Chapitre 2 : #menteuse
Les pieds plongés dans le sable, je pousse un long soupir tandis que la brise marine ébouriffe mes cheveux. Nous ne sommes peut-être pas en été, loin de là, toutefois nous sommes à Los Angeles : il n'est pas nécessaire d'être en été pour profiter de la plage. Surtout que, pour être honnête, la plage de Santa Monica n'a rien de rebutant.
Il fait beau, aujourd'hui. Pas comme avant-hier, où il a plu des cordes toute la journée. C'est en partie pour ça qu'on est restés chez moi le soir, à regarder The Amazing Spiderman.
Chaque fois que je repense à ce film, je me rappelle que j'en ai embrassé l'acteur phare. Je ne sais pas ce que faisait Andrew Garfield au Senator Jones, avec sa capuche sur la tête, pourtant je reste certaine de ce que j'avance.
Mes amis ne m'ont pas crue, j'ai donc arrêté de leur parler de cette histoire. Je dois dire que je leur en veux toujours, en même temps en plus de dix ans d'amitié, ils n'ont jamais remis ma parole en doute. Moi, rancunière ? Juste un peu. En même temps, je suis scorpion, et bien que je ne croie pas à ces choses-là, je ne peux nier que je confirme la théorie.
Évidemment, comme je tiens beaucoup à Anthony, Jake, Kris et Lin, je n'ai pas arrêté de leur parler pour autant. C'est pourquoi nous sommes tous les cinq assis dans le sable humide, orteils pointés vers le ciel, en plein milieu d'une discussion dont j'ai perdu le fil.
– ... ne sais pas trop où on en est, Jonah et moi.
Je reviens aussitôt au moment présent. Il est tellement rare qu'Anthony parle de Jonah que j'ai bien failli passer à côté.
– Il y a du nouveau ?, je demande en levant un sourcil.
Il hoche la tête et passe une main dans ses courts cheveux crépus.
Si Anthony n'est pas un modèle de beauté extrême, on ne peut nier qu'avec sa peau foncée, ses yeux noirs et ses cheveux de la même teinte, il y a quelque chose chez lui qui attire le regard. Je sais ce que vous vous dites : s'il est gay, il doit avoir l'air efféminé, faire de grands gestes de mains dès qu'il parle, mais si vous saviez ! C'est tout le contraire. Il a une voix grave qui détonne avec sa silhouette longiligne, et il passerait son temps à plonger dans des bagarres si on ne l'en empêchait pas. Je crois qu'il a du mal à réaliser qu'il serait mort plus d'une fois, sans nous.
– Il est venu à la maison hier soir.
– Raconte !, s'exclame Jacob.
Par comparaison, Jake est tout l'opposé d'Anthony. Petit, blond et un peu trop robuste, il a des épaules carrées à toute épreuve. Beaucoup de gens se sont moqués de sa voix flûtée, au cours de sa vie, mais aucun de notre groupe d'amis. Si on aime se charrier les uns les autres, on ne le fait jamais sur des détails sensibles qui pourraient rendre notre interlocuteur mal à l'aise. Jacob a assez souffert pendant son adolescence, pour qu'on n'en remette pas une couche, même sous couvert d'une plaisanterie.
– Qu'est-ce que tu veux que je dise ?, souffle Anthony. Il est apparu devant ma porte à vingt heures tapantes, tout sourire. Il a dit que je lui avais manqué, qu'il attendait le bon moment pour venir me voir.
Il soupire longuement.
– Il voulait m'emmener dîner, j'ai refusé. Alors on a lancé un film et... On ne l'a pas beaucoup regardé.
Je ris. Comme s'il avait besoin de nous expliquer ce détail, comme si aucun de nous n'avait compris dès le début !
– Et donc maintenant, tu te demandes où vous en êtes, intervient Kristen. Parce qu'encore une fois, vous avez couché ensemble, vous avez passé un bon moment de couple, mais vous n'avez pas mis les choses au clair.
Anthony baisse les yeux, signe qu'elle a mis en plein dans le mile. Ah, cette chère, douce Kristen ! Elle a un don pour comprendre les gens, sauf quand il s'agit de quelque chose qui la concerne. La preuve, elle n'a toujours pas réalisé qu'elle plaisait à mort à Jacob. Mais ça, c'est une autre histoire. Je ne suis pas sûre que Kris soit prête à se lancer dans une relation, d'ailleurs.
