Chapitre 7 : Ne la laisse pas mourir

[ANDREW]

Avec un sourire d'extase, j'enfourne ma bouchée de cake. Bon sang, les petits plaisirs de la vie, qu'est-ce que j'aime ça ! Et ce putain de gâteau est vraiment très bon.

    Ça, plus la bière finie qui trône sur la table devant moi, ça me rappelle l'époque pas si lointaine où j'étais en colocation avec des amis à moi. Je ne vais pas mentir, souvent, je regrette ces journées folles aux côtés de Jamie, Robert, Charlie et Eddie. Bon sang, c'était il y a presque dix ans ! Je prends un sale coup de vieux, actuellement.

    Un peu vexé par ma propre réalisation, j'avale péniblement ma bouchée avant d'en reprendre une autre. Bon, au moins, ce gâteau est vraiment délicieux !

    Je sursaute alors que mon téléphone se met à sonner. Un lundi soir, à vingt-et-une heure trente... Qui ça peut bien être ?

    J'attrape l'objet et jette un coup d'oeil à l'écran. Le nom d'Églantine s'affiche en lettres capitales tandis que le téléphone pulse en rythme avec la sonnerie. Mon hésitation ne dure qu'une seconde : je décroche et porte le combiné à mon oreille.

    – Allô ?

    – Y a un tremblement de terre, s'écrie une voix pâteuse à l'autre bout du fil.

    Je reconnais celle de la jeune fille, bien qu'elle semble gagnée par la panique.

    – Quoi ?

    – Y a tout qui tremble, y a un séisme, je vais mourir !

    Ses paroles sont entrecoupées de sanglots.

    – On est à Los Angeles, les tremblements de terre c'est récurrent ici. Pas de quoi s'inquiéter, vraiment...

    – J'arrive plus à respirer, j'arrive plus à respirer !

    Des cris retentissent, recouvrant sa voix : des gens qui chantent à tue-tête sur un fond musical. Au vu de la quantité de basses, Églantine est en boîte.

    – Églantine, tu as bu ?

    – Oui !, se récrie-t-elle. Mais je veux pas mourir ce soir, j'ai peur !

    Bon. Elle n'est pas sobre du tout, c'est évident. Je ne sais pas pourquoi elle panique autant concernant ce tremblement de terre, ils sont tellement fréquents ici, surtout de faible magnitude ! Pour dire, je n'ai même pas senti le sol trembler sous mes pieds, moi qui suis pourtant sensible. Cependant, je n'aime pas la panique qui perce dans sa voix : ivre comme elle l'est, il pourrait lui arriver quelque chose.

    – Églantine, tu es où là ?

    – Au Senator Jones...

    Je n'ai pas besoin de la voir pour imaginer les larmes qui ruissèlent sur ses joues. Tout en gardant le téléphone contre mon oreille, j'enfile tant bien que mal mes baskets.

    – D'accord. Églantine, écoute-moi, ok ? Tu ne bouges pas de là où tu es, j'arrive.

    Je m'attends à ce qu'elle me dise d'aller me faire foutre, pourtant ce n'est pas le cas. Elle renifle et sa voix chevrote sur les quelques mots qu'elle m'adresse :

    – D'accord. Tu viens me chercher ?

    – Je viens te chercher, je confirme avec un hochement de tête qu'elle ne peut pas voir.

    – Me laisse pas mourir !

    – Non, j'arrive, c'est promis. Je te rappelle quand...

    – Ne raccroche pas !, hurle-t-elle.

    Je pousse un long soupir tout en attrapant ma veste – même si nous sommes début mai, il ne fait pas encore assez chaud pour sortir découvert.

    – Je ne raccroche pas. Mais comme je dois conduire, je vais poser le téléphone sur le siège à côté de moi, d'accord ? Tu es en haut-parleur.

    – Je vais mourrir, répète-t-elle encore une fois.

    Je n'ai jamais entendu une telle frayeur dans une voix humaine, on dirait qu'elle a vu son pire cauchemar se réaliser devant ses yeux. Sa vie de californienne ne doit pas être facile, si elle panique à chaque secousse.

    – Non, tu ne vas pas mourir, je réponds.

    Je m'assois sur le siège conducteur et claque la portière. Quelques secondes après, j'ai démarré, et le portail se referme derrière la voiture.

    – Tu n'as rien à craindre, j'arrive. En attendant, sors du club et assieds-toi dehors, d'accord ? Respire bien fort, et surtout reste assise. J'arrive.

    En même temps que je dis cela, je me rends compte de la stupidité de mon geste. Je suis vraiment en train d'accourir pour rassurer une jeune femme ivre ? Quand est-ce que je me suis découvert l'âme d'un sauveur ?

