Nous voici, en ce samedi midi, à Meudon. Pour la seconde fois en quelques semaines, j'accompagne Kyle chez son oncle.

Quand je suis venue le mois dernier, c'était surtout pour éviter des remords à mon surprotecteur de petit ami. J'ai d'abord insisté longuement pour qu'il ne se fasse aucun souci et me laisse un peu seule à l'appart', mais il n'avait vraiment pas l'air serein.

Malgré cela, durant tout le trajet et le repas chez le frère de sa mère, il était stressé comme je ne l'avais jamais vu auparavant. Mais je sais à quel point sa famille est un point sensible pour lui. C'est la première fois que j'allais en rencontrer une partie. Et évidemment, tout s'est bien passé ; j'ai beaucoup apprécié son oncle, sa femme et ses enfants.

Après presque une heure de transport en commun et un peu de marche, nous arrivons devant la jolie villa de lotissement prisé. En ce mois de juin, il fait doux, le jardin devant la maison est verdoyant et les arbres en fleurs. Un temps qui fait du bien après la grisaille qui ne nous a pas laissé tranquille durant de longues semaines.

La maison familiale est à un bon quart d'heure à pied de la gare, mais je suis très fière de pouvoir l'effectuer sans aide. Depuis un petit mois, je ne porte plus les béquilles et marche presque comme avant. Mon genoux reste très peu mobile et parfois encore douloureux, mais les progrès sont énormes et j'en suis ravie. Près de cinq mois après l'accident, à me battre pour retrouver mon autonomie et avancer, je peux enfin considérer que j'ai réussi.

D'autant que j'ai pris la décision de partir à Seattle. Je ne suis pas prête à renoncer à ce rêve là, et suis déterminée à affronter les complications que cela pourraient engendrer. Mais ce sera surtout une expérience inoubliable. Et le fait que je puisse compter sur la présence de Kyle a évidemment joué dans la balance. Après tout, il n'y a que le soleil californien que je louperai.

J'ai tout de même expliqué ma situation à l'organisme s'occupant de l'échange, au cas où un changement de dernière minute serait susceptible de modifier mes plans, notamment par rapport à mon genou.

Mais pour l'instant, tout à l'air de fonctionner à peu près comme il faut. J'ai même pu assister à mes partiels. Je suis pratiquement certaine que je devrais repasser quelques matières l'an prochain. Mais j'ai tout de même évité les gros dégâts.

Une année se termine. Une année riche en émotions. Et je dois avouer que ça me rend nostalgique, même si la prochaine s'annonce tout aussi remplie. Simplement, ça reste le grand inconnu. Et j'espère que ma blessure ne va pas encore m'obliger à mettre un rêve de côté.

Nos vacances en Corse dans quelques jours seront déjà un premier test. Il me tarde de me retrouver sur les petites criques désertes et ensoleillées de la méditerranée.

Kyle sonne tandis que nous attendons sur le perron d'une grande porte en bois sombre. C'est son cousin Florian qui nous accueille. Quand je l'aperçois, j'esquisse un petit sourire. Habillé en jogging - basket, on dirait une caricature du gars de banlieue alors qu'il vient d'une famille proprette de pavillon. Florian a l'âge de mon frère, mais je trouve qu'il paraît plus jeune. Peut-être parce qu'il est encore un peu foufou, comme pourrait l'être un enfant entrant à peine dans l'adolescence. Je suis sûre qu'il est ce genre de garçon friand des jeux de société, et qui ne s'intéresse pas encore vraiment aux filles.

Nous disons bonjour à toute la famille avec enthousiasme, buvons l'apéro en l'honneur de nos partiels terminés et des examens des garçons qu'ils vont devoir passer dans quelques jours, brevet pour l'un, bac de français pour l'autre. Et puis nous passons à table.

Je suis plutôt à l'aise avec cette famille. Christophe et Delphine sont un couple assez comiques. Ils se disputent tout le temps pour des broutilles sans se formaliser d'avoir du monde autour d'eux, mais ont l'air pourtant d'avoir une très grande connivence.

