Chapitre 1

   — Attention ! Alice bordel !

La voix d'Axel gronde par dessus le son d'un coup de klaxon hargneux qui s'éloigne déjà sur le boulevard, tandis que je me sens projetée vers l'arrière, mes pieds arrachés à l'asphalte, mon corps cognant de plein fouet celui de mon ami.

Contre son torse, le souffle coupé, je réalise que je viens de m'engager sur la route sans même faire attention à la circulation. Je lève le menton pour plonger mon regard dans les prunelles noisette qui me dévisagent sans retenue, y cherchant du réconfort. Mais elles brillent de colère, je crois.

— Alice ! Combien de fois je vais devoir te sauver la vie ! Regarde où tu vas, sérieux ! Tu m'as foutu les jetons, là...

Mes yeux s'accrochent désespérément aux siens, comme si cela pouvait m'empêcher de tomber à la renverse. Mon coeur bat à tout rompre, mes muscles sont contractés de façon presque douloureuse.

C'est tout moi, ça. Je suis tellement immergée dans mes pensées que j'en oublie de regarder le monde extérieur, et mon corps agit comme un spectre vide. Entre le blabla d'Axel concernant le sujet absolument fascinant de son prochain exposé sur les aspects politiques du Haut Moyen-Âge, et mon cerveau en pleine zone de turbulences au vu de ce qui m'attend ce soir, il faut dire que je suis cernée.

Je baisse finalement le nez vers mes Converse, passe une main moite sur mon front fiévreux tandis que l'autre reste cramponnée à la chemise d'Axel, et finis enfin par retrouver un filet de voix.

— Oui, oui, désolée. Merci.

Il a raison, je ne compte même plus le nombre de fois où il est intervenu pour me tirer d'un mauvais pas, prêt à me secourir à chaque épreuve que je traverse.

C'est cette fichue soirée qui m'angoisse. Impossible d'y échapper. Morgane fête ses vingt ans et je lui ai promis d'être là. Mais rien que de penser à tous ces gens qui vont se la raconter, parler pendant des heures d'eux-mêmes pour satisfaire leur ego, ça me donne la nausée. Et moi, je vais rester dans mon coin, comme d'habitude, à angoisser de passer pour la personne la plus ennuyeuse du monde.

Comme si ça ne suffisait pas, ma copine a choisi d'organiser son anniversaire dans une des boîtes les plus branchées de la capitale. Un endroit insupportable, quoi.

Je décroche un à un mes doigts crispés de la chemise à carreaux de mon meilleur ami, pendant que lui passe une main dans ses cheveux châtains décoiffés avec style, les sourcils rapprochés au point de se toucher, certainement imprégnés du stress que je viens de générer. Je suis la première à reprendre notre trajet, décidant finalement de rester sur le même côté du boulevard, et tenter d'oublier l'incident.

— Tu viens à la soirée de Morgane?

Je dois paraître désespérée. Axel finit par me suivre.

— Je sais pas trop... réfléchit-il, laissant courir ses doigts sur sa mâchoire fuselée parfaitement rasée. Mais si tu veux, je passerai y faire un tour pour te tenir compagnie.

Il me scrute avec malice, un sourire jusqu'aux oreilles faisant disparaître les restes de colère dans ses yeux, avant d'ajouter:

— Je sais que tu manquerais ça pour rien au monde !

— Oh, ça va, ronchonné-je en lui envoyant un coup de coude dans les côtes, tu sais bien que j'ai pas vraiment le choix.

— Allez, t'inquiète pas, ça va bien se passer, il va juste y avoir tous les potes de Morgane et Charline, tous défoncés à la C et à la vodka. Ca va être cool !

— Arrête, ou vraiment, je vais me faire porter malade, au fond de mon lit avec 40 de fièvre.

Et demain, je le regretterai, en m'auto-flagellant pour être la pire des amies qui ne va même pas à la soirée d'anniversaire de sa copine.

— Hé, ca va Alice, je rigole hein? T'as qu'à passer tôt pour que Morgane soit encore assez fraîche pour se rappeler que t'es venue. Et ensuite, je partirai avec toi si tu veux.

Je soupire, résignée.

— Okay, on fait comme ça. Mais toi aussi tu te pointes tôt, alors. Je tiens pas à me retrouver seule pendant plus d'une heure, comme l'autre fois.

Je repense à la soirée de cet été au parc des Buttes Chaumont. C'était l'horreur, comme d'habitude. J'ai réussi à esquiver presque toutes les autres depuis, mais aujourd'hui, ça semble impossible.

Tandis que nous nous dirigeons vers le métro le plus proche, les rues du quartier de La Sorbonne fourmillent de badauds, flâneurs, ou étudiants comme nous. Après le calme contraint de la bibliothèque dans laquelle nous étions enfermés il y a encore dix minutes, l'effervescence des rues parisiennes ravive mon cerveau encore embrumé par le travail de concentration, pas toujours efficace, qu'il vient d'effectuer durant tout l'après-midi.

Arrivés devant la bouche de métro, je quitte Axel en lui rappelant bien que nous nous retrouvons ce soir, et m'engouffre dans les tunnels remplis à craquer de touristes venus visiter le quartier de Saint-Michel.

C'est seulement lorsque je suis assise sur un strapontin du métro que je ressens un léger tiraillement dans le bras. Axel n'y est pas allé de main morte lorsqu'il m'a écartée de la route. Axel qui me sauve. Encore. Mes pensées se dirigent naturellement vers nos souvenirs d'enfance, toutes ces fois où mon meilleur ami a été là pour moi. Ce qui m'arrache un sourire sûrement un peu niais.