    Au fond, je sais ce qui me pousse à répondre présent. Églantine. C'est un drôle de personnage, la preuve en est de notre première et unique rencontre : elle m'a roulé une pelle sans même qu'on se soit présentés. Quelque chose en elle m'intrigue, c'est la raison pour laquelle j'ai répondu à son tweet, la raison pour laquelle je lui ai donné mon numéro. Et là, ce soir... C'est idiot, mais je déteste l'entendre pleurer. Non pas que j'aime entendre pleurer les autres gens, évidemment.

    Le trajet se déroule sans accroc, seulement troublé par les reniflements d'Églantine dans le téléphone. C'est une heure sans trop de circulation, il me faut moins d'un quart d'heure pour arriver à destination.

    J'arrête la voiture juste devant le Senator Jones, prenant soin de mettre les warnings. Si quelqu'un arrive derrière moi, il n'aura qu'à doubler, et si c'est un flic, eh bien il n'a qu'à me mettre une amende.

    À peine ai-je mis un pied dehors que je réalise que je suis tête nue. Si quelqu'un me voit, je suis grillé ; je n'ai pas pensé à prendre une veste à capuche. Tant pis, il faudra faire avec.

    Églantine est là, reconnaissable entre mille avec ses longs cheveux roux et raides. Assise sur le bord du trottoir, elle tire maladroitement sur sa robe. Les larmes ont tracé des sillons noirs sur ses joues, ruinant son beau maquillage.

    Avec précaution, je m'agenouille devant elle.

    – Églantine... Est-ce que ça va ?

    Elle lève les yeux vers moi et un instant, j'ai l'impression qu'ils sondent jusqu'au fin fond de mon âme.

    – Allez, viens, je dis en lui tendant la main.

    Églantine l'attrape ; la sienne tremble, pourtant je suis étonné de sa poigne de fer. Je l'aide à se lever puis la conduis jusqu'à la portière passager. C'est complètement stupide, j'en suis conscient, toutefois la voir trembler de la sorte... J'ai envie de la serrer contre moi et de lui promettre que tout ira bien.

    – Est-ce que tu es venue avec quelqu'un ?, je demande en redémarrant le véhicule.

    Églantine hoche la tête en frissonnant.

    – Tu veux peut-être les appeler ? Ils ne vont pas s'inquiéter de te voir partir sans eux ?

    – Non, je... Ça va aller, je leur dirai que tout va bien.

    Elle essuie ses larmes d'un revers de main rageur. Visiblement, elle n'aime pas pleurer : je la vois lutter contre de nouvelles larmes.

    – Tu peux m'indiquer la route pour aller chez toi ou...

    – Me laisse pas toute seule !, proteste-t-elle alors que les larmes se remettent à couler sur ses joues.

    – D'accord, d'accord, je m'empresse de rectifier. Tu préfères que je te ramène chez moi ?

    De nouveau, elle acquiesce. Quant à moi, je me donnerais une gifle si je n'étais pas si perturbé. La ramener chez moi, carrément ?

    – Je déteste les tremblements de terre, renifle la rousse.

    – J'ai cru remarquer.

    Pas de réponse. Du coin de l'oeil, je peux distinguer qu'elle s'est endormie, la tête collée contre la vitre. Malgré son maquillage qui a coulé, elle semble paisible dans le sommeil. Elle paraît tellement jeune... Dire qu'elle a vingt-cinq ans !

    La première fois que je lui ai parlé par messages, je me serais fichu une paire de baffes tellement j'étais con. Bon sang, je ne savais même pas son âge ! Et si elle était mineure ?

    Puis je me suis rappelé qu'elle avait forcément plus de vingt-et-un an, c'était obligé. Elle n'aurait pas pu rentrer au Senator Jones, autrement, ils sont super stricts sur la question de l'âge là-bas. Mais tout de même... Églantine faisait moins de vingt-cinq ans, j'en étais certain. Même maintenant que je connais son âge véritable, je trouve qu'elle paraît plus jeune.

    Enfin garé, je me tourne vers Églantine dans l'espoir qu'elle soit réveillée, mais il n'en est rien. N'ayant pas le cœur de la réveiller moi-même, je passe un bras sous ses genoux et l'autre dans son dos, avant de refermer la portière du pied. J'ai bien du mal à ouvrir la porte de la maison, les clefs glissent dans mes doigts et je prie pour qu'elles ne tombent pas.

    Je ne referme pas à clef derrière moi, je pourrais m'occuper de ce detail plus tard. Pour le moment, je me contente de repousser la porte jusqu'à ce qu'elle claque. Les lumières sont toutes allumées, je n'en ai éteint aucune en partant.

