Chapitre 37

   Nous venons de rentrer chez moi et sommes tous les deux assis sur mon petit lit, éloignés d'une distance reflétant celle qui s'est immiscée entre nous aujourd'hui. Durant le court trajet en métro jusqu'ici, je me suis senti enclavée entre la douceur de retrouver les bras de mon impétueux américain, et l'appréhension de la discussion que nous devions avoir pour dissiper réellement la bise que Kyle m'avait soufflée au visage quelques heures plus tôt. 

Malgré son ébauche d'excuse, je vois bien qu'il est toujours préoccupé. Moi-même j'en attends davantage que ces quelques mots bredouillés à la va-vite. Les coudes plantés sur ses genoux, Kyle finit par se passer une main vigoureuse sur le visage.

– Pardon pour tout à l'heure. Je sais pas ce qui m'a pris.

– T'inquiète, ça arrive à tout le monde, j'essaie de le rassurer.

Même si je suis perdue quant à sa réaction de cet après-midi, je veux simplement lui laisser le temps de s'ouvrir à moi. Nous restons silencieux l'espace de quelques secondes, puis il me dit:

– En fait, ça fait bizarre d'être de l'autre côté.

Je fronce les sourcils, égarée encore un peu plus par sa déclaration.

– Comment ça?

Il a un petit rire discret et empli d'une pointe de dérision, me semble-t-il.

– D'habitude, quand je sors avec quelqu'un, c'est moi qui décide quand et comment on se voit. Et ce n'est certainement pas moi qui deviens accro.

Son discours m'emplit d'une chaleur toute rose, mon petit cumulonimbus est bien accroché au dessus de moi, finalement. Cela ne suffit pourtant pas à éroder la confusion qui obstrue mes pensées. Un nouveau silence s'installe alors que je réfléchis à ce qu'il vient de déclarer. Et il ajoute:

– D'habitude, c'est un truc de chick*, ça, non? De se prendre la tête et d'engueuler son mec parce qu'il sort trop avec ses potes.      [*meufs]

Je lui assène une petite tape sur l'épaule.

– Hé! Les blagues sexistes sont interdites en ma présence, compris?

– Bah... T'en fais pas, dit-il avec une mine pathétique, je suis la preuve vivante que ce n'est qu'un cliché.

Je laisse passer un instant, profitant de celui-ci pour observer les traits de son visage altéré par le trouble qu'il revêt. Et puis je lui demande:

– Alors tu as l'impression que je garde mes distances, c'est ça?

Il soupire longuement avant de se décider à me répondre.

– Non, non. Pas quand on est tous les deux. Je peux me tromper, mais j'ai le sentiment qu'on ressent un peu pareil l'un pour l'autre, non?

Ses apatites limpides tentent de se harponner à mes yeux, reflètant sûrement l'égarement que je peux ressentir face à son comportement inhabituel. Je crois qu'il y cherche un signe approbateur. Il finit par se détourner pour ajouter:

– Je l'espère en tout cas... Mais tu fais tellement de choses, Damn shit! T'es une acharnée de boulot. Tes études, tu les prends tellement au sérieux que tu bosses sans arrêt, sans même louper un seul petit cours de temps en temps.

Il me lance un regard en coin, son visage adouci par un petit sourire, en coin lui aussi.

– Personne ne fait ça, tu sais?

Il se trompe. Il y a deux semaines, lorsqu'on a failli se séparer, j'en ai loupé, des cours. Mais ce n'est peut-être pas le moment de remettre ça sur le tapis.

Et je me rappelle sa phrase qui m'est toujours restée en tête, ces quelques mots qu'il m'avait soufflés dans ce café, avant qu'on sorte ensemble, lorsque nous nous sommes retrouvés pour la première fois tous les deux: "Dis donc, t'en fais des trucs. Tu bosses, tu cours, tu étudies. Pas beaucoup de place pour autre chose, hein?"

– Et quand tu ne bachottes pas, tu t'entraînes pour le marathon. Tous les jours. Parfois même deux fois par jour. Fuck! Parfois même à sept heures du mat'! Et puis tu taffes dans cette crêperie, et je suis sûr que t'es la serveuse la plus sexy et sympa. Et comme si ça suffisait pas, tu prends à coeur de t'occuper et prendre tout le temps qu'il faut pour tes potes. Et bon... Des fois, je t'avoue que ça me fait chier, quelque part, que tu sois une fille aussi... bien.

J'aurais envie de le contredire sur toute la ligne, lui expliquer qu'en ce moment c'est à contre coeur que je vais courir, que je dois sûrement être une piètre serveuse eu égard à la façon dont je rêvasse à propos de nous deux, et que ce n'est pas moi qui m'occupe de mes amis, mais eux qui doivent toujours recoller les morceaux.

Je suis prête à ouvrir la bouche, un peu contrariée par ce dernier compliment bizarre qu'il vient de me faire, mais il reprend:

– Ca m'arrangerait bien que tu lâches quelques trucs pour pouvoir passer un peu plus de temps avec moi.

