Chapitre 14
Lorsque nous entrons chez Kyle, l'appartement est sombre et silencieux. Est-ce que tout le monde dort déjà? Il est encore tôt, enfin... pour un vendredi soir dans une coloc d'étudiants.
– Tu crois qu'on est tout seul?
– Ouais, je suis sûr qu'on est tout seul même. Martin est sorti en boîte et Cara bosse jusqu'à quatre heures, dans un bar.
– Elle bosse dans un bar?
Je ne sais pas du tout à quoi ressemble leur colocataire anglaise, et cette information me rend encore plus curieuse. Kyle commence à enlever ses baskets, et je l'imite.
– Ouais, elle était barmaid en Angleterre.
– Alors elle n'est pas étudiante?
Mon américain se tourne vers moi, l'air à la fois perplexe et amusé.
– Nope. Si tu veux tout savoir, petite curieuse, elle est venu en France pour suivre son copain. Et il l'a quittée il y a déjà quelques mois. Mais elle a tellement kiffé Paris, qu'elle est restée. Bon... et avec l'Europe, tout ça, ben tu peux bosser où tu veux. Donc elle reste ici.
– Oh... Et... elle est sympa? dis-je l'air de rien.
Il rit, s'avance pour me prendre la main et me guider vers la cuisine.
– Ouais, elle est sympa. Et je suppose que tu vas aussi me demander si elle est jolie, non?
Sans trop savoir quoi répondre, je me sens rougir et me prends d'un intérêt soudain pour le carrelage sombre de la cuisine. Bien sûr qu'il a vu où je voulais en venir. Une barmaid, c'est sûrement très sexy. En plus, elle parle sa langue à lui (même si je sais, c'est stupide, puisqu'il est bilingue. Mais quand même.). Reste plus qu'elle soit sympa et belle, et je ne vois plus trop ce que je fiche ici. Il allume la lumière de la petite pièce et s'avance vers le frigo.
– Pas d'inquiétude. On a du mal à se supporter en fait...
– Ah oui? Comment ça se fait?
Il rit de nouveau. Il prend deux canettes de coca dans le frigidaire, et referme la porte avec son coude, avant de se tourner vers moi.
– Alors comme ça, tu es du style jalouse?
Je suis un peu vexée et sens mes joues s'empourprer de plus belle. Il pose les deux canettes sur la table-comptoir de la cuisine, qui nous sépare.
– Non, c'est juste que...
– Elle est pire que maniaque, me coupe-t-il pour me sortir de mon embarras. Et je suis... comme tu as pu le constater... assez bordélique. Et dans une coloc, ça ne fait pas bon ménage.
Il sourit, très fier de son jeu de mot.
– Ah ah, très drôle. Donc le ménage, c'est ce qui vous rend incompatibles.
– Entre autre. Bon... Tu veux que je te fasse un plan détaillé de Cara, en long en large et en travers, ou on peut plutôt s'occuper de trouver une solution pour notre petite... histoire?
– Hmmm... Oui, OK.
– Et puis tu la rencontreras forcément, si on se voit... plus souvent.
Un petit battement de coeur se fait la malle hors de ma cage thoracique lorsqu'il me déclare implicitement que nous allons bien essayer quelque chose tous les deux. Je ne peux éviter le grand sourire jusqu'aux oreilles qui se dessine sur mon visage. Je garde les yeux sur la table, un peu gênée qu'il puisse s'apercevoir à quel point quelques petits mots de sa part peuvent autant m'émoustiller. J'essaie de changer rapidement de sujet afin qu'il ne me taquine pas à propos de ma réaction, et me concentre sur la discussion que nous devons avoir.
– Bon... alors... qu'est-ce qu'on fait?
– Eh bien, on devrait essayer d'établir une sorte de... marché?
Je le regarde, les sourcils froncés. Ce mot ne me plaît pas.
– Un marché?
– Ouais, disons qu'on pourrait poser chacun des conditions qui nous paraissent indispensables ou au contraire rédhibitoires.
– Comme quoi par exemple?
Il semble réfléchir un instant.