    Sans prendre la peine de me déchausser, je traverse le salon jusqu'aux escaliers, que je gravis sans effort. Églantine ne pèse pas très lourd dans mes bras. Enfin parvenu à l'étage, j'entre dans la chambre d'amis ; ça fait des semaines, des mois qu'elle n'a pas servi. Heureusement, le lit est déjà fait.

    Avec douceur, je dépose la belle endormie sur les draps. Elle a perdu une chaussure entre la voiture et le lit, il faudra que je pense à la récupérer.

    Alors que je me redresse et secoue mon bras ankylosé, j'entends un gémissement. Bon, Églantine est réveillée, à présent, et elle me contemple, ses yeux bleu saphir grand ouverts.

    – Je... On est chez toi, là ?, demande-t-elle d'une voix âpre.

    J'acquiesce et, devant sa mine à moitié catastrophée, je m'empresse d'expliquer :

    – C'est la chambre d'amis.

    – Est-ce que je pourrais avoir de l'eau ? J'ai la bouche...

    Elle ne termine pas sa phrase, néanmoins ce n'est pas nécessaire : j'ai compris le fond de sa pensée. Je pars donc dans la salle de bain et lui ramène un verre d'eau, qu'elle boit en faisant la grimace.

    – Rassure-moi, tu ne vas pas vomir, hein ?, je questionne, soudain inquiet.

    J'avais oublié ce léger détail : les gens soûls peuvent régurgiter l'alcool de la soirée. Ça m'est arrivé plus d'une fois, et bien que l'état de panique d'Églantine m'ait pris au dépourvu, j'aimerais autant ne pas avoir à nettoyer la chambre.

    La rousse hausse un sourcil en posant le gobelet sur la table de chevet.

    – Il en faut plus que ça pour me faire vomir, lâche-t-elle avec un sourire en coin.

    Je pouffe. Même ivre, elle garde son tempérament explosif.

    – Bon. Dans le cas contraire, il y a des toilettes dans la salle de bain.

    – Je le répète, je ne vomirai pas. Par contre, j'ai clairement envie de faire pipi.

    Elle glousse comme une écolière à qui on aurait tiré les tresses, avant de basculer ses jambes par-dessus le bord du lit. À peine a-t-elle mis un pied par terre qu'elle chancèle et fronce les sourcils.

    – J'ai perdu une chaussure, observe-t-elle, sérieuse.

    Je camoufle mon rire par une petite toux.

    – Je pense qu'elle est tombée quand je t'ai sortie de la voiture, j'avance. Je te la remonterai, ne t'inquiète pas.

    Elle ne répond pas ; elle titube jusqu'à la salle de bain sans prendre la peine de lever son deuxième escarpin. Je n'ai pas le temps de réaliser ce qui se passe que déjà, elle est assise sur les toilettes, la porte grande ouverte. Je me détourne, les joues brûlantes.

    Églantine tire la chasse d'eau et revient dans la chambre. En tout cas, c'est ce qu'indiquent ses pas ; je me retourne et amorce un mouvement de recul.

    Elle n'a pas remis sa robe correctement, le tissu remonte sur ses cuisses, dévoilant la peau nue et pâle.

    – Je...

    C'est comme si je la voyais pour la première fois. Je n'y ai pas fait attention avant, parce qu'elle pleurait toutes les larmes de son corps sous l'effet de la panique. À présent, je peux librement me concentrer sur les petits détails qui constituent sa personne.

    Ses longs cheveux fins retombent dans son dos. Sa robe noire épouse chaque forme de son corps, et ses yeux brillent de cette lueur particulière qu'ont les gens sous emprise de l'alcool. Ses lèvres fines sont figées dans une moue adorable. Son maquillage a coulé, pourtant ça ne la rend pas plus laide.

    En fait, cette fille, c'est le genre à être belle sans le faire exprès. Ce n'est pas une beauté typique qui ferait chavirer tous les cœurs, pourtant il y a quelque chose en elle qui illumine tout son entourage.

    – Pourquoi tu me regardes comme ça ?

    Perspicace pour une personne bourrée ! Par contre, que suis-je censé lui répondre ? Que je la désire ? D'accord, c'est la vérité, mais... je ne veux pas profiter d'elle dans cet état !

    – Tu as mal remis ta robe, je dis en faisant un signe de la main.

    Elle baisse les yeux, observe sa robe, pourtant elle ne fait pas mine de la remettre en place.

    – Je... je peux dormir là ?

    Je fronce les sourcils. Ce n'est pas ce qui était prévu à la base, justement ?

    – Bien sûr.

    Avec un sourire de travers, Églantine se glisse dans les draps toute habillée. Elle ne s'est pas démaquillée, de toute façon elle aurait du mal : je n'ai pas de démaquillant à la maison.