Il rougit légèrement. Il me semble que c'est la première fois que je le vois ainsi. Les yeux fuyants, les mains crispées, scotchées sur le lit de part et d'autre de son corps. Et sa demande m'atteint profondément. Elle m'attendrit aussi. 

– Mais je sais aussi que j'ai pas le droit de te demander une chose pareille.

Au bout d'un moment, il reprend:

– Tu te souviens de cette discussion qu'on a eue à propos des rêves, et de l'amour. Et qu'une personne ne devrait pas demander à son partenaire de changer pour lui? Ben on dirait bien que je suis comme un con à me faire violence pour ne pas te demander de changer.

Je me laisse un peu de temps pour ingurgiter tout ce qu'il vient d'exprimer. A la fois déconcertée par le sacrifice qu'il me demande implicitement. A la fois touchée par cet aveu, parce que moi-même, j'ai envie de me perdre toujours plus avec lui. Et puis, pour alléger un peu le ton qu'a pris cette discussion, je réponds enfin:

– D'abord, oui, il se trouve que je suis la serveuse la plus sexy. Et de loin. Parce que l'autre, c'est mon boss, et qu'il a la quarantaine passée, et qu'il est un peu bedonnant.

Il sourit, mais garde le regard scotché au lino gris clair de ma petite chambre.

– Je parlais de la serveuse la plus sexy du monde. J'ai plus d'ambition pour toi, baby.

Je souris. A mon tour de sentir mes joues s'empourprer.

– Arrête de me faire rougir et laisse-moi terminer.

Je me lève pour m'asseoir à califourchon sur lui. J'encadre son visage de mes deux mains pour qu'il me regarde bien en face.

– Ecoute, tout ce que je fais, tout ce que tu as décrit, là, et qui me flatte beaucoup, je peux t'assurer que ces dernières semaines, je le fais à reculons. Si je pouvais courir à reculons même, je le ferais. Et on se demande bien pourquoi.

Il me regarde perplexe. Il ne me suit pas, je crois.

– Kyle, tu sais bien pour quelles raisons je dois me botter les fesses tous les matins pour aller en cours? Et pourquoi je subis complètement mes entraînements? Et que je suis peut-être la plus sexy des serveuses de cette maudite crêperie mais...

– Du monde, me coupe-t-il. La plus sexy du monde.

– De cette crêperie c'est déjà pas mal. Bref, je suis aussi la pire du monde en ce moment. Je te dis pas le nombre de bourdes que mon boss doit rattraper à chacun de mes services. Heureusement qu'il m'aime bien, et qu'il ne pense pas encore à me virer...

– J'aimerais bien moi... plaisante-t-il.

Je dépose mon index sur sa bouche, afin qu'il arrête de me couper.

– En fait, je n'ai qu'une envie en ce moment, c'est être avec toi, moi aussi.

Je soupire, comme soulagée d'avoir prononcé ces mots.

– Sauf que je peux pas. Qu'est-ce qu'il va me rester quand tu seras parti dans quelques mois? Si j'abandonne tout pour être avec toi, comment je vais faire quand tu auras pris ce satané vol retour? Ce sera plus facile de ton côté. Tu vas retrouver tes petites habitudes, aucune d'elle ne sera liée à moi. Je ne veux pas tomber, Kyle. C'est en grande partie pour ça que je peux pas tout freiner pour cette relation éphémère.

J'ajoute toute ma main sur sa bouche alors qu'il essaie de nouveau de prendre la parole.

– J'ai presque terminé. Et je sais ce que tu vas me dire. Alors pourquoi on continue? Si j'ai pas envie d'investir du temps dans notre relation, à quoi ça sert? Eh bien, pour ma part, je ne me suis jamais, jamais, jamais sentie aussi bien qu'en ce moment. Et ce malgré nos... querelles assez... intenses. Alors je prends ce qu'il y a à prendre. Et tant pis si l'addition risque d'être salée le jour de ton départ.

Il ne répond rien, finalement. Mais il finit par enfouir son visage dans le creux de mon cou, me serrer fort dans ses bras, comme s'il voulait s'accrocher à moi pour toujours. Au bout d'un long moment, il finit par murmurer dans mes cheveux:

– Je vais t'accompagner à cette course.

Je me recule de son étreinte pour jauger son expression. Il a l'air... ému.

– Enfin... Si tu veux bien...

Je le serre très fort à mon tour, presque à l'en étouffer. Bien sûr que je le veux.


Hello les p'tits loups!

J'en ai trop marre de voir dans tous les films et séries, surtout américains, que c'est toujours la fille qui casse les pieds de son mec parce qu'il ne lui accorde pas assez de temps. Que nenni! Les garçons ne valent pas mieux là dedans 😋

Pour ceux qui comprennent l'anglais, vous comprendrez pourquoi j'ai choisi cette chanson de Ben Harper, que je trouve tellement belle: "They say if you love somebody, Than you have got to set them free, But I would rather be locked to you, Than live in this pain and misery" [Bon... Allez une petite traduction (de moi, donc sûrement imparfaite, mais le sens y est 😊)  Il paraît que quand on aime quelqu'un, on doit lui laisser sa liberté, mais je préfèrerais plutôt être attachée à toi que de vivre dans la peine et la souffrance]

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