Il est plus tard que prévu quand je parcours des yeux le rooftop chic et branché du club. Je n'aperçois personne que je connaisse, ni Morgane, ni Axel. Lui et ses idées de venir tôt, pour finalement me laisser en plan dès le début de la soirée, je les retiens ! 

Je repère un groupe d'étudiants qui rigolent à une table un peu plus loin. Ils ont l'air bien plus détendus que moi, ceux-là. Je les observe un peu mieux et crois bien reconnaître dans le lot des amis de Morgane, que j'ai déjà croisés à l'université. 

Alors que je cherche dans le groupe quelqu'un qui pourrait me sauver de ce calvaire, je croise celui d'un garçon grand et mince, aux pommettes saillantes, les cheveux en désordre presque aussi noirs que le ciel qui me surplombe. Mais ce qui m'empêche de relâcher mon attention, toute tournée vers lui à cet instant, sans aucune possibilité de me détourner, ce sont de grands yeux bleus perçants qui pourraient sûrement tout glacer sur leur passage. En tout cas, moi, ils me givrent sur place. Et me brûlent tout à la fois, là, à l'intérieur, alors qu'il m'observe lui aussi.

Je le connais, ce regard. Je l'ai déjà remarqué tellement de fois à la fac. Et je sais par Morgane qu'il appartient à Kyle, un américain en échange universitaire à la Sorbonne. Pourtant, je crois bien que c'est une des premières fois qu'il s'accroche au mien. 

Jusque-là, il ne m'avait jamais prêté attention ; parfois même, il me semble, préférait m'ignorer. Lorsque Kyle vient parfois parler à Morgane avant les cours, il ne daigne jamais m'adresser ne serait-ce qu'un bonjour. Je l'ai donc classé dans la catégorie des beaux_gosses_arrogants_et_ désagréables. Dans le genre cliché, j'ai l'impression qu'il a soigneusement coché toutes les cases du bad boy. Suffisant, désinvolte, dragueur (sauf avec moi), et j'en passe. Enfin... il lui manque juste un tatouage ou deux peut-être, pour parfaire sa panoplie et être au top du stéréotype. 

Et pourtant... pourtant, je ne peux m'empêcher d'être inéluctablement attirée par lui. Dès que je l'aperçois, je sens mes joues brûler, mon ventre se contracter et suis prise d'une timidité maladive. C'est vraiment stupide, j'en suis consciente. Les garçons comme ça existent seulement pour briser les coeurs, il paraît. Mais c'est plus fort que moi, c'est en moi.

Visiblement, lui est ici pour se divertir, et comme tout étudiant qui se respecte, profite de ses soirées entre potes, flirts et alcool à profusion. Je l'ai bien compris tout ça, surtout la fois où je l'ai constaté dans un bar alors que je rejoignais Morgane, qui m'avait attirée dans un guet-apens. Je pensais que nous serions en petit comité, et au lieu de ça, il semblait qu'elle avait rameuté toutes créatures bipèdes capables de boire et s'amuser. Kyle en faisait donc partie, et correspondait exactement aux critères de sélection de la brune excentrique. Je l'ai beaucoup regardé ce soir-là. Lui par contre, n'avait absolument pas conscience de ma présence, préférant des filles un peu plus avenantes et sophistiquées.

– Alors chérie, tu es là! Je suis trop contente! Je sais que ce n'est pas ton truc ces soirées, tu dois vraiment m'aimer pour être venue, s'exclame Morgane derrière moi, en pouffant un peu fort.

Elle me prend dans ses bras pour me déposer un énorme bisou sur la joue. Qu'elle paraît grande avec ses escarpins noirs ! Ou c'est moi qui suis trop petite peut-être. Son jean taille basse moule parfaitement ses belles hanches, et un top vert émeraude au large décolleté ne laisse pas en reste sa magnifique poitrine. Tiens, elle s'est maquillée plus que d'habitude. Tous les yeux vont se retourner sur elle, c'est sûr.

– Joyeux anniversaire ma belle, t'es à tomber ce soir, lui dis-je sincèrement.

– J'espère bien, ce sont mes vingt ans à moi, et je compte bien en profiter, me lance-t-elle avec un clin d'oeil. Allez, ne reste pas plantée là, je vais te présenter des potes.

Elle m'emmène vers un groupe de personnes, pas celui avec l'étudiant au regard d'acier.

– Alice, tu te souviens de Lise ? Elle est en cours d'anglais avec moi.