– Ce que je ne comprends pas, objecte Lindsay, c'est que tu n'essaies même pas de lui parler pour mettre des mots sur ce que vous êtes l'un pour l'autre. Je veux dire... Vous êtes plus que des sexfriends, puisque vous êtes exclusifs. Pourtant, vous n'agissez pas comme un couple.
– Je sais que c'est dur, embraye Kris. Je sais aussi qu'on n'est jamais obligés de mettre des mots sur une situation, pour reprendre l'expression de Lindsay, mais... Ça te tracasse, Anthony, même un aveugle s'en rendrait compte.
Ce dernier se tasse un peu plus dans le sable, nouant ses bras autour de ses genoux.
– Promis, je lui en parlerai la prochaine fois.
– Anthony, tu dis ça à chaque fois, je le sermonne doucement. Si cette situation te fait du mal, il faut que tu mettes les points sur les i. Tu ne peux pas rester comme ça indéfiniment.
Bien que je ne préfère aucun de mes amis au détriment des autres, j'ai toujours su qu'Anthony et moi avions un lien différent. D'abord, c'est celui que je connais depuis le plus longtemps. Je l'ai accompagné dans la découverte de son homosexualité à l'époque où Kris, Lindsay et Jake n'étaient que des noms sur la liste d'appel de la classe. Ensuite, nous n'avons pas besoin de mots pour nous comprendre : un regard suffit la plupart du temps.
– Je sais, mais... Au fond, j'ai l'impression que cette situation me convient tout aussi bien.
– C'est parce que tu t'y es habitué, déclare Lindsay en repoussant les cheveux de son front.
Lindsay, c'est le cliché par excellence. Je déteste dire ça, parce que je déteste ce genre de clichés justement, pourtant Lindsay les illustre à la perfection. Ses cheveux bruns à l'origine sont coupés à la garçonne et teints en bleu – elle alterne avec d'autres couleurs également. Elle ne se maquille pas, ne porte pas de robe, rien qui ne soit considéré comme ''féminin'' par la société. Comme si être féminine se résumait à une apparence !
– Tu as pris l'habitude de cette relation et à présent tu te dis que ça te convient. Tu te dis probablement que c'est mieux que rien, mais crois-moi, ce n'est pas vrai. Peut-être que vous vous sentez bien comme ça, Jonah et toi, mais si vous ne vous mettez jamais d'accord sur votre relation, comment pouvez-vous savoir qu'autre chose ne vous conviendrait pas mieux ?
Anthony prend l'air songeur. Je suppose qu'il n'avait pas vu la chose sous cet angle-là.
– Crois-en mon expérience, continue Lin sans s'arrêter, si vous ne mettez pas les choses au clair, vous pouvez rester longtemps comme ça.
Elle pousse un long soupir en glissant ses pieds dans le sable, faisant voler quelques grains aux alentours.
– D'accord, murmure Anthony.
Il n'a pas l'air convaincu, mais nous avons atteint un stade où il ne peut que faire le chemin tout seul. Aucun d'entre nous ne peut agir à sa place, on ne pouvait que le conseiller. La balle est dans son camp à présent, espérons qu'il en fasse bon usage.
– Et vous alors ? Du nouveau dans vos vies sentimentales ?
Lindsay hausse les épaules sans répondre. Quant à Jacob, il se contente de glousser :
– Rien de sentimental, que du cul chez moi.
Si sa phrase ne nous étonne pas, je sais qu'au fond il n'est pas heureux de la situation. Il enchaîne les coups d'un soir, sans doute dans l'espoir de se lever Kris de la tête, pourtant il est évident que ça ne fonctionne pas.
Qui a dit qu'un groupe d'amis était toujours simple ?
– Et toi, Kris ? Toujours rien ?
– Moi ?, pouffe Kristen. Personne en vue, merci bien.
Jake fait la grimace mais ne réplique pas.
– T'as raison, commente Lindsay. C'est mieux d'être libre et de s'amuser un peu à droite à gauche...
– Personne de ce côté-là non plus, la coupe Kris avec un froncement de sourcils.
Non, c'est sûr. Elle n'est pas du genre à coucher avec n'importe qui, ou trouver un plan cul. Kristen, c'est le genre de fille parfaite aux yeux de la société : pas une salope, pas une meuf en chien, bref, vous avez compris le principe. Est-ce que j'ai déjà dit à quel point je déteste la société ?
– Et toi Iggy ? Encore sûre que t'as embrassé Andrew Garfield en boîte de nuit ?, se moque Jacob.
