Chapitre 29
– Mademoiselle, vous désirez reprendre quelque chose?
Ca fait trois quarts d'heure que je poireaute, attendant que princesse Morgane me rejoigne. Nous avons décidé de nous faire un déjeuner juste toutes les deux, parce que, mise à part la soirée de vendredi, depuis que je sors avec Kyle on ne fait que se croiser en cours. Et quand nous passons un moment ensemble, ce n'est jamais seule à seule. Ca me tenait à coeur de la retrouver un peu comme avant.
– Euh, non merci, pas tout de suite. J'attends quelqu'un qui ne devrait pas tarder.
Je l'espère du moins... Cette fille a plein de qualités, mais la ponctualité n'en fait clairement pas partie. Tout l'opposé d'Axel!
Axel... Je suis contente du tournant qu'ont pris les choses avant-hier soir, quand il s'est décidé à m'annoncer son homosexualité, ainsi qu'à Hugo. Bien sûr, comme je le pensais, son ami a simplement dit qu'il savait et qu'il ne voyait pas pourquoi il avait besoin d'en faire une affaire d'état. La soirée s'est alors terminée dans la légèreté, aidée par les quelques verres que nous avons bus.
Nous sommes sortis assez tard du pub, mais j'ai tout de même voulu rejoindre Kyle chez lui. Et, je ne sais pas pourquoi, mais il était encore plus froid que lorsque je l'ai quitté dans l'après-midi pour rejoindre Axel. En fait, depuis, je ne comprends pas trop son état. Lorsque je lui parle, je sens qu'il est ailleurs. Depuis que nous sommes ensemble, c'est la première fois que je le vois sous ce visage.
Et, je ne comprends d'autant pas pourquoi après la déclaration qu'il m'a faite trois jours plus tôt. Est-ce là le problème? Peut-être qu'il regrette... J'ai essayé de savoir ce qui se passait, mais il m'a simplement marmonné que c'était un souci personnel.
– Eh, Salut toi!
– Salut.
Le ton que j'utilise pour répondre à Morgane est plus sec que je ne l'aurais voulu. Elle, par contre est tout sourire, ses cheveux brun en bataille (c'est rare), les joues rouges.
– Désolée pour le retard.
– Qu'est-ce que t'as fichu, ça fait presque une heure que je suis là!
– Je suis trop désolée... J'étais... avec mon nouveau copain.
Son sourire béat ne la quitte pas une seconde.
– Un nouveau copain? Déjà?
Elle vient juste de quitter le précédent. Enfin, je crois qu'elle l'a quitté. Je suppose...
– Oh il faut bien s'amuser, Alice.
Franchement, je comprends pourquoi ils s'entendent si bien avec Kyle. S'amuser est leur mot préféré. Ils le sortent à toutes les sauces. Une petite soirée en boîte, il faut bien s'amuser. Allez, un verre de plus, il faut bien s'amuser. Un cours qui saute, il faut bien s'amuser...
Se rapprochant de moi par dessus la table, elle ajoute à voix basse:
– Coucher avec un seul mec toute sa vie, c'est que dans les livres que ça devrait arriver. Parce que, qu'est-ce que ça doit être chiant! Aucun moyen de comparer. Moi, je veux goûter plein de kikis avant de me décider lequel garder.
– Je vous sers quelque chose mesdemoiselles?
Oups... Le serveur qui revient à la charge juste à ce moment-là! J'en deviens écarlate, et ne peux m'empêcher de pouffer de rire en entendant les facéties de ma copine. Cette dernière, pas le moins du monde embarrassée, regarde le jeune homme avec un grand sourire avant de lui répondre:
– Un café allongé s'il vous plaît.
– Pareil merci, soufflé-je à mon tour.
– C'est noté, je vous apporte ça.
Et il part comme si de rien n'était.
– Et tu l'as rencontré où celui-là?
– Sur Tinder, comme d'hab.
Tinder... Elle a essayé de me brancher dessus l'an dernier, vu qu'elle rencontre la grande majorité de ses conquêtes via cette application. Mais franchement, ce n'est pas pour moi.
J'ai bien testé, une fois. Pas deux. Il faut dire que je suis tombée sur un jeune homme des plus classes. Nous nous sommes donné rendez-vous dans un café. On a parlé de tout et de rien pendant une petite demi-heure . C'était plutôt sympa, d'ailleurs. Jusqu'au moment où il m'a demandé:
– Bon... on a assez parlé, là, non? On peut aller chez toi maintenant?
