Chapitre 18

   Inspire. Expire.Inspire. Expire. Je dois me concentrer. Inspire. Sur mes sensations. Expire. Uniquement mes sensations. Inspire. Ma respiration. Mon coeur qui bat au rythme de mes foulées. Expire. Les graviers qui roulent sous mes chaussures. L'air qui me chatouille le visage, les bras et jambes nus. Inspire. Je ne dois pas penser à autre chose que mes sensations. A Kyle. Expire. A ces moments si singuliers avec lui. A ses yeux, sa bouche et ses mains sur moi. Inspire. A cette attirance qui me rend folle. A cette soirée désastreuse. Expire. Pas si désastreuse. Cette soirée où j'ai tout gâché. Stop! Je n'en peux plus, ni de cette course sur les sentiers du bois de Vincennes, ni de ces pensées qui m'obnubilent.

Je regarde ma montre: cinquante minutes que je cours. Je ne sais pas par quel miracle, mais mon objectif est atteint, et je ne le prolongerai pas d'une minute de plus. Je ralentis mon allure jusqu'à la marche. Je suis tout près du lac Dausmenil, et après quelques étirements bâclés, je rejoins au pas le chemin encerclant l'étendue d'eau.

Nous sommes dimanche après-midi, et c'est une très mauvaise idée de se balader ici, au milieu de toutes ces familles encombrées de poussettes, trottinettes et autres objets roulant à moins de 3 km/heure, ces couples paressant dans l'herbe sous le miraculeux soleil de ce début de mois d'octobre, ces ados qui paradent sur leur slackline*. Et ce fond sonore à hauts décibels avec tous ces enfants qui crient, ces gens qui rigolent, ces autres qui parlent très forts, ces petits jouets à moteur sur le lac qui font un bruit épouvantable. Je me presse donc pour échapper à toute cette foule endimanchée, et arrive devant la station de métro Porte Dorée.

Et là, j'envisage la soirée qui m'attend, toute seule chez moi en tête à tête avec mes pensées les plus obscures, avec un Kyle fantasmé que je ne dois plus accueillir dans mes rêves éveillés. 

Aujourd'hui, j'ai réussi à mettre le pilote automatique et ai été plutôt efficace au vu de mon état de loque. Mais, maintenant que j'arrive presque au bout de cette journée, au bout de cette semaine, je suis toute prête à m'effondrer sur place. Je décide d'appeler la seule personne encore capable de me réconforter.

– Axel?

– Alice, ça va? T'as une voix bizarre.

Je suis sur le point de sangloter, à la fois de soulagement de pouvoir parler à mon ami et d'un sentiment d'abattement profond.

– Est-ce que je peux venir te voir?

– Oui bien sûr. Tu es où là?

– Je suis à Porte Dorée. J'arrive d'ici une demi-heure.

– OK, je t'attends. Mais qu'est-ce qui se passe? Tu es sûr que ça va aller?

– Oui, oui, bafouillé-je entre deux pleurs.

Je ne perds pas de temps, m'engouffre dans le métro en direction de Saint-Michel.

Axel habite en colocation avec son ami Hugo depuis cet été. Il était dans un studio similaire au mien avant cela. Mais Hugo a un appartement familial, un trois pièces dans lequel il habitait seul. Il a donc proposé à Axel, avec qui il s'entend super bien, de s'installer avec lui pour un loyer dérisoire.

Trente cinq minutes plus tard, je suis devant leur porte.

Je toque, Axel m'ouvre et je fonds en larmes dans ses bras. Encore une fois, mon meilleur ami ramasse les morceaux de ma petite âme toute fissurée. Hugo apparaît derrière nous, et je vois son visage prendre un air désolé.

– Oh, Alice, ça va? Hmm.. Question idiote. Je vais vous laisser. Tu restes un moment?

– Je ne sais pas, murmuré-je en m'essuyant les yeux.

