Chapitre 38
Assise devant le comptoir de la cuisine de Kyle, je m'étire, puis me frotte vigoureusement les yeux pour tenter d'éliminer les dernières traces de sommeil en moi. La soirée en extra à la crêperie a été longue, et, ayant retrouvé mon amoureux assez tard, je n'ai vraiment pas beaucoup dormi.
Mais, en ce dimanche matin, Kyle a décidé de mettre les petits plats dans les grands. Il me prépare un petit déjeuner à l'américaine: pancakes, oeufs, bacon, tout y est. Les crépitements dans les poêles en train de chauffer à bloc, les odeurs gourmandes qui envahissent la pièce me font déjà saliver.
– Mon père fait les meilleurs pancakes du monde, m'avoue-t-il. Alors j'espère que je vais être digne de lui, ajoute Kyle par dessus les bruits de cuisson, en s'affairant activement devant le plan de travail.
Il finit par garnir les deux assiettes déjà disposées sur la table blanche. Et je dois me retenir de toutes mes forces pour ne pas attaquer tout de suite. Ces couleurs gourmandes, ces effluves alléchantes, et même la vapeur bouillante qui se dégage de mon assiette m'appellent à m'en tirailler le ventre. Mais étant une jeune fille polie, je patiente que Kyle s'installe enfin en face de moi, pour m'attaquer à un des pancakes fumant et doré, tout chaud sous mes doigts. Sur ma langue aussi... Mais c'est...
– Hmmm... Trop bon! tenté-je d'articuler la bouche pleine.
Kyle goûte à son tour une des petites crêpes, à l'aide de ses couverts, lui (peut-être ne suis-je pas si polie que ça en fin de compte...), mâche un instant, et prend un air déçu.
– Pas aussi bon que les siens, quand même.
Et je me fais la réflexion que c'est une des premières fois qu'il me parle de son père. De sa famille en général, d'ailleurs.
– Et bien, je ne peux pas comparer, mais les tiens me semblent parfaits. Je vois difficilement comment on peut faire mieux.
– Soit tu es très bien élevée, soit la petite française que tu es ne sait pas de quoi elle parle. Quand tu iras au Etats-Unis, tu verras...
Quand j'irai aux Etats-Unis... Si je vais aux Etats-Unis...
Je prends le temps de déguster quelques bouchées de tout ce qu'il y a dans mon assiette. Cette fois, avec des couverts moi aussi.
– Toujours motivée pour ton marathon?
Je suis en effet officiellement inscrite pour la course de Cernay-la-Ville. La date est un peu short, me laissant moins de deux mois de préparation. Mais ce n'est qu'à une heure de Paris. Et puis, je ne cherche pas forcément la performance. Je veux simplement le prendre comme un entraînement pour le marathon de Paris en avril. Donc début janvier est la date la plus adéquate. Même si...Oh my God! Il va faire tellement froid, c'est certain! Sans parler de la motivation que je vais devoir dénicher en moi durant les vacances de Noël, entre deux repas de famille.
– Yep.
– J'ai demandé à mon oncle s'il pouvait nous prêter sa voiture pour ce week-end-là, mais ils ne seront pas rentrés de vacances.
Son oncle, maintenant? Décidément! Je suis tellement surprise par l'évocation de sa famille, une seconde fois en moins d'un quart d'heure! D'habitude, c'est LE sujet tabou.
– Tu as un oncle ici?
– Ouais, il habite à Meudon avec sa femme et ses deux fils.
– Ah?
Je ne sais pas comment l'inciter à m'en dire davantage. J'ai tellement peur de faire une gaffe et le bloquer dans son élan. Mais il prend mon silence pour une invitation à parler.
– C'est le frère de ma mère. Elle voulait que j'habite chez lui cette année, but No way*. Passer une année à Paris, une seule, pour habiter dans la banlieue lointaine, chez mon oncle. Pas moyen, il répète en rigolant tout seul. [*mais pas moyen]
– Tu le vois souvent?
– J'essaie d'y aller une fois par mois, histoire de faire plaisir à ma mère. Et puis franchement, je les aime bien. Ils sont vraiment sympas avec moi. Je crois que lui aussi aurait bien aimé que j'habite avec eux. Pour faire pratiquer l'anglais à mes cousins, entre autre. Mais sérieux, à quoi bon venir à Paris, si c'est pour ne pas en profiter?