Je lui ai poliment expliqué que ça ne se ferait pas, et me suis esquivée le plus rapidement possible. Première et dernière expérience Tinder.
Mais ça a l'air de lui plaire, à Morgane. J'imagine que pour "s'amuser" c'est parfait.
– Je l'ai rencontré samedi, et on a passé ces trois derniers jours ensemble. En fait, on vient juste de se quitter.
– Ah, je vois. C'est pour ça que tu m'as lâchement abandonnée hier, en cours, alors.
Elle glousse.
– Eh oui. Il y a des priorités dans la vie. Bon, et toi alors? Comment ça va avec kyle?
– Ca va.
Les yeux rivés sur mes mains, je ne peux retenir le sourire qui se profile sur mes lèvres.
– Ca va même très bien, ajouté-je.
– Vous êtes bien rentrés vendredi soir, quand on s'est séparés devant la boîte?
– Ouais, on est rentrés à vélo. C'était sympa.
– A vélo? Arrête, je culpabilise trop! J'aurais dû vous ramener. Vous avez dû vous geler.
– Non, franchement, je t'assure que c'était vraiment sympa. On a bien rigolé. Par contre, on s'est engueulés à cause de toi.
Je lève les yeux pour les planter bien au fond de ses prunelles vertes. J'avais promis à Kyle de ne pas en parler à Morgane avant qu'il lui en touche un mot. En même temps, je ne vois pas pourquoi. S'il n'avait rien à cacher, il ne m'aurait pas fait cette requête. Au fond, je suis trop curieuse pour ne pas chercher à savoir. Est-ce qu'il m'a menti? Ont-ils couchés ensemble le soir de leur rencontre? Ou un autre soir d'ailleurs? Morgane a l'air étonné.
– Ah bon? Mais pourquoi? Qu'est-ce que j'ai fait?
J'essaie de prendre l'air le plus stoïque possible.
– Il m'a tout raconté, Morgane.
Je la regarde toujours droit dans les yeux. Ne pas trop en dire, pour qu'elle, en divulgue le maximum.
Elle devient livide. Il y a quelque chose. Je le savais.
– Qu'est-ce que tu veux dire par...
– Et à vrai dire, je suis super déçue que tu ne m'en aies pas parlé avant lui, la coupé-je.
– De quoi tu parles, exactement, Alice?
A la tête qu'elle fait, je vois bien que c'est une question à laquelle elle saurait répondre sans mon aide.
– Sérieux, tu ne crois pas que ça aurait été cool de me le dire? insisté-je pour la pousser à se confier. Surtout maintenant que je sors avec lui?
– Qu'est-ce qu'il t'a dit précisément?
– Tu le sais très bien Morgane, arrête un peu. Je suis tellement dégoutée!
Rester le plus évasif possible. Elle est de plus en plus pâle, les yeux exorbités. Et d'une voix presque affolée, elle me répond:
– Alice, je te jure, je l'ai fait pour toi.
Je rigole nerveusement.
– Tu te fiches de moi?
– Je t'assure, je m'inquiétais vraiment pour toi, alors...
Je fronce les sourcils.
– Tu t'inquiétais de quoi, Morgane? De quoi tu parles, là?
Je n'y comprends plus rien. Je vois son visage traversé par une nouvelle vague de panique.
– Attends, mais qu'est-ce qu'il t'a raconté exactement? me lance-t-elle de nouveau.
Assez joué. Je crois que j'ai perdu.
– Il m'a parlé de la soirée où vous vous êtes rencontrés et où vous avez couché ensemble. Ou failli coucher ensemble. Je ne connais pas la vérité en fait.
Morgane a l'air confuse, horrifiée. Au bout d'un moment où elle ne dit mot, elle bafouille, le regard bas:
– Non, on n'a jamais couché ensemble, je te promets.
En restant si équivoque, je me suis fait prendre à mon propre jeu...
– C'est pas de ça dont tu parlais, pas vrai?
Il y a autre chose. Qui lie Kyle et Morgane. Et qui m'implique d'une manière ou d'une autre. Et je ne suis plus sûre de vouloir savoir...
– Alice, ne m'en veux pas, s'il te plaît. Je te jure que je l'ai fait pour toi.
– Arrête de répéter ces conneries en boucle et dis-moi!
– Non, non, c'est rien d'important! Laisse tomber, OK?