Je hausse les épaules avec indifférence. J'adore mes amis, et j'adore qu'ils me taquinent, mais là je dois avouer que j'ai envie de les baffer. Si on se connaît depuis plus de dix ans, ils m'ont toujours crue quand je leur ai confié quelque chose. Cette attaque, c'est déloyal de sa part !
– Aussi sûre que deux et deux font quatre, que nique ta mère est une insulte française, et que d'ailleurs c'est à toi qu'elle est adressée.
Si mes amis ne parlent pas un mot de français, ils ne peuvent se méprendre sur le sens profond de ces quelques mots. Intérieurement, je prie pour qu'ils me fichent la paix. Je leur en veux assez pour débarrasser le plancher s'ils insistent à me faire passer pour une idiote.
– Oh allez, c'est bon ! Tu sais bien que...
– Laissez tomber, je coupe. Je rentre chez moi.
Je me lève, attrape mon sac et mes chaussures, et commence à partir. Tant pis si je suis pieds nus, ça ne va pas me tuer.
– Mais non, Iggy ! Pars pas !, s'écrie Lindsay.
– On voulait juste plaisanter !, renchérit Jacob.
Je ne me retourne pas, continuant mon chemin. La dernière phrase que j'entends est de Kristen, cette chère et douce Kristen :
– Vous pensez qu'elle l'a vraiment mal pris ?
D'un mouvement rageur, je traverse la rue puis enfile mes baskets. J'ai du sable à l'intérieur, c'est désagréable au possible, toutefois je m'en contrefiche. Il faut que je rentre chez moi.
Heureusement, mes parents ont acheté il y a de cela des siècles – enfin c'est tout comme – une maison à moins d'un kilomètre de la plage. Moins de dix minutes et je peux enfin ouvrir la porte de chez moi.
Quand j'étais plus jeune, le studio dans lequel j'habite actuellement était en location. Mes frères aînés préféraient avoir leur petit appartement près de leurs lieux d'études respectifs, et aujourd'hui ils vivent chacun de leur côté. Pour ma part, quand j'ai eu l'âge de partir faire des études, puis commencer à travailler, j'ai accepté de vivre ici. Je n'ai pas de loyer à payer, l'endroit est sympa, et je suis à l'autre bout du jardin si j'ai besoin de quoi que ce soit.
Je ne resterai pas dans cet endroit jusqu'à la fin de ma vie, je le sais déjà. Seulement, ça me permet d'économiser un peu d'argent, pour le jour où je voudrai déménager. Parce que contrairement à mon père, ma mère et mes frères, qui sont médecins tous les quatre, je ne suis que professeur de français dans les établissements du coin. Mon salaire ne me permet pas grand-chose, pour le moment.
Mes cheveux emmêlés par la brise marine sont collants. Je déteste cette sensation.
Pourquoi est-ce que mes amis ne me croient pas ? Ils trouvent ça si dur à imaginer, que j'aie embrassé un acteur célèbre en boîte de nuit ? Je déteste me disputer avec eux, cependant... ils l'ont bien cherché ! Je les reverrai quand je serai moins fâchée.
Les yeux fixés sur l'écran de mon téléphone, je sens la colère bouillonner en moi. Je sais que ce que je m'apprête à faire est stupide, mais j'en ai envie.
J'ouvre l'application du bout du doigt. J'écris un post, l'efface, le réécris. Quand, enfin, je suis satisfaite des mots que j'ai tapés, j'appuie sur la touche envoyer. Puis je verrouille le téléphone, le balance négligemment sur le lit, et me dirige vers la salle de bain.
Une bonne douche chaude me fera du bien.
Finalement, j'ai pris un bain. Il n'y a rien de mieux qu'une bonne pause dans la baignoire pour me calmer, je me sens beaucoup mieux. J'ai lavé mes cheveux avec force pour en enlever chaque grain de sel, chaque grain de sable. Ils reposent, humides, sur mes épaules.
Dehors, la nuit commence à tomber, annonçant la fin du week-end. Demain, je devrai retourner travailler, comme tous les lundis. Bien que j'adore mon boulot, si ça ne tenait qu'à moi, je ferais la fête tous les jours plutôt qu'aller enseigner à des élèves pour la plupart ingrats. Seulement, je n'ai pas le choix.
On devrait être à la retraite tant qu'on est jeunes et qu'on peut profiter, puis bosser le reste de notre vie. Ce serait tellement mieux ! Évidemment, ce n'est pas faisable en pratique, mais la théorie a de l'attrait.