Je glousse.
– Oui, je comprends.
Après un moment où je n'entends que le bruit des couverts dans l'assiette, et ma propre mastication tandis que je savoure toujours les mets préparés par Kyle, il m'observe attentivement de ses yeux pénétrants avant de me souffler:
– Il y a autre chose dont je voulais te parler.
Il a l'air mal à l'aise.
– Hmmm... Oui?
Je m'essuie la bouche, un peu poisseuse. Je crois que j'ai abusé du sirop d'érable. Mais, comment faire autrement?
– Je me disais... Tu... voudrais pas postuler... pour l'échange universitaire à Long Beach l'an prochain?
Il termine sa phrase à toute allure, si bien que je ne suis pas sûre d'avoir bien entendu. Je le regarde, interloquée.
– Pardon?
– Comme ça, on aurait pas à se soucier de cette fin d'année...
Il ne me regarde plus du tout. Je le sens tellement anxieux.
– Tu voudrais que je m'inscrive en échange pour la Californie? L'an prochain?
J'en reste bouche bée. Ce rêve-là, je ne l'avais même pas envisagé pour de vrai. Tellement impossible à obtenir. Il faut bien choisir ceux qui nous paraissent un peu accessibles quand même... Et je n'avais certainement pas choisi celui-là.
Mais, maintenant qu'il met ça sur le tapis, qu'il pense qu'on pourrait peut-être continuer notre histoire quelques mois supplémentaires, je ne pourrais plus l'occulter, cette idée.
– Enfin... Je sais qu'on n'est pas ensemble depuis très longtemps, mais... Je me souviens que moi, j'ai dû faire les inscriptions super tôt dans l'année pour venir ici. Et du coup, je me suis dit qu'il valait mieux t'en parler avant qu'il soit trop tard pour y penser. Et puis... Ca t'engage à rien de faire le dossier. Tu peux toujours annuler n'importe quand.
Il a toujours les yeux sur son assiette, à s'agiter un peu trop avec ses couverts, lorsqu'il me donne toutes ces explications. Je vois bien qu'il essaie de prendre un air dégagé, relaxe, mais forcé au possible. Il est si touchant à cet instant.
– Kyle... c'est très tentant... Mais...
– Réfléchis-y, OK? Je te demande pas une décision tout de suite, juste, réfléchis-y. Mais rapidement, car on risque de passer à côté de la date limite pour rendre les dossiers.
– Je dois y réfléchir, oui.
En réaction à ma réponse, il a l'air abattu, et un poil offensé il me semble. Je peux le comprendre. Lui refuser cette proposition, alors que nous venons tout juste de se confier notre amour l'un pour l'autre, c'est un peu paradoxal. Mais si j'ai classé ce rêve parmi ceux qui resteraient irréalisables, c'est bien pour une raison. Même plusieurs. Et le premier obstacle reste très terre-à-terre. L'argent.
Je me lève tranquillement, contourne la table pour venir m'asseoir à côté de lui. C'est étrange comme ces derniers jours, c'est à mon tour de le rassurer, de faire avec sa propre vulnérabilité. Je lui caresse l'avant-bras, remontant jusqu'à son épaule, en lui expliquant:
– Kyle, je t'aime.
Il me regarde, surpris, touché par mes mots, me semble-t-il. Et je me rends compte que c'est la première fois que je lui avoue en ces termes simples. Je poursuis:
– Je t'aime, et l'idée de prolonger notre voyage tous les deux me plaît vraiment. Mais, je ne suis pas sûre de pouvoir.
– Qu'est ce qui t'en emp...
– Plein de choses. Mais rien que financièrement, c'est impossible.
– Je peux t'aider.
Je rigole un peu trop fort.
– Ca va pas? Je suis une femme indépendante, cher Monsieur.
Ma boutade ne le fait pas rire.
– Je ne vois pas le problème. Je te prête ce qu'il faut et tu me les rendras plus tard.
– Non, je ne peux pas accepter ça, Kyle.
– Ou, si vraiment tu veux pas, tu peux toujours faire un prêt. On fait tous ça, nous, aux States. Parce que venir un an aux Etats-Unis, c'est pas seulement bien pour nous deux. Pour ton avenir, sur ton CV, c'est une ligne qui en claque. Et tu seras presque bilingue après ça, c'est pas négligeable.