    C'est étrange de voir cette fille allongée dans le lit qu'utilisent d'ordinaire mes amis quand ils viennent chez moi. Ses cheveux sont éparpillés, emmêlés, sur l'oreiller, et ses yeux papillonnent tandis qu'elle lutte contre le sommeil.

    – J'ai besoin que tu me dises si quelqu'un va s'inquiéter, pour que je prévienne que tu vas bien, j'avance doucement.

    – Je peux le faire moi-même, proteste-t-elle en se saisissant de son téléphone.

    Ses doigts tremblent tellement au-dessus de l'écran que je ne suis pas certain que ce soit le cas. En effet, elle tape quelques mots sans aucun sens avant de me tendre le téléphone.

    – C'est mes amis, ceux avec qui j'étais au Senator Jones.

    – D'accord.

    Sous son regard vacillant, je tape un rapide message pour indiquer à ses amis que tout va bien, qu'elle est rentrée. Même si ce n'est pas tout à fait vrai – après tout elle est actuellement chez moi, allongée dans le lit de la chambre d'amis –, ça évitera qu'ils ne s'inquiètent. De plus, je n'ai pas envie de devoir expliquer le pourquoi du comment leur amie se retrouve chez moi.

    Je ne peux m'empêcher de leur en vouloir un peu. Pourquoi ont-ils laissé Églantine toute seule ? À l'évidence, elle n'aime pas les tremblements de terre. Pourquoi ne pas être restés avec elle le temps qu'elle se calme ? Je m'apprête à poser la question à cette dernière mais elle s'est déjà rendormie, la tête enfoncée dans l'oreiller ; elle semble paisible dans son sommeil.

    Avec un sourire, je sors à reculons de la chambre, éteins la lumière et tire la porte derrière moi.

    Depuis quand je n'ai pas ramené quelqu'un chez moi ? Les seuls à mettre les pieds ici sont mes amis, et même eux ne viennent pas si souvent que ça.

    En allant fermer la voiture, je tombe sur la chaussure manquante de Cendrillon bis. Je la dépose dans l'entrée avant de verrouiller la porte d'entrée, puis je reprends ma place dans la cuisine. Mon assiette est toujours au même endroit, sur laquelle est posé le reste de la part de gâteau que je dévorais. Il est vingt-trois heures trente à présent, je n'ai plus faim. Résigné, je place les restes directement au frigo.

    Une bonne douche chaude détend tous les muscles crispés de mon corps. J'ai l'impression d'avoir couru un marathon, ce qui est loin d'être le cas.

    Enfin, vêtu d'un short de pyjama choisi au hasard dans mon placard, je me dirige vers ma chambre. La porte de celle d'amis est légèrement entrouverte, soit Églantine s'est levée pour l'entrebâiller, soit elle ne ferme pas bien. Je penche plutôt pour la deuxième option, même si je n'ai aucun moyen de vérifier.

    Un instant, je me rappelle que la rousse est censée être prof de français. Si demain nous sommes mardi, elle devrait travailler. Cependant, je me fais la promesse de ne pas la réveiller. De toute façon, elle ne sera jamais en état.

    Avec un soupir, j'éteins le couloir et referme la porte de ma chambre derrière moi. Je n'ai pas pour habitude de me coucher si tôt, pourtant je ne vois rien d'autre à faire, étant donné qu'une presque inconnue roupille sous le même toit.

    Allongé dans mon lit, je contemple le plafond sans parvenir à fermer l'oeil. J'ai beau me repasser les évènements de la soirée en boucle dans ma tête, je ne comprends toujours pas ce qui m'a poussé à aller chercher Églantine.

    Au fond, je crois que je le sais déjà, mais que j'essaye simplement d'ignorer la vérité : Églantine me plait. Je sais que c'est idiot, elle a vingt-cinq ans, j'en ai trente-trois, et nous ne nous connaissons ni d'Adam ni d'Ève. Cependant, il y a quelque chose dans sa facon d'être, dans sa manière de parler, qui m'attire. Ça, plus le fait que quand je pense à elle, je ne peux m'empêcher de sentir le goût de ses lèvres sur les miennes.

    Bon sang, était-elle obligée de m'embrasser ce soir-là ? Non pas que je n'aie pas apprécié, au contraire, mais... Je n'arrive plus à me lever cet épisode de la tête. Je la désire à présent, tout en sachant que ce n'est pas du tout une bonne idée. Et quand je ferme les yeux, je vois son visage aux traits détendus, appuyé sur l'oreiller de ma chambre d'amis.

Oh, par tous les sains ! Je ne suis pas sûr d'avoir eu la meilleure réaction en allant la chercher au Senator Jones. Je ne vais jamais réussir à dormir, maintenant ; tant pis, je peux m'occuper autrement.

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