Allongée sur mon lit, je contemple le plafond d'un œil à moitié inattentif. Il y a plein de petites étoiles en plastique collées un peu partout, et elles brillent d'une lueur verdâtre dans la pénombre.
Depuis que je suis toute petite, je suis fascinée par les étoiles. À l'âge de douze ans, j'avais mon propre télescope, avec lequel j'ai même pu observer Saturne et ses anneaux. Je m'en souviens particulièrement bien, parce qu'en réalité, j'avais la nette impression que ce n'était qu'un jouet pendu derrière l'objectif, tant ça me semblait irréel.
Avant ça, mon seul moyen de voir les étoiles était de tapisser le plafond et les murs de ma chambre de tous ces petits objets phosphorescents. Quand j'ai déménagé, j'avais beau avoir dix-huit ans, j'ai refait la même chose dans ma nouvelle chambre. La nuit, je n'ai besoin d'aucune lumière pour y voir clair.
Une vibration me fait sursauter. Je me redresse et attrape mon téléphone, posé jusque là sur la table de chevet. Sur l'écran de veille, une avalanche de notifications attire mon attention : toutes proviennent de Twitter, que j'ouvre dans la foulée.
Je pousse un soupir tandis que les réponses au tweet que j'ai posté précédemment s'enchaînent. Je ne pensais pas avoir autant de visibilité ! D'ordinaire, les seules personnes qui répondent sont mes amis, et je n'ai guère plus droit à des likes.
Chaque ligne que je lis ravive ma colère. Les gens me traitent tous de menteuse, tous ces inconnus qui ne me connaissent ni d'Adam, ni d'Ève, se permettent de porter un jugement. Bien sûr, certains émettent juste l'idée que je puisse dire n'importe quoi. D'autres m'attaquent carrément. J'aimerais leur prouver qu'ils ont tort, toutefois mis à part ma parole, je n'ai aucune preuve de ce que j'avance.
Quelle idée de ne pas avoir attendu que l'inconnu se présente ! J'aurais une preuve irréfutable, de la sorte ! Mais Anthony m'a prise à part, et avant que j'aie le temps de rappeler l'inconnu, il était parti.
Avec un nouveau soupir, j'égraine les réponses.
ashlexxxx – #menteuse
Superbement construit, avec de très bons arguments ! Non mais, franchement... Les gens !
im_on_fire_maaaan – Tu veux nous faire croire que t'as embrassé #andrewgarfield en boîte, et que personne a vu ? Je pense que tu es juste une #menteuse
Tout le monde était bourré et ledit personnage portait une capuche, alors oui, justement. C'est ce que je veux faire croire, tout simplement parce que c'est ce qui s'est passé.
garfield_is_my_name – T'es sûre que t'étais pas juste #bourrée ? Soit ça, soit t'es vraiment une #menteuse
J'étais bourrée, mais ça ne signifie pas que je suis incapable de reconnaître les visages. Je n'étais pas ivre à ce point, tout de même !
sweet_suzie_2001 – Qu'est-ce que #andrewgarfield ferait en boîte pour le nouvel an ? Sans paparazzis ? Sans gardes du corps ? N'importe quoi, sale #menteuse
Il y en a tant d'autres, tant de gens qui s'acharnent sur le fait que je mens, que c'est impossible. Pourtant, je suis sûre de ce que j'avance ; si personne ne veut me croire, tant pis pour eux. Je n'ai que faire de leur avis.
Alors que je m'apprête à fermer l'application, mon regard est attiré par un énième commentaire sous mon tweet. Contrairement aux autres, aucun #menteuse n'y apparaît.
user1983 – Moi je te crois, @eglantine1991
Je fronce les sourcils. Bon, au moins une personne sur cette terre qui est prête à entendre la vérité. Ça ne fait pas beaucoup, mais ça me conforte dans l'idée que l'humanité n'est pas entièrement perdue.
eglantine1991 – Merci @user1983
C'est idiot, je ne devrais pas me réjouir d'être crue par un parfait inconnu. Cependant, étant donné que même mes amis me prennent pour une menteuse – ou, du moins, pensent que je me trompe –, ça fait du bien de se sentir reconnue.
Avec un sourire en coin, je mets le téléphone en silencieux pour aller me préparer à manger. L'un des inconvénients de vivre seule, c'est que les repas ne s'élaborent pas tous seuls.
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