Il a raison. Mais surtout, m'imaginer ne pas avoir à lui dire au revoir à la fin de l'année... Mieux même, partir avec lui, chez lui, en Californie. Un idéal auquel je ne me serais jamais permis de croire.
– Ecoute, laisse-moi deux jours. Quarante huit heures pour prendre ma décision, d'accord?
Il soupire.
– Damn, j'avais pensé...
Il s'arrête net. Je lui caresse la joue et penche la tête pour tenter de capturer son regard, qu'il ne veut pas m'offrir.
– Tu avais pensé quoi? Dis-moi...
– J'avais pensé que t'aurais accepté direct. Parce que c'est la solution parfaite, et que moi, je peux plus envisager qu'on se sépare dans quelques mois. Mais apparement c'est pas réciproque.
– Hé! T'as pas le droit de dire ça! Tu sais très bien que je t'aime.
– Mais ça suffit pas, c'est ça?
– Kyle. C'est une grosse décision. Je ne veux simplement pas répondre sur un coup de tête, tu comprends? Tu sais que je ne suis pas comme ça. Que je ne suis pas du genre spontané. J'ai juste besoin de poser les choses dans ma tête, et d'être sûre de moi, d'accord? Mais s'il te plaît, n'oublie pas ce que je t'ai dit. Je t'aime. Et bien sûr que ça va peser très lourd dans la balance pour ma décision.
Je souris tendrement. Il soupire de nouveau, l'air morose malgré mes paroles qui se voulaient réconfortantes.
– OK. Deux jours.
– C'est tout ce qu'il me faut. Un peu de recul.
Nous finissons nos assiettes l'un à côté de l'autre, et j'essaie d'amener des sujets plus légers sur la table. Mais je sens bien que mon doux rêveur s'est refermé. Je crois qu'il est vraiment déçu par ma réaction. Il voulait sûrement que je saute de joie. Youpi! C'est la solution!
Sauf que non. Après ce qui s'est passé il y a quelques semaines, ce que j'ai appris sur le début de notre relation, même si j'ai réussi à faire avec, je sais que ma confiance en lui en a été altérée. Je suis en droit de me demander, par exemple, s'il me cache d'autres choses.
Et puis, je ne le connais pas tant que ça, après tout. Tous ces moments où il se laisse déborder par son côté sombre, est-ce qu'il se tempère, se réfrène? Quelle part de sa personne ce côté-ci représente-t-il en réalité?
Et je pourrais me retrouver de l'autre côté de l'Atlantique, seule avec lui, sans personne d'autre, sans Axel pour me soutenir. Si on se dispute autant qu'ici, pour finir, je vais devoir me débrouiller seule. Toute seule. Toute. Seule. Ca me fait beaucoup trop peur.
L'entrée de Cara et Martin dans la cuisine chasse un peu ces réflexions pessimistes.
– Tu vois, je t'avais dit, lance Martin en regardant Cara par dessus son épaule. Il a préparé un petit déj et il nous a même pas prévenu!
– Je vous en ai gardé au chaud, répond Kyle, reprenant un peu contenance.
– Bad-mouth*, balance Cara. Merci Kyle, parce qu'avec ces bonnes odeurs dans tout l'appart, j'aurais été très déçue si je n'avais pas pu goûter tout ça. [*mauvaise langue]
Cara qui défend Kyle! Une première! Mon américain paraît tout aussi surpris que moi. Il l'a regarde avec étonnement.
– Vu l'état de vos assiettes, j'imagine que tu t'es pas raté mec, dit Martin.
– Ca va, je pense que c'est pas trop mal.
– C'est juste parfait, dis-je.
Kyle me lance un petit sourire en coin.
– Content que ça t'ait plu.
Nous terminons le petit déjeuner tous les quatre, à traînasser pendant une bonne partie de la matinée, entamée sur l'après-midi. Et je suis contente de passer ce moment en leur compagnie, car je sens que les deux prochains jours vont être tendus entre Kyle et moi... Parce qu'une décision nous sépare de nouveau...
Bon, voilà une ébauche de solution à leur problème, on dirait... Elle vous plaît? Ou on en cherche une autre? 😋
Je vous fais de gros bisous de remerciement pour vos étoiles et remarques. C'est super touchant de voir que vous êtes là avec moi ❤😘❤
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