– Bon, j'espère qu'Axel va te remonter le moral, tente-t-il avec un sourire timide. Allez, je file.

Il attrape un gros sac et sort de l'appartement.

– J'espère que ce n'est pas moi qui le fait fuir, dis-je en m'extirpant de notre étreinte.

– Oh non, t'inquiète. Il va à la salle de sport.

– Sérieux?

Ce sujet léger me fait du bien. Ca me surprend tellement de la part de ce garçon timide et un peu geek.

– Mais maintenant que tu le dis, il a pris un peu des épaules ces derniers mois, ajouté-je en terminant d'essuyer mes joues.

– Oui, il est bien motivé.

– Tu m'étonnes, y aller un dimanche soir, il faut l'être.

– Dit la fille qui court dix fois par semaine.

Il réussit à me faire rire. C'est mon Axel, mon ange gardien.

– Je te fais une tisane de mémé?

Je souris et lui répond par l'affirmative. Une tisane de mémé, c'est comme ça qu'on appelle les infusions dont nous raffolons tous les deux. Je crois qu'elle se positionne exactement à l'opposé de la boisson sexy, comme un Sex On The Beach par exemple, j'imagine. Mais c'est juste ce qu'il faut lorsqu'on veut être en mode cocooning, réconfort, bien au chaud à la maison.

Nous nous dirigeons vers la cuisine, où Axel se charge de faire bouillir l'eau et sortir sa panoplie de tisanes, des plus classiques aux plus extravagantes comme celle au gingembre, carotte et citronnelle qui me tente bien. De mon côté, je prends des tasses et un plateau, pour installer tout ça dans le petit salon cosy. 

Encore un appartement haussmannien comme je les aime, et décoré pour s'y sentir vraiment bien, plein de bois, de tissus épais et aux couleurs chaudes, de petites lumières tamisées un peu partout, d'un tapis douillet aux longs poils sous la table basse.

– Alors, raconte-moi tout maintenant. C'est ce Kyle, là, qui te fait pleurer, pas vrai?

Je soupire. Il me connaît par coeur. Et puis vu sa première rencontre avec lui vendredi soir...

– Oui, c'est lui.

– Dis-moi qu'il ne t'a... rien fait.

– Il ne m'a rien fait.

– Sûre?

– Oui, sûre.

Et je lui raconte tout, depuis la soirée d'anniversaire de Morgane, jusqu'à hier matin. Une fois mon récit achevé, il reste silencieux, ingurgitant toutes les informations que je viens de lui balancer d'un coup. Enfin, il prend son temps pour me dire:

– Je sais pas Alice. Ecoute, ne le prends pas mal, OK? Je devrais te conseiller de lâcher l'affaire avec ce gars, pour tous les bons arguments que tu m'as donnés, et aussi parce que je l'ai trouvé plutôt con vendredi. Enfin... surtout à la fin. Pour tout ça, je devrais probablement te consoler de ton chagrin pour lui. Mais, tu ne crois pas qu'il y a un moment où il va falloir que tu te lances? Je parle pas forcément niveau... cul. Ni même de ce mec en particulier, d'ailleurs. Mais, juste, tu pourras pas fuir comme ça indéfiniment. Je ne sous-estime pas du tout ce que tu as vécu, tu le sais bien. Je suis le mieux placé pour connaître exactement tout ce que tu as ressenti durant cette période pourrie. Mais je pense qu'il faut que tu passes à autre chose. Va voir quelqu'un pour en parler s'il le faut. Mais Alice, t'as le droit de t'amuser, et t'as le droit de tomber amoureuse aussi, et les mecs sont pas tous des salauds, tu sais?

– Je ne suis pas amoureuse! affirmé-je un peu trop fort.

– Non, je dis pas ça. Je dis que t'as le droit de l'être. Bon. C'est vrai que ça n'a pas l'air d'être le plan idéal celui-là, vu qu'il ne sait pas trop ce qu'il veut, apparemment. Un coup il te veut, mais pas vraiment, alors finalement un peu quand même.