– Putain, Morgane! T'en as trop dit maintenant!
Mes nerfs sont traversés d'un courant électrique de plus en plus dense, intense. Je suis certaine qu'on pourrait presque voir des étincelles jaillir à chaque ramification de mon système nerveux. Elle ne dit rien. Pendant trop longtemps. Puis, elle me regarde droit dans les yeux, et, voyant dans les miens toute la colère qui s'y est accumulée, elle lâche, à toute vitesse, ces mots tout juste soufflés:
– C'est moi qui ai demandé à Kyle de te... fréquenter.
Je ne comprends pas tout de suite la signification de ses mots. Je crois que j'ai du mal à respirer tout à coup.
– Comment ça?
– Je... je te voyais t'isoler de plus en plus. Et ton blocage avec les mecs, là, j'avais l'impression que tu n'arriverais jamais à le surmonter. A chaque fois que j'essayais de te présenter quelqu'un, ou de te pousser à sortir un peu plus, j'avais devant moi un mur. A part bosser et... bosser, tu t'enfermais chez toi tout le temps. Et puis cette année, j'ai eu l'impression qu'enfin un mec te plaisait. Je voyais bien comment tu matais Kyle à chaque fois. Alors, un jour, avec lui, on parlait de toi. Il... Je lui ai expliqué vite fait pourquoi t'étais... comme ça... timide et tout. Et... Et j'ai eu cette idée, qu'il pourrait peut-être sortir de temps en temps avec toi... pour... t'amuser un peu.
M'amuser. M'amuser! A mon tour d'avoir les yeux qui s'écarquillent, horrifiée par ce qu'implique tout ce qu'elle vient de me confier.
– Tu racontes n'importe quoi! Pourquoi il aurait accepté de faire un truc pareil?
– Au début, il a refusé. Et puis, quelques jours après, il a... il a dit qu'il le ferait. Mais je suis sûre que...
– Quand? je la coupe. Quand tu lui as demandé ça?
Elle me regarde, penaude à n'en plus pouvoir, et murmure:
– Juste avant mon anniversaire.
J'ai du mal à saisir le sens de sa phrase, comme si mon cerveau refusait de la faire entrer dans ses méandres. Et, lorsque les mots me percutent enfin, comme une voiture à cent à l'heure, je sens ce petit nuage que j'ai mis quelques semaines à construire s'effriter par petits morceaux, chacun imprégné de toute la confiance que je portais à Morgane et Kyle. Je les sens être engouffrés par un brouillard épais, opaque, et me retrouve piégée dans une cellule de fibres cotonneuses denses, qui m'étouffent de plus en plus. De l'air, s'il vous plaît!
– En fait, tu es en train de me dire que je sors avec un gars qui n'en a rien à foutre! Qui est juste là pour te rendre service.
Ma voix s'enraille, je suis au bord de la crise de nerf, je le sens. Elle met les paumes de ses mains en avant, vers moi, comme pour me dire "tout doux, ma belle, tout doux...".
– Non, non, écoute, je suis certaine que...
– Arrête ça. Stop, je ne veux plus rien entendre. Putain mais sérieux, qui t'as permis de te mêler de ma vie comme ça?
Je range à la va-vite mes affaires, les mains tremblantes. Je me lève en trombe, ma chaise recule dans un crissement qui ferait grincer des dents.
– Alice, s'il te plaît, écoute-moi...
– Je te laisse payer.
Et je m'en vais, comme un éclair, bousculant au passage le serveur qui me regarde interloqué. Je crie alors derrière moi, en poussant la porte d'entrée:
– Elle va vous régler.
Elle me doit bien ça. Un café. Contre une histoire d'amour bidon. Un coeur arraché à vif.
La bouche de métro est juste en face de la rue. Je cours pour traverser, jetant un bref coup d'oeil au trafic pour ne pas me faire percuter (quoique...), dévale les escaliers de la station, passe le portillon à toute vitesse et m'engouffre dans les couloirs. Je descends vers n'importe quelle rame. Je veux juste partir. Par chance, le métro vient d'arriver. Je me jette à l'intérieur, trouve une place recluse à l'extrémité du wagon, et m'enfonce dans mon siège, dans mes pensées, dans mes plaies.
J'ai perdu trois choses en quelques mots qui m'ont été balancés en pleine figure. Une amie, un amour naissant, et l'espoir. Je peux peut-être rajouter la naïveté. J'espère au moins que ça m'aura servi à ça, oui. A perdre ma naïveté.