– Par exemple, on sait tous les deux qu'on ne peut plus s'éviter, ou passer à autre chose, et qu'on veut essayer d'avoir... une certaine... relation.
– Euh, oui?
Je crois que je comprends ce qu'il veut dire, mais n'en suis pas certaine. Je me sens embrouillée.
– Eh bien ce sera la première condition de notre marché: on n'essaie plus de s'ignorer, ou de s'éviter. Ca ne fonctionne pas, ni pour l'un ni pour l'autre, je crois.
– Je suis d'accord.
Je l'aime bien celle-là. Elle est toute simple.
– Alors à ton tour, me lance-t-il.
Je prends une gorgée de coca, tout en réfléchissant, mais ne suis pas encore certaine de saisir exactement les règles de ce petit jeu. Quelques minutes passent sans qu'un son ne puisse sortir de ma bouche.
– Bon. Qu'est-ce qui te paraîtrait insupportable, intolérable si on sortait ensemble? me relance-t-il.
Si on sortait ensemble... J'adore ces mots-là. Je me concentre de nouveau sur sa question, et n'ai pas besoin de réfléchir bien longtemps pour répondre.
– De partager. Je ne veux pas te partager. Si on continue à se voir, je veux une relation exclusive.
J'ai une pensée pour la brunette avec qui je le croise de temps en temps.
– Jalouse encore, hein?
Il me sourit malicieusement avant de reprendre son sérieux.
– Je plaisante. En fait, je suis plutôt d'accord. Et c'est pareil pour moi de toute façon. Hors de question que je te partage. Voici donc notre deuxième condition: juste nous deux, on ne se partage pas.
Après une petite pause afin que nous ingurgitions cette information, et un peu de soda tant qu'à faire, il reprends le jeu.
– A mon tour. Une qui va moins te plaire, je pense.
Il expire bruyamment avant de me soumettre sa nouvelle condition.
– Je ne veux pas de relation disons... officielle.
Mon visage se ferme, ne comprenant absolument pas pour quelle raison voudrait-il me cacher.
– Pourquoi?
– Parce que je pars dans quelques mois, et je veux pas m'encombrer de ça en plus. T'as bien un meilleur ami, Axel? Et bien, considère-moi comme une autre sorte de pote. Je ne veux pas de copine officielle. Et ma liberté. Je veux garder ma liberté totale. Pas de compte à te rendre. Quand on se voit, on est là l'un pour l'autre. Quand on ne se voit pas, on est des entités à part, et je fais ce que je veux. Dans la limite de la condition n°2 bien sûr.
Ca ne me plaît pas du tout, en effet. Je fronce les sourcils de désapprobation. Et je commence à connaître par coeur tous les petits défauts de la table blanche de cette cuisine, à force de baisser les yeux sur elle. J'essaie de ne pas trop réfléchir, et de me dire que je suis capable d'accepter ça. Je n'ai pas le choix si je veux Kyle, ou au moins un petit bout de lui. Encore une fois, prête à ramasser les miettes et les déguster sans rechigner...
– OK... Tu viens d'en donner deux, de conditions. N°3: pas de relation officielle. N°4: ta liberté.
– En effet, donc les deux prochaines sont pour toi.
Je réfléchis un peu. Ses dernières règles ne me réjouissent carrément pas, mais je peux peut-être essayer de les alléger un peu.
– Pas de compte à me rendre, d'accord. Mais tu ne me laisses plus jamais sans nouvelles comme tu l'as déjà fait; ce premier week-end après que tu m'aies embrassée...
Je lève enfin les yeux vers lui pour évaluer sa réaction, et paraître sûre de moi alors que je lui pose mon exigence. Et je lui explique un peu mieux.
– A la limite, si tu ne veux pas me voir ou me parler, tu m'envoies un message et m'en fais part franchement. Je ne veux plus m'inquiéter comme je l'ai fait, à me demander si tu vas revenir vers moi un de ces quatre, ou si tu as décidé de passer à autre chose. Rassure-moi, dis-moi de te foutre la paix mais ne me laisse plus sans nouvelles.
Au tour de Kyle de cogiter. Est-ce qu'il repense à ce fameux week-end? Il finit par accepter.
