Chapitre 33

   Le temps de réfléchir, bien qu'il fût court, je l'ai pris. Une fois que Kyle m'a raconté comment s'était décidé notre premier rendez-vous, je lui ai dit avoir besoin de souffler un moment.

– Combien c'est, un moment? m'a-t-il demandé.

– Je sais pas, Kyle. Un jour, une semaine, j'en sais rien. Mais j'ai besoin de réfléchir avant de décider quoique ce soit.

– Tu... Tu penses pas arrêter... nous deux, je veux dire...?

Quand je l'ai regardé à ce moment-là, il avait une fois encore ce petit air vulnérable que je ne lui connaissais pas. C'était étrange, parce que je l'ai toujours vu comme une force que rien n'atteint vraiment. Alors j'ai détourné les yeux, pour prendre ma décision sans être influencée par ce nouveau visage que je lui découvrais.

– Je sais vraiment pas. Je suis complètement perdue.

Il m'a écoutée, et finalement laissé rentrer seule chez moi, comme je le lui avais demandé.

Une fois dans ma petite chambre, au calme, j'ai décidé de partir chez mes parents pour quelques jours. En plus, je savais qu'Axel allait voir sa mère ce week-end. Donc faire le trajet tous les deux serait plus sympa. Et puis je n'avais pas revu mon ami depuis cette soirée où il m'a fait ses confidences. Et je m'en voulais beaucoup pour ça.

Nous avons bien pu parler dans le train. Je l'ai écouté m'en dire plus sur Nico, son premier chagrin d'amour, sur leur rencontre ce fameux soir de septembre, où le jeune homme et lui ont vite sympathisé, et puis Nicolas l'a clairement dragué. Axel, lui, est resté très réservé ce soir-là, notamment parce qu'il était entouré de ses potes, mais lui a quand même laissé son numéro de téléphone. Et depuis, Nicolas joue un peu trop avec ses sentiments. Qu'il aimerait avoir un crush pour quelqu'un d'autre! Quelqu'un de bien cette fois, pour oublier une bonne fois pour toute cette première histoire difficile, m'a-t-il confié.

Bien-sûr, moi aussi je lui ai confessé mes dernières péripéties avec Kyle.

– Sérieux? Arrête! Dis-moi que c'est une blague! m'a-t-il lancé lorsque je lui ai parlé de la petite faveur demandée à Kyle par Morgane.

– Non, non, malheureusement, non. Mais bon, on s'est expliqués avec Kyle, et il dit qu'il a accepté parce qu'il était déjà attiré par moi.

– Et tu le crois?

– Eh bien, je pense quand même que, vu son tempérament, l'idée du défi que ça impliquait, de réussir à séduire une fille qui refuse tous les hommes, ça a pesé dans la balance. Personne ne le refuse, donc t'imagines bien... Mais en même temps, il avait l'air vraiment sincère avec moi, hier soir. Et tous les autres soirs, d'ailleurs. Est-ce qu'on peut autant jouer la comédie, juste par défi? Et puis ces derniers jours où je ne lui ai donné aucune nouvelle, il m'a bien couru après.

 J'ai gloussé à cette pensée, avant de reprendre:

–  Alors, bon... Je crois bien que maintenant, en tout cas, il a des sentiments pour de vrai. Mais... Qu'est-ce que tu ferais, toi? Est-ce que tu lui pardonnerais?

Il a soupiré avant de me répondre.

– Je ne sais pas trop... Est-ce que, malgré ça, tu lui fais confiance?

J'ai pris le temps d'y réfléchir. Est-ce que je lui fais confiance? Pour lui avoir confié mon histoire, pour lui avoir laissé déverrouiller, ne serait-ce que par moment, chacun de mes petits cadenas m'empêchant de vivre l'instant présent, pour lui avoir donné la permission de me guider doucement, avec respect, dans ces dimensions amoureuse et sexuelle qui m'étaient presque inconnues, pour lui avoir offert mon coeur et pris le sien en retour, c'est que je lui fais confiance, non?

– Oui, je lui fais confiance.

– Alors... Je ne peux pas décider à ta place. Et je n'ai pas vécu la situation, donc je peux me tromper. Mais, je crois que tu as ta réponse.

En effet, je crois que je l'ai... me suis-je dit.

Lorsque je suis arrivée dans mon petit patelin, j'ai été accueillie par un "tu pourrais venir plus souvent, franchement!". Des fois, les parents ne sont pas très futés. S'ils veulent que je vienne davantage leur rendre visite, c'est justement ce genre de reproche qu'ils devraient éviter de me faire. Ne peuvent-ils pas simplement me montrer qu'ils sont contents de me voir?

Ceci-dit, après cette première approche maladroite, j'ai bien vu que ma mère était ravie de m'avoir un peu à la maison. Quand je suis arrivée le vendredi soir, elle sortait à peine du travail. Elle était, comme à son habitude, habillée d'un tailleur pantalon sombre. Je crois qu'elle venait d'aller chez le coiffeur, car ses cheveux châtains, méchés de blond ça et là, illuminaient un peu son visage que je trouvais presque terne, ces derniers temps. C'est bizarre de se rendre compte que ses parents vieillissent, comme tout le monde... Que le temps les use un peu plus chaque jour eux aussi. 

