseuses qui n'ont pas dû être lavées depuis l'ouverture de cet endroit, vingt ans auparavant j'imagine.
Une fois assis, j'envoie un texto à Kyle pour lui dire où nous sommes. Il est censé nous rejoindre dans le quartier d'ici un petit quart d'heure. Et je commence à appréhender cette rencontre fortuite juste pour de faux. Je me dandine sur ma chaise avant de demander à mon frère, l'air de rien:
– Ca t'embête si un pote nous rejoint? Il est dans le quartier et...
– OK, pas de problème.
Nous commandons, papotons de tout et de rien, puis je m'éclipse aux toilettes. Lorsque j'en ressors quelques minutes plus tard, je suis surprise d'apercevoir Kyle qui a déjà enjoint Clément à notre table.
– Hey! Bab... Alice! lance le nouvel arrivant.
– Déjà là? demandé-je en m'installant à ses côtés, et lui faisant de gros yeux réprobateurs.
A peine arrivé et ses premiers mots prononcés qu'il a déjà failli griller sa couverture! Ca promet d'être un moment des plus détendus. Je serre les fesses et souris.
– Comment tu as choisi la bonne table? lancé-je en jetant un oeil autour de nous.
Question idiote... Deux autres tables sont prises, mais par des personnes proches de l'âge de la retraite, donc trouver mon frère n'était pas le challenge le plus compliqué qu'il soit. Kyle me lance alors un regard moqueur et un clin d'oeil:
– Encore une énigme à la Alice.
J'ignore sa petite pichenette, tandis que je me tourne vers mon frère pour lui expliquer:
– Euh... Je te présente Kyle, un copain de la fac. Il vient de m'envoyer un texto pour nous rejoindre et...
– Ouais, en fait, je faisais une course dans le magasin juste en face et du coup...
– Tu es dans la musique?
– Quoi? Oh non.
Gros blanc. OK. De mieux en mieux. Les deux magasins juste en face sont la plus imposante boutique de musique, et... celle avec la grosse enseigne rose lorgnée avec grand intérêt par mon frère tout à l'heure, celle avec écrit "sexstoys en solde" en énorme sur la devanture. Alors je reprends la conversation, me tournant vers mon gaffeur professionnel.
– Oui donc, c'est mon frère Clément. Qui est passionné de musique.
– Ah cool, et c'est quoi ton instrument préféré? demande Kyle l'air sincèrement curieux.
Je le regarde, les yeux écarquillés. Mais... C'est quoi cette question? Je crois pourtant avoir bien spécifié l'âge de mon frère, bien au dessus de cinq ans.
– En fait, j'aime bien le piano mais ce que je kiffe grave, c'est la batterie.
Bon... ça a l'air de passer...
– Et figure toi qu'il est super doué, ajouté-je.
– Arrête Alice, me sermonne mon frère en piquant un fard.
– Non, c'est vrai, j'ai eu droit à une démonstration en direct tout à l'heure et...
– Bon. T'as finis?
Clément me regarde dans les yeux. OK. Ca le met mal à l'aise, je comprends.
– Alice, ton frère n'a pas cinq ans m'admoneste Kyle à voix basse.
J'hallucine! Clément nous surprend dans notre bataille de regard en demandant:
– Tu as un accent, non?
– Ouais, je suis américain.
– Et tu fais pas du tout de musique?
– Oh j'ai fait un peu de gratte vite fait au lycée.
– Ah bon?
J'observe mon américain avec étonnement. Il ne m'en avait jamais parlé.
– Bah ouais, c'est pas mal pour draguer les filles, me lance-t-il avec un grand sourire espiègle.
Je lui balance un petit coup de coude en même temps qu'un regard taquin. Et puis je me tourne rapidement vers Clément. Et vu comment il nous regarde, je crois bien qu'on ne l'a pas leurré une seconde. S'ensuit alors un silence gêné de part et d'autre de la table. Je me racle la gorge, regarde ma montre.
– Bon... On ne doit pas tarder, il faut que j'aille bosser.
Je balance quelques pièces sur la table avant que nous nous levions pour nous diriger tous les trois vers le métro, puis vers la gare du Nord pour que mon frère attrape le RER D.
Une fois sur le quai, Clément nous dit au revoir. Je le reverrais pour les vacances de Noël, d'ici une dizaine de jours. Dès que mon frère est dans le train, Kyle m'attrape par la taille pour me planter un baiser tendre sur les lèvres.
– Au fait, Alice!
Merde... Mon frère... Bon... Raté pour la mission de flic infiltré de Kyle. Je lui lance un regard embarrassé, qu'il me retourne.
– Euh... Tiens, c'est de la part de maman. Désolé, mais elle y tenait absolument.
Des cookies. Ma mère, quoi. On ne parle pas de choses essentielles, mais on a droit a des cookies maison pour preuve d'attention. C'est déjà ça, ceci dit. Surtout qu'ils sont terriblement bons.
– Hmmm... Merci.