– Il t'en manque une. De condition.
J'essaie de considérer mes possibilités, mais ne veut pas me tromper. C'est trop important. Ce sont les bases que nous allons poser pour nous sentir prêts à essayer quelque chose ensemble. Je dois être sûre de mon coup.
– Est-ce que je peux y réfléchir? Tu me laisses jusqu'à demain?
– D'accord. T'as raison, mieux vaut bien la choisir.
Il me lance un clin d'oeil et un sourire exquis, attrape ma main par dessus la table et en embrasse légèrement le dos. Une onde toute fine et délicate me parcourt la colonne vertébrale. Il me demande alors:
– Et maintenant?
– J'ai faim.
Ca l'amuse.
– J'ai l'impression que t'as toujours faim, non?
– Ouais, enfin... souvent, c'est vrai... j'ai souvent faim.
Et je ne peux retenir un petit rire spontané.
– Voyons ce qu'on peut tirer de ce frigo pour mademoiselle Gloutonne, dit-il en se tournant vers le frigidaire.
Il en sort divers ingrédients, ainsi que des placards, et en les déposant sur la table, il me demande:
– Le meilleur encas américain, ça te dit?
– Dis, tu parles de toi, là?
On rit tous les deux.
– Non, je parle d'un sandwich à la confiture et au beurre de cacahuète. Juste le meilleur goûter du monde!
Juste à ce moment, la porte d'entrée s'ouvre, et Martin crie depuis le seuil:
– Kyle?
– Yep! crie l'intéressé, dans la cuisine!
Martin nous rejoint après quelques minutes.
– Hé, Alice! Ca fait plaisir de te revoir.
Il me donne une accolade, et, même si ce geste me surprends dans un premier temps, je la lui rend avec plaisir.
– Merci, pareil.
Nous nous écartons l'un de l'autre et il regarde avec curiosité tout ce qu'il y a sur la table.
– Une petite fringale, on dirait.
– Ouais, tu vois? commence Kyle, cette jeune fille qui paraît si petite et frêle cache bien son jeu. Je l'ai vue à l'oeuvre plusieurs fois, et je peux te dire qu'elle mange plus que nous deux réunis. Alors il faut bien la nourrir, et à heure fixe, sinon elle se transforme en Gremlins.
Je tente de lui balancer une petite tape sur l'épaule par dessus la table, mais il l'esquive sans mal.
– Hé! Et en plus elle me martyrise! Qui se cache derrière ce corps de déesse?
Ce corps de déesse... Oh.mon.dieu. J'ai la tête qui tourne et le ventre qui gargouille, et c'est tout autre chose que la faim. Il me fait passer pour un ogre et la minute suivante me complimente comme personne, et devant témoin. Et puis il ne sait pas de quoi il parle, j'espère qu'il ne sera pas déçu lorsque, vraiment, il se rendra compte que les courbes trop légères de mon corps ne sont pas celles qui plaisent aux hommes.
Alors que Kyle se remet au travail, tartinant généreusement le pain de beurre de cacahuète, j'ai du mal à reprendre contenance. Martin me sauve, en détournant l'attention vers Kyle.
– Bon, alors c'est toi le chef en cuisine à ce que je vois. Qu'est-ce que tu nous fais là?
Il observe son colocataire à l'oeuvre, et proteste:
– Ah! c'est pas vrai! Il va te faire son sandwich dégueulasse, puto d'américain! Moi qui voulais profiter de tes talents... J'ai un petit creux aussi, figure-toi.
– Hé, pas d'insulte permise. Ce sandwich ne t'a rien fait! dit Kyle en brandissant le morceau de pain devant son colocataire.
– Tu parles qu'il ne m'a rien fait. La seule et unique fois que tu m'as fait bouffer ce truc, j'ai été malade toute la nuit.
Kyle assemble les tranches deux à deux.
– Ce sont les rhums arrangés qui t'ont rendu malade. Pas mes sandwichs.
– Non, et puis regarde-moi ce cliché. Le mec qui veut vraiment qu'on le prenne pour une blague! C'est comme si moi je décidais de vous faire une paëlla ou un bocadillos!