Tandis que chacun prend sa place autour de la grande table dressée avec soin, je regarde les photos de famille accrochées au mur. Tout en observant et reconnaissant l'oncle de Kyle et sa petite famille, en vacances sur une plage de sable fin et à l'ombre de cocotiers, en haut d'un grand escalier entourée de tas de gens que je ne connais pas, autour d'un gâteau d'anniversaire et d'un enfant à lunettes prêt à souffler sur les cinq bougies qui s'érigent par dessus le nappage, je cherche parmi les différents clichés une petite tête brune aux yeux bleus azur et aux reflets d'acier, curieuse de voir à quoi ressemblait Kyle petit.

— Ah, au fait Kyle. Ca fait des mois que je voulais te montrer ça. Mais comme on ne te voit pas souvent, j'entends son oncle râler derrière moi.

Je me retourne, curieuse. Christophe attrape quelque chose sur le buffet à côté de lui et le balance dans l'assiette vide de mon voisin. Un tas de petites feuilles ressemblant à des tickets de facture s'éparpillent devant Kyle. Celui-ci fronce les sourcils en les attrapant et n'a visiblement pas l'air de comprendre plus que moi de quoi il s'agit. Devant son air perplexe, son oncle ajoute:

— Voilà ce que tu m'as coûté en pv rue Jomard. Deux jours de stationnement sans payer !

Rue Jomard... Ce nom me semble bien trop familier. Kyle fait tomber les papiers entre ses doigts et devient blême.

— Oh ! Ne t'inquiète pas, je les ai réglés pour toi. Mais bon, quand même...

Je n'entends plus ce que raconte Christophe. Kyle est blanc comme un linge, complètement immobile. J'ai du mal à comprendre le problème. Mais quelque chose me revient, une étincelle dans la nuit.

— ... Déjà tu me demandes d'aller chercher ma voiture que tu as empruntée et garée à l'autre bout de Paris, parce que soi-disant tu étais trop malade pour conduire, mais en plus tu ne prends même pas la peine de payer pour ne pas qu'elle se fasse enlever. On a encore eu de la chance que la fourrière ne soit pas passée !

Une étincelle dans la nuit, une voiture sombre, des phares éblouissants, un crissement de pneus assourdissant. Dans cette rue sombre, cette rue à l'autre bout de Paris, rue Jomard.

Kyle n'ose pas se tourner vers moi. N'ose plus rien faire, en fait. Je n'assimile plus rien.

Kyle, qu'est-ce... bredouillé-je, la gorge sèche.

Il braque enfin ses apatites sur moi, une larme roulant sur son visage où la peur se reflète comme jamais.

Tout s'imbrique.

— Po...Pourquoi? tenté-je d'articuler.

Mes yeux s'écarquillent de plus en plus et rien ne peut en sortir devant le choc. Kyle aura pleuré pour la première fois devant moi lorsque moi je n'en suis plus capable. Il se lève lentement, presque au ralenti, et ne tente même pas de s'approcher... Je recule, mon dos butant contre le mur, faisant tomber un cadre au sol qui se brise à mes pieds.

— Alice, j'ai voulu t'en parler tant de fois !

Il approche sa main vers moi, mais n'ose pas me toucher.

— Qu'est-ce qui vous prend, les enfants? questionne l'oncle. Ce n'est rien de bien grave. Allez on passe à table.

— Alice, je t'aime, s'il te plaît, laisse-moi t'expliquer ! Je t'aime plus que tout !

Il hausse la voix graduellement alors que je m'écarte du mur, prise au piège. Encore une fois.

— C'est toi... soufflé-je avec difficulté.

Il ne répond pas, les yeux braqués sur moi.

— C'est toi, putain ! crié-je à m'en écorcher la voix.

Je me retourne, bouscule la chaise qui tombe sur mon passage, et sors de la maison aussi vite que je le peux. Mes oreilles... J'ai l'impression de ne plus rien entendre mis à part un sifflement à l'intérieur de ma tête.

Kyle est le responsable de mon accident. Il m'a renversée. Il a détruit mes rêves.

Lui était devenu le plus important de tous. Il vient de briser mon dernier espoir, celui pour qui j'aurais fait n'importe quoi, qui m'aurait fait oublié tous les autres.

Voilà pour la version qui était prévue jusqu'à quelques jours avant la publication du dernier chapitre, où je me suis décidée à tout changer. Et après ces quelques mois de recul, bah je trouve que j'ai été bien inspirée. Je préfère de loin l'autre version. Et vous ?

On se retrouve dans quelques jours pour le tome 2 (qui est donc basée sur l'autre version du chapitre 78 😉) ❤

Bisousssss à tou.t.e.s ❤❤❤