Il rit tout seul dans sa barbe avant de poursuivre:

– Eh bien trouve t'en un autre. Regarde autour de toi, et crois-moi, tu serais surprise de voir que, pas si loin que ça, et des mecs bien en plus, crèveraient d'envie de sortir avec toi.

– De qui tu parles exactement?

– Personne en particulier, dit-il en se frottant la joue. Peu importe. Mais essaie de réfléchir à tout ça, tu veux bien?

J'avoue que son discours me vexe et je sens que je suis en train de me braquer. Je suis déjà mal, et voilà qu'il en rajoute une couche en sous-entendant lui aussi que je suis le problème.

– Je le sais tout ça, Axel. Tu crois que je ne suis pas consciente que j'ai un blocage?

– Alors, agis en conséquence. Prends rendez-vous chez un psy, ou prends le taureau par les cornes, si je puis dire... Mais fais quelque chose. Arrête de te défiler. Putain, t'es une battante pour tout. Tu te donnes toujours les moyens de réussir. Alors, pour ce problème qui te bouffe, tu dois aussi pouvoir l'affronter. Et tu vas y arriver. Amuse-toi un peu. T'as vingt piges Alice, pas quarante. T'as le temps d'être sérieuse. Enfin... je sais, c'est ta nature de l'être, tout comme moi, mais essaie de prendre certaines choses un peu plus à la légère.

Je reste silencieuse face au sermon de mon ami. Il a raison, je le sais. Mais c'est plus facile à dire... Et je ne suis pas certaine que Kyle soit la bonne personne pour ce combat non plus, malgré tout ce qu'il m'a donné, avant-hier et les autres soirs. Je vais perdre à la fin, quoiqu'il arrive, je dois me le répéter comme un mantra, et ne pas l'oublier.

– Bon, et toi, alors? A toi de me raconter. Je sais que tu me caches des choses, toi aussi, lancé-je hâtivement.

– T'essaie pas de changer de sujet, là, non?

Il a raison, comme toujours. Ses mots m'ont mis un peu en rogne alors autant ne plus en parler.

– Non, je t'ai entendu et je vais y réfléchir, OK? A ton tour d'être sur le gril maintenant.

– OK, OK, souffle-t-il. Bon. Moi aussi, j'ai rencontré quelqu'un. Et moi non plus, ça ne se passe pas comme je voudrais.

– Je la connais?

Il prend son temps pour répondre simplement:

– Non.

J'attends la suite, mais il n'ajoute rien. Je perds patience avant de lui demander:

– Bon, et c'est tout? Tu ne veux pas m'en dire un tout petit peu plus? Je vais pas devoir te tirer les vers du nez, quand même!

Je prends ma tasse de tisane et en sirote quelques gorgées en écoutant mon ami.

– Franchement, il n'y a pas grand chose à dire. Figure-toi qu'on s'est rencontrés le même soir que toi et Kyle, dans un bar où j'étais avec Hugo et Paul. Et bon... on s'est revus quelquefois, mais on n'est pas sur la même longueur d'ondes. Je suis très attiré physiquement, mais je vois bien qu'on attend pas les mêmes choses. Un peu comme toi et Kyle finalement. Alors je m'amuse, voilà. Mais je sais que ça va pas durer.

– Et tu ne me la présenteras pas, hein?

– Je ne crois pas. Alors, tu rentres chez tes parents le week-end prochain finalement?

Il essaie à son tour de faire diversion. J'ai compris le message, et ne vais pas insister. Pour cette fois. Nous nous mettons à discuter de tout et de rien, en évitant bien sûr de revenir sur nos amours. Nous reprenons deux tasses de cette merveilleuse tisane de mémé et je ne sais pas qui, d'elle ou de mon meilleur ami, réussit à me remettre un peu sur pied. Sûrement un peu des deux. L'un dans mon corps réchauffé, l'autre dans mon esprit revigoré.