On vient tous les deux de La Ferté-Alais, cette petite ville sans charme de banlieue parisienne. Enfin... Si on peut encore appeler ça la banlieue. Entourée de champs et de forêts, on se croirait en plein milieu de la France rurale, et il faut une bonne heure et demie de train avant d'accéder à la capitale. Génial, vraiment!

Alors quand deux enfants se lient d'amitié là-bas, dans ce petit patelin sans mouvement, ça ne peut que durer. Tout le monde se connaît, et participe à la propagation des potins de ses voisins. Mais les amitiés y sont éternelles ou presque, comme le lien des gens à leur morceau de terre fertoise.

Alors bien sûr, à force de nous voir tous les deux, inséparables, l'un toujours fourré chez l'autre, les gens étaient tous persuadés qu'on finirait ensemble. Mais Axel et moi, ce n'est pas comme ça qu'on s'aime. On a toujours été là l'un pour l'autre, et on se connaît presque trop pour être amoureux, comme des frères et soeurs. 

Je me souviens de cette lettre que nous avions écrite au principal du collège de La Ferté pour être sûrs de se retrouver dans la même classe. On avait tous les deux très peur de cette nouvelle expérience, après l'école primaire, et on ne pouvait concevoir d'être séparés à un moment pareil.

Et, même les années suivantes où nous n'avions pas choisis les mêmes options, on se retrouvait toujours entre les cours, le midi, ou le soir pour rentrer à la maison. Bien sûr, on avait d'autres potes, mais aucune amitié ne pouvait égaler notre complicité. 

Et surtout, on s'est chacun sauvé la vie une fois. Lorsque Axel a perdu son père en quatrième, j'ai tout donné pour lui, et pour l'aider dans cette épreuve insurmontable. Et lui, lui, il m'a sauvé la vie au lycée. Il a été mon ancre alors que je me noyais doucement, durant ces trois années que je voudrais oublier.

La sonnerie stridente des portes du métro sur le point de se refermer me sort de ma réflexion. Je me propulse à l'extérieur de la rame, à deux doigts de me farcir une station de trop. Je n'habite pas très loin de la fac, dans le treizième arrondissement. Et le trajet est tellement court qu'il ne me laisse pas le temps de rêvasser bien longtemps.

Je parcours les derniers mètres à pied, rejoignant ma petite chambre de bonne au cinquième étage sans ascenseur. A paris, les colocations sont moins faciles à trouver que ce genre de petite pièce vétuste et hors de prix, que tous les étudiants se dégotent. J'ai encore de la chance avec la mienne. Elle est minuscule, mais toute refaite avec un petit lit confortable et une mini salle de bain juste à moi, et pas sur le palier comme d'autres peuvent le connaître. 

Lorsque j'arrive chez moi, je pose mon sac à côté de la porte d'entrée, me prépare un sandwich dans la mini kitchenette, m'assois sur le lit, et allume mon ordinateur portable. J'ai le temps de regarder un épisode de la série que je suis en ce moment. Le dos contre le mur, j'avale mon sandwich, et m'immerge dans le monde de Peaky Blinders

Une fois mon repas frugal englouti, je comate jusqu'à la dernière note du générique de fin de la série, tentant de faire durer au maximum le répit que je m'octroie avant cette satanée soirée. 

Je n'aurais pas dû me poser. Je suis prise tout à coup d'une flemme qui me semble insurmontable. Je dois me faire violence, et me rappeler encore et encore que ce sont les vingt ans d'une de mes meilleures amies, et que je me dois d'être avec elle ce soir, peu importe qu'elle ait choisi un endroit imbuvable pour fêter ça.

Je me résous donc à me lever pour me préparer. Je vais faire simple, comme d'habitude. Un jean slim bleu clair avec une blouse blanche à basque en dentelle, ma préférée, pour tenter de mettre en valeur le petit gabarit que je suis. Je me regarde dans le miroir de la salle de bain, un peu déçue par ce que j'y aperçois. Je rajuste ma chemise pour cacher l'insignifiance de ma mini poitrine, donne un coup de brosse dans mes cheveux couleur miel légèrement ondulés. Ils feront l'affaire comme ça. Du blush pour raviver la couleur de mes joues, un peu de mascara sur mes cils trop clairs, du gloss transparent sur mes lèvres pas assez pulpeuses, et ça suffira pour ce soir. Rien pour me faire remarquer. J'attrape ma veste: même s'il fait étonnamment très chaud pour un mois de septembre, ça reste Paris.

Je décide de me rendre à pied au lieu de la soirée histoire de flâner dans les rues de la capitale, profiter de son atmosphère si particulière, effervescente et stimulante. Et aussi reculer encore un peu le moment où je vais devoir entrer dans cette boîte de nuit. Une anonyme dans la ville en perpétuel mouvement, avant de me retrouver enfermée avec tous ces étudiants surexcités, anonyme une fois encore, mais cette fois, bien malgré moi.

Je suis tout proche du Wanderlust maintenant. Longeant déjà les quais de Seine sur lesquels le club est arrimé, j'aperçois le vert criard de l'énorme bâtiment qui jure avec le gris ternes des immeubles qui le cernent.

Alors je me répète encore une fois mon mantra du jour: je le fais pour Morgane.

Lorsque j'arrive devant le grand building design, j'essuie mes mains moites sur mon jean, les yeux fixés sur les larges escaliers devant moi, avant de me décider à rejoindre la queue de fêtards apprêtés à outrance et certainement bien plus motivés que moi. Je n'ai pas à attendre bien longtemps avant de passer la porte d'entrée fringante de la boîte. La musique cogne sur mes tympans, et je plonge au coeur du cauchemar.

Alors, alors? Qu'en pensez-vous? Dites-moi tout! Ce n'est que le début... 😘

Peaky Blinders:

https://youtu.be/zxRwTERrAeM

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