Je commence à papoter avec le groupe de filles, plutôt sympa en fait. Par contre, toujours aucune trace d'Axel. J'espère qu'il ne va pas tarder. Même si je passe plutôt un bon moment pour l'instant, quand il est avec moi, je me sens beaucoup plus à l'aise.

Plusieurs fois dans la soirée, je ne peux réprimer quelques coups d'oeil vers le garçon aux yeux bleus hypnotiques. Et plusieurs fois dans la soirée, étonnamment, je sens son regard acéré sur moi ; enfin je crois... En fait, il doit sûrement s'intéresser à Lise, ou Morgane, ou une des autres filles, qui sont en mode sexy ce soir.

– Alors t'as survécu toute seule !

Je tourne la tête vers Axel qui vient d'arriver.

– Désolé du retard.

– Ca va, les filles sont plutôt chouettes.

Je lui réponds pour le rassurer, mais je me sens bien mieux en sa présence réconfortante.

Tandis que la soirée se poursuit sans accroc, que la boîte de nuit se remplit encore et encore (Est-ce qu'ils finissent par stopper les entrées ? Parce que la salle entière va se retrouver collé-serré en moins de deux, là), je ne m'y attends pas lorsque Morgane me souffle à l'oreille :

– Hé, fais attention avec Kyle, OK?

Visiblement, je ne suis pas très discrète. Et mon manège dure depuis un moment déjà.

– Quoi ? De quoi tu parles ? rétorqué-je un peu gênée. 

Elle vient de me surprendre en flagrant délit, en train de dévisager son pote sans aucune discrétion.

– Je te dis juste, fais attention. Il est très beau, mais c'est pas ton genre. Il est plutôt tombeur chasseur si tu vois ce que je veux dire. Ca fait à peine 2 mois qu'il est en France et il s'est déjà tapé la moitié des filles de cette soirée ! Enfin j'exagère un peu... Mais...

– Oh, non, t'inquiète, je ne suis pas du tout intéressée.

– T'es une mauvaise menteuse Alice. Mais bon, vraiment, il vaudrait mieux que ce soit vrai... C'est pas quelqu'un pour toi.

Nous regardons toutes les deux dans la direction de l'intéressé, et comme si on m'envoyait un signe, il enlace une belle brune aux formes voluptueuses et au maquillage prononcé; et une petite aiguille imaginaire me pique violemment le ventre.

Malgré cela, cette soirée n'est pas si mal, finalement. Pour une fois. Je bois un verre ou deux, on danse avec Axel, et Morgane par intermittence qui papillonne de groupe en groupe, les joues de plus en plus rouges à cause des nombreux verres qu'on lui offre. J'espère quand même qu'elle ne va pas se rendre trop malade. 

La dernière fois que j'ai dû la ramasser dans cet état, ce n'était pas une partie de plaisir, ni pour elle, ni pour moi. On a fini par prendre un taxi qui a menacé de nous mettre dehors tout le long du trajet, Morgane sur le point de refaire en couleur dégueuli les sièges de sa BMW. Heureusement, elle a réussi à patienter jusqu'à ce que nous descendions de la voiture, dans ma rue, juste devant mon immeuble, pour décorer le goudron. 

Et puis, arrivées péniblement chez moi, au cinquième sans ascenseur, en réveillant sûrement tous les voisins au passage, je l'ai forcée à prendre une douche pour retirer de son corps les odeurs d'alcool et de vomi, en la tenant à bout de bras dans ma toute petite salle de bain. C'était comique quand j'y repense, trempée tout autant qu'elle, toutes les deux avec nos maquillages coulant le long de nos joues. Deux pandas de sortie. Ou de retour de sortie plutôt. J'ai fini par l'endormir dans mon lit de poupée, avec un seau à côté d'elle au cas où ça lui reprendrait, et me suis moi-même assoupie, toute coincée dans le seul mini fauteuil que j'ai et qui me sert aussi de chaise de bureau. Un souvenir qui me rappelle de bien surveiller mon amie ce soir, si spécial pour elle.

Après avoir dansé n'importe comment durant des heures, je dois absolument faire un tour aux toilettes. Je me faufile lentement entre la foule, bousculée par les uns, faisant du coude aux autres pour accéder à mon but, jusqu'à ce que quelqu'un m'attrape le bras. Je me retourne et suis déroutée par deux grands yeux bleus fixés sur moi.