Nous sommes en plein débat à propos de la meilleure série du moment lorsque la porte d'entrée s'ouvre sur Hugo, la peau légèrement brillante, les joues plus colorées que lorsqu'il est parti.

– Hé, Alice, tu es restée un peu, cool.

– Salut, je suis content de te voir aussi, répond Axel d'un ton faussement vexé.

J'ai l'impression que Hugo est un peu gêné par la réflexion de son colocataire, il ne regarde pas vers nous. Il est vraiment d'une timidité maladive. Ca me fait presque craquer. Je décide de le tirer de ce mauvais pas.

– Hé oui, on était en train de se prélasser pendant que d'autres bossent dur, je lui lance avec un clin d'oeil. Tu veux partager une petite tisane avec nous?

– Euh... oui, pourquoi pas?

– Ca y est Axel, on a réussi à en convertir un de plus à notre habitude de vieille femme à chats, dis-je tout haut pour que Hugo entende aussi.

– Oh, non, tu le connais pas, c'est pour ça. Hugo est déjà converti depuis longtemps. Sinon, je n'aurais même pas pu me mettre en coloc avec lui.

– C'est vrai. J'ai honte, mais moi aussi je fais partie des adeptes des pisse-mémères, répond Hugo en s'asseyant avec nous sur le canapé confortablement rembourré et rempli de coussins.

– Ah, c'est peut-être un trait commun aux geeks?

Et nous partons dans un délire sur la description de cette catégorie dans laquelle nous nous retrouvons, et dressons un tableau des habitudes de cette espèce très spéciale. La soirée se poursuit dans une humeur bon enfant, je me sens tellement bien entourée de mes deux amis, que j'arrive presque, presque à oublier les yeux bleus et la bouche délicieuse qui hante mon coeur depuis des jours.

– Est-ce que je peux dormir chez vous ce soir? demandé-je à mes deux compagnons, d'une toute petite voix.

Je ne me sens vraiment pas le courage de retourner chez moi, m'enfermer dans ma petite chambre de dix mètres carré, et retourner dans mon état d'accablement profond.

– Bien sûr. Hein, Hugo?

– Oui, sans problème, au contraire.

Axel me prête un de ses tee shirts et bas de jogging dans lequel je flotte un peu, mais pas tant que ça. Mon meilleur ami n'est pas beaucoup plus grand que moi, mais niveau corpulence, il n'est tout de même pas aussi mince.

J'adore porter ses vêtements. Je trouve qu'il y a des gens qui dégagent des énergies positives, se diffusant tout autour d'eux. Et pour moi, les ondes d'Axel, quand je suis en sa présence, m'envahissent toujours d'une chaleur réconfortante. Toujours. Je sais que quand je vais le voir, mon moral va forcément remonter au moins un peu, grâce à cette chose inexplicable qui émane de lui et se propage en moi. Alors porter ses vêtements, c'est un peu comme passer ce baume magique sur tout mon corps. Son odeur, sa lessive, ses fringues à lui, sur moi.

Il me donne des draps qui sentent bon le propre, nous faisons rapidement mon lit sur le canapé, et tous les trois allons nous coucher, chacun dans une pièce différente de l'appartement cosy.

Demain, une nouvelle semaine débute, et je vais devoir me donner certaines résolutions. Mais je ne veux pas y penser ce soir. Pourtant, pourtant, alors que je suis enroulée dans ma couverture moelleuse et chaude, chez mon ami spécialiste dans la réparation d'Alice Chapellier, que je suis même dans ses vêtements, mon esprit ne peut plus faire diversion. Il se retrouve entièrement recouvert d'un bleu intense aux reflets d'acier.

* Slackline: bande élastique accrochée en l'air, sur deux troncs d'arbres par exemple, et sur laquelle on marche. Un peu comme les funambules.

Encore une fois, merci pour vos votes et comm, c'est tellement gratifiant et encourageant 😊🥰❤

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