On a bien discuté avec maman, surtout cette première soirée, où je l'ai aidée à préparer le repas. Elle a voulu me faire des lasagnes, mon plat préféré. J'étais en train de couper les oignons, parce que je sais qu'elle est plus sensible que moi, et qu'elle aurait fait couler son mascara. Elle était si jolie, ce soir-là. Elle m'a alors demandé:

– Comment va Axel? Ca fait longtemps qu'il n'est pas passé à la maison. Enfin... il faut dire que toi aussi...

– Maman, ne commence pas, s'il te plaît. Ca va Axel, égal à lui-même.

Beaucoup plus lui-même, en fait...

– J'ai rencontré sa mère, lundi dernier au supermarché. Elle a l'air d'aller beaucoup mieux ces derniers temps. Ca faisait des années que je ne l'avais pas vue en forme, à vrai dire.

Eh bien, tant mieux, la nouvelle de son fils sera certainement mieux reçue que prévue...

– On a parlé de vous pendant au moins une demi-heure, devant nos caddies. Figure-toi qu'elle s'est foulé le poignet, la pauvre. En tombant chez elle.

Elle a ri, avant de reprendre rapidement:

– Tu te souviens lorsque vous étiez petits, et que vous n'arrêtiez pas de monter à deux sur la balançoire du jardin? Et ce jour où sa maman venait d'arriver pour le récupérer, et juste à ce moment-là, on a entendu un gros "boom!".

– Oui, et la balançoire s'est cassée, et je suis tombée sur Axel, qui a eu une entorse au poignet.

Ce genre de souvenir qu'on ressort au moins une fois par an... Les mamans adorent ça, les souvenirs qu'on ressasse...

– Ah! C'est fou, parce que vous n'étiez même pas des casse-cou!

J'ai souri à l'évocation de cette histoire. Pour me faire pardonner, je lui écrivais le plus possible ses leçons en classe, ces quelques semaines où il a dû porter une attelle.

Nous sommes alors restées un moment silencieuses, chacune plongée dans ce souvenir parmi tant d'autres partagés avec mon Axel. Et puis, elle a fini par me demander, comme ça, l'air de rien:

– Et... tu as... d'autres amis à la fac?

Je savais parfaitement où elle voulait en venir. Elle ne m'a jamais vue avec un garçon depuis Valentin. Au lycée. Celui que moi je voudrais oublier.

– Oui, oui, tu sais, Morgane. Je te l'ai présentée l'an dernier.

Désolée, loupé pour cette fois ma petite maman...

– Ah oui, je vois. Et... c'est tout? Je veux dire...

Elle a arrêté de couper les tomates pour se tourner vers moi et planter ses grands yeux noisette, presque dorés, reflet des miens, sur moi.

– Tu n'as pas un petit ami?

J'ai certainement rougi à vue d'oeil. Je suis une mauvaise menteuse, et il n'y a pas d'exception devant ma mère.

– Non, pas de petit ami.

J'ai plaqué un faux sourire sur mes lèvres et tâché de ne pas détourner mon regard du sien, pour essayer, malgré la chaleur qui avait déjà envahi mes joues, d'être le plus crédible possible.

– Ah? Tu es sûre? Tu peux m'en parler, tu sais?

– Oui, oui, je sais. Mais désolée, je n'ai rien à dire à ce sujet.

Je me suis détournée, comme si de rien n'était, et me suis mise à éplucher les gousses d'ail.

– Tu sais, je travaille beaucoup, alors j'ai pas trop le temps pour tout ça.

– D'accord.

Je lui suis tellement gré de ne pas avoir insisté à ce moment-là.

– Et papa, ça va?

Voilà! Sujet classé!

Je ne parle plus de choses importantes, ni de mes états d'âme à ma mère. Si elle avait voulu s'y intéresser, elle l'aurait fait dès le lycée, il me semble. Donc le sujet Kyle est resté bien au chaud dans mon petit corps frêle, attendant sagement que celui-ci le fasse un peu décanter pour mieux l'assimiler.


   J'ai passé la journée de samedi avec mon frère, puisque mes parents travaillaient. Ma mère dans le magasin de chaussures classes dans lequel elle est employée depuis... toujours je crois. Et mon père dirige la petite agence d'une banque dans le centre ville. Donc, il travaille beaucoup. Je l'ai d'ailleurs à peine croisé ce week-end.

Mais ça m'a fait du bien de traîner un peu avec mon frère. Et je pense que lui aussi. Depuis que je suis partie, ça ne doit pas être facile tous les jours de se coltiner seul les parents. Ils ne sont pas si barbants que ça, mais, comme il n'y a plus que Clément avec eux, je suppose qu'ils doivent être pas mal sur son dos.