Et puis j'ajoute finalement:
– Clément? Tu veux bien le garder pour toi? Je veux dire pour Kyle?
– Ouais t'inquiète, pas de problème.
Je ne suis pas sûre de lui faire confiance à cent pour cent sur ce coup, mais je n'ai pas le choix, de toute façon. La sonnerie des portes prêtes à se fermer retentit, j'esquisse un petit signe à mon frère et le train file vers le sud.
– Bravo! lancé-je à mon gaffeur professionnel.
– Oh, ça va, il a seize ans, il s'en fout.
– Ouais mais je veux absolument pas que mes parents l'apprennent. Parce que quand je vais leur demander, pour l'échange universitaire, il ne faut pas qu'ils connaissent ma motivation principale. En l'occurence toi. J'entends déjà les arguments qu'ils vont me sortir, sinon. "Et tout ça pour un garçon, c'est n'importe quoi", et "franchement on ne part pas comme ça pour une amourette", et...
Il me fait taire de ses lèvres chaudes qu'il plaque sur les miennes gelées, et je trouve tout à coup bien dommage qu'on soit au milieu de ce quai, à quelques minutes de mon départ pour le boulot.
Le souffle chaud de Kyle me chatouille la nuque. Rentrée chez moi après le travail, il m'a rejointe et je n'ai pas tardé à lui implorer de reprendre là où on s'était arrêtés sur ce quai, lorsque ses lèvres délicieuses ont attisé les miennes, et que son étreinte m'a fait tant regretter de devoir partir en direction de la crêperie. Il vient de me faire l'amour et cette fois-ci, j'ai frôlé l'orgasme comme jamais, me donnant cette impression de m'être hissée tout là haut, prête à basculer par dessus la cime de mon désir. Finalement, il m'a aidé de ses doigts habiles, et je suis montée un instant me perdre dans les nuages. Avec lui.
Alors que nous flemmassons dans le lit avant de trouver le sommeil, je repense à cet après-midi en compagnie de mon frère. Et une idée me trotte dans la tête depuis que j'ai vu ses yeux illuminés par la flamme de sa passion. Je me retourne pour faire face à deux apatites scintillantes, plante mon coude sur le matelas pour déposer ma tête dans la paume de ma main.
– Je sais que tu vas trouver ça dingue. Surtout que tu me prêtes tout cet argent, mais je crois que je vais acheter une batterie à Clément pour Noël.
– Ah ouais?
Kyle paraît sincèrement curieux de cette décision. Je lui fait part de la hargne de jouer de mon frère et ses difficultés à s'entraîner sans instrument à la maison, de mon souhait de l'aider à accomplir son rêve.
– Parce que ce ne sont pas mes parents qui vont le pousser dans ce sens, expliqué-je enfin.
– En tout cas, ta mère fait de très bons cookies, blague-t-il en jouant avec une de mes mèches vagabondes.
– Très drôle. Mais j'apprécie le compliment pour elle, surtout de la part d'un américain.
Je n'ai pratiquement pas pu les goûter, il les a dévorés en moins de deux.
– Non, mais je comprends Baby. Et je trouve ça super que tu fasses ça pour ton frère. C'est génial que tu sois là pour lui.
Il laisse passer un instant avant d'ajouter:
– Il faut que t'en profites. On ne sait jamais ce qu'il peut arriver. C'est génial que tu l'aides à accomplir son rêve.
Pourtant, sa voix me paraît un peu sombre, légèrement rauque. Il efface le trouble que cela me procure en demandant sur un ton plus jovial:
– Tu sais déjà laquelle prendre? De batterie, pour Clément?
– Oui, j'ai remarqué celle sur laquelle il louchait cet aprèm.
– Ce week-end, je dois aller voir mon oncle. Si tu veux, je lui demanderai s'il peut me prêter sa voiture pour t'aider à transporter la batterie jusqu'à chez toi.
Il est si attentionné parfois. Je suis tout à coup prise d'une bouffée de reconnaissance de l'avoir dans ma vie. Mes yeux harponnés aux siens, je l'embrasse pour lui faire part de cette gratitude.
– Merci! Merci mon amou... Hmmm... Kyle.
Il sourit sur ma bouche.
– Mon quoi?
Je sens mes joues surchauffer à bloc et ne sais plus où me mettre. J'enfouis alors mon visage dans le creux de son cou.
– Rien, rien...
– Mon amour? C'est ça?
Je n'ose pas répondre par l'affirmative, tellement embarrassée par ma presque déclaration.
– I like it baby. Et si ça te gêne, moi aussi je peux te le dire, mon amour.
Il est aussi timide qu'Alice, le petit frère, on dirait... Ca doit être de famille 😋
Ouais, je sais, Alice est une vraie coquine en ce moment, mais c'est que ce sont ses premières expériences, et ça marque, il me semble... 😊
Le prochain chapitre, il faudra plus le prendre comme un "bonus" parce que j'ai vraiment hésité à le garder. En fait, j'hésite encore... Mais peut-être que ça me permettrait d'avoir votre avis...
Bisous à tous ❤
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