J'ai une terrible envie d'appeler Kyle. Peut-être que c'est une blague? Peut-être que Morgane m'a menti, qu'elle cherche juste à ce qu'on se sépare. Mais je revois son visage livide, lorsque je lui ai dit que Kyle m'avait tout raconté. Elle n'a pas pu fabuler ce moment-là. Elle était vraiment mal à l'aise par ce que cela impliquait.
Pourquoi? Pourquoi auraient-ils manigancé ça? Qu'est-ce que je leur ai fait? Suis-je aussi facilement manipulable? Oui, bien sûr.
Je l'ai bien cherché, et ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Je savais pertinemment que Kyle n'était pas pour moi. Même Morgane m'en avait averti. Tiens, oui, d'ailleurs... Pourquoi? Etait-ce justement pour se dédouaner? Je n'aurais jamais soupçonné un coup tordu de sa part, avec ses recommandations.
Je ne comprends pas... Elle a voulu me faire du mal. Pourquoi? Serait-ce possible qu'elle soit sincère? Elle tient tellement à ce que je fasse comme elle, que je sorte et "m'amuse". Elle est si impulsive. Peut-être qu'elle a sincèrement pensé bien faire.
Quant à Kyle, je comprends beaucoup de choses maintenant. Tout s'explique enfin. Je revois ses grands yeux bleus braqués sur moi pour la première fois, ce fameux soir, lors de l'anniversaire de Morgane. Il m'avait toujours ignoré jusque-là, mais ce jour-là quelque chose avait changé: et le responsable n'était ni le hasard, ni le destin. C'était Morgane.
C'est pour cela qu'il était si prévenant, et aux petits soins, tout ce temps. Il savait. Etait-ce pour cette raison? Parce qu'il connaissait une partie de mon passé, et savait qu'il ne pourrait rien précipiter? Ou simplement parce que ce n'était pas dans le contrat passé avec Morgane. "OK, je la sors, mais par contre, je la baise pas. C'est bon pour toi?" Je l'imagine bien dire un truc pareil.
Kyle, le bad boy. Que je pensais différent avec moi, et moi seule parce qu'il tenait à nous et me comprenait. Alors qu'il l'était simplement parce qu'il jouait un rôle. Auquel j'ai cru crédulement. Il m'a même fait une fausse déclaration. Et quand se serait-il arrêté? Est-ce pour ça qu'il était si distant ces derniers jours? Il s'est lassé, c'est certain. Après trois semaines à traîner avec une fille coincée, sérieuse, renfermée, juste pour la sortir...
J'ai offert ma confiance à quelqu'un qui était simplement là pour... pour quoi d'ailleurs? Quel intérêt pour lui d'accepter une telle proposition? Pour un homme qui aime s'amuser... C'était peut-être par pitié. "Pauvrette... allez d'accord je vais sortir la gamine apeurée et complexée..." . Non, ça ne colle pas.
En fait, je crois plutôt que c'est par fierté. Il est tellement sûr de lui, de son charme. Il ne supporte pas qu'on lui dise "non". Cette fille qui refuse tous les hommes. Tous. Lui, arriverait à être l'exception. Comme toujours. Il sera celui qui arrivera à s'insinuer en elle, dans tous les sens du terme. C'est l'arrogance et le goût du challenge qui l'aura poussé dans mes bras...
Peu importe les raisons, de toute manière. L'idée d'avoir été manipulée à ce point me révulse.
"Terminus, tous les voyageurs sont invités à descendre, merci".
Merde... Je regarde autour de moi. Plus que quelques péquenauds dans le wagon, dont un à moitié endormi sur la banquette. Je sors, et décide finalement de rentrer chez moi. Je ne vois absolument pas ce que je peux faire d'autre, de toute façon. J'essuie mes joues trempées du revers de la main. Une grosse trace noire me rappelle que j'ai du mascara. Putain, c'est le cadet de mes soucis.
Alors, je prends la direction opposée, pour aller retrouver ma petite piaule miteuse et m'y enfermer, reprendre ma vie insipide, mon équilibre précaire, ou me laisser aller jusqu'à... je ne sais pas... Jusqu'à ce que je me relève, comme à chaque fois, je suppose.
J'avais tellement hâte de vous le dévoiler celui-là. Et en même temps tellement peur... Alors, verdict?
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