On ne s'est pas toujours bien entendus, surtout enfants, où on se chamaillait à tout bout de champs. Mais maintenant qu'on est un peu plus âgés, j'ai l'impression que le courant passe de nouveau, et de mieux en mieux.

Il m'a parlé du lycée et ses potes, mais surtout de sa musique. Comme la course pour moi, la musique est son ancre à lui. Sauf qu'elle n'est pas un simple palliatif à la douleur. Elle est en lui, depuis toujours, j'ai l'impression, et il s'exprime ainsi. C'est tout. Il dort musique, il pense musique, il mange musique. Sérieusement, il ne peut s'empêcher de tambouriner quelque part, ou plutôt partout! Sur ses cuisses, avec ses couverts, ou il trouvera d'autres idées farfelues pour tester des rythmiques qu'il a en tête.

C'est une des choses que nous avons en commun, la persévérance dans ce que nous aimons et en ce que croyons.

Bien sûr, il y a des tas de choses que je n'ai pas osé tenter à cause du manque de confiance que j'ai en moi, qui m'handicape bien trop souvent, et de cette peur de me tromper qui ne me lâche presque jamais. Mais lorsque je suis décidée à entreprendre un projet, je le fais à fond. La course, les études que j'ai choisies, je ne peux concevoir de les poursuivre en dilettante.

J'ai l'impression que mon frère prend le même chemin à ce niveau. Est-ce parce que nous avons vu nos parents trimer, coincés dans cette petite ville, à se contenter de ce petit bout de vie passable? Ou est-ce eux qui ne souhaitaient pas ça pour leurs enfants, et qui ont essayé de nous inculquer ces valeurs pour éviter que l'on fasse les mêmes erreurs?

Je sais que je suis dure avec eux. La vie qu'ils ont n'est pas si mal, après tout. Je crois qu'ils aiment cet endroit accroché à la campagne verte et pluvieuse de la région parisienne. Je crois qu'ils apprécient leur travail, alimentant la vie des habitants de leur commune chérie. Je crois qu'ils affectionnent cette vie tranquille, ancrés dans une routine rassurante, laissant un peu de temps le soir, pour se lover sur le canapé confortable de notre petite maison coquette, et profiter des week-ends pour se balader aux alentours, dans les chemins de forêt ou sur les berges de la rivière, et nourrir leur yeux de la beauté des paysages de leur petite région bien-aimée.

Mais, moi, je ne veux pas ça. Je veux voyager, découvrir, être passionnée, je veux être fière de moi, ne pas me contenter de cette simplicité, et juste choisir le chemin le plus facile.

Enfin... Peut-être que je changerais en vieillissant. Peut-être qu'eux non plus ne souhaitaient pas cela. Mais que leurs aspirations ont évolué à la rencontre de la vie. Avaient-ils des rêves fous? Des passions qui leur rongeaient le ventre? Etaient-ils emplis d'idées fantasques, d'envies extravagantes? Peut-être bien... Et puis la vie les aurait changés au fil du temps, petit à petit, morceau par morceau. Alors ils l'ont sans doute finalement désirée plus douce, cette vie, plus simple, comprenant des choses que je ne suis sûrement pas encore en mesure de comprendre...

Au final, j'ai aussi passé beaucoup de temps avec Kyle durant ces deux jours qui devaient être une parenthèse fermée. Le téléphone, cet objet magique dont on ne peut plus se passer! En fait, je crois même avoir parlé davantage à mon traître d'américain qu'à mon père! Quelle faible créature je suis! Éloignée de lui d'une petite heure et demi de train, et cela suffit à me rendre folle.

A tel point que j'ai décidé de rentrer plus tôt, sans attendre Axel, qui a préféré rester une journée supplémentaire avec sa mère. Dès le dimanche après-midi, j'étais de nouveau à Gare de Lyon, en plein centre de Paris, pour retrouver mon petit chez moi avec plaisir. Kyle m'a demandé s'il pouvait m'y retrouver. Et je n'ai pas longtemps hésité avant d'accepter.

Je sais, je lui pardonne bien vite. Mais la sincérité dans ses propos, le fait qu'on ait, en effet, trop peu de temps devant nous, et surtout qu'il me manquait cruellement, ont fait accélérer mon processus de réflexion. J'ai bien conscience qu'aux yeux de certains je peux paraître stupide de revenir ainsi sur ma décision. Mais je crois que, plus qu'aveugle, l'amour rend surtout insensé.

Alors, lorsqu'il est arrivé, je l'ai laissé s'approcher, se blottir tout contre moi, et me suis laissé à mon tour envahir par sa présence, étourdie par le soulagement que cela m'a procuré. Une semaine sans mon amoureux. Aussi tordu soit-il. Je ne peux plus concevoir un bannissement pareil. Et ça me fait peur. Comment vais-je faire, après...?

Mais aujourd'hui, j'ai un autre problème plus urgent. Nous sommes lundi matin, je dois aller en cours, et je vais revoir Morgane. Comment réagir face à elle?

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