– Je veux bien une paëlla, m'immiscé-je dans la conversation.
Kyle et moi rigolons. Martin me répond avec un grand sourire forcé:
– Il doit avoir une boîte de conserve dans le placard que tu peux réchauffer.
Il me lance un clin d'oeil.
– Cela-dit j'aime bien les bocadillos, ajoute-t-il.
Et nous voilà partis dans une conversation très profonde à propos des avantages, inconvénients, comparaisons et mérites de nos sandwichs préférés et/ou détestés; entre autre, nous nous sommes mis d'accord que le choix des bons produits est primordial, mais nos avis diffèrent sur la simplicité vs complexité de la recette, sans parler du choix du pain, à graines, de mie ou en baguette, et de la façon de le manger qui permet une expérience culinaire très différente selon notre choix. Et, tout ça avec beaucoup de conviction, de sérieux et quand même un peu de dérision et de raillerie.
Comme la première fois où je me suis retrouvée en compagnie de ces deux là, je me dis que nous formons un trio parfait.
Après avoir mangé sa propre préparation et terminé son argumentation détaillée sur son assiette, Martin nous laisse, et va se coucher.
– Tu l'aimes bien, Martin, hein? me lance Kyle, le visage léger.
– Pardon?
Sa question me surprend. Mais je lui répond sincèrement, tout en commençant à rassembler la vaisselle sale sur la table.
– Eh bien, oui, je l'aime vraiment bien, en fait.
– Tant mieux. Moi aussi.
Nous débarrassons la pagaille que nous avons mise, et je lui demande:
– Dis, tu ne trouves pas qu'il ressemble à Angus Stone?
– Angus qui? m'interroge-t-il en levant les yeux vers moi.
– Tu sais, Angus et Julia Stone, les frères et soeurs australiens qui font de la folk. Attends, je vais te montrer.
Je sors mon smartphone, recherche une photo du chanteur sur internet, et lui montre.
– Ah ouais, je vois. C'est à cause des poils partout que tu dis ça?
Je glousse.
– Non, je mens à moitié. Aussi ses yeux, je trouve.
– Parce que t'arrives à voir ses yeux à ton chanteur, là?
L'image montre Angus Stone, plus chevelu que jamais, plus barbu encore, avec une chemise du genre bûcheron. Et pourtant, il arrive à être sexy.
– Bon... pas sur cette photo, j'avoue. Mais, il y a un truc, je t'assure.
– Si ça peut te faire plaisir...
Et il me dépose un baiser tout léger sur la tempe, mais je sens un peu de condescendance dans ses derniers mots et gestes. Il n'est pas convaincu par mes talents de physionomiste, je crois.
– Et donc, je parie que tu le trouves canon, lui.
Il lance un geste accusateur vers l'écran de mon téléphone.
– Non, c'est pas ça, je nie de nouveau. J'adore surtout sa musique. En fait, c'est mon groupe préféré, je crois.
– Ca ne m'étonne pas. Ma bohème.
Il m'enlace, et m'embrasse les cheveux.
– Et toi, c'est quoi ton truc alors, en musique?
– Bof... Mes goûts sont pas mal éclectiques. J'aime un peu tout.
– Et là, maintenant, tu pourrais écouter quoi?
Il relève sa tête, regarde le plafond, l'air pensif.
– Mmmm... j'écouterais bien... Shaolin Soul.
– C'est quoi?
– De la Soul
Je pouffe.
– D'accord. Mais encore?
Il cherche dans son téléphone et place un de ses écouteurs dans mon oreille, et l'autre dans la sienne, et choisit sur son Spotify un des morceaux les plus connus de l'album. Et il se trouve que... j'adore. Je crois que je sais quelle musique représentera, dorénavant, mon beau prince américain.
Vous l'auriez accepté, vous, ce marché?
Pour ceux qui préfèrent Spotify, le lien de la playlist est en "lien externe" :)
Petite photo d'Angus Stone, pour les curieux ;) Vous connaissez? (Bon... j'avoue qu'il n'est pas forcément à son avantage, mais j'ai pris une des seules photos libres de droits que j'ai pu trouver...)
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