Chapitre 10 : Drôle de phobie

    L'eau chaude ruissèle sur ma peau, éliminant la saleté et détendant chacun de mes muscles crispés. Honnêtement, avec la baignoire magnifique, je regrette de ne pas pouvoir y prendre un bain, cependant je ne compte pas abuser de l'hospitalité d'Andrew. C'est déjà assez étrange de savoir que je me trouve chez lui, dans la salle de bain de sa chambre d'amis, pour ne pas en rajouter une couche.

    Je pousse un soupir. Évidemment, il n'a pas de produit démaquillant. Si je frotte avidement mon visage avec du gel douche, je sais néanmoins que ça ne suffira pas. Et de fait, à peine suis-je sortie de la douche, enveloppée dans une serviette, que je croise mon reflet dans le miroir : si les dégâts sont minimes, je ressemble toujours à un panda. Fichu mascara qui s'étale plus qu'il ne s'enlève ! Je savais que j'aurais dû acheter du waterproof, mais non, bien sûr, je suis restée dans ma stupidité.

    Bien sûr, je ne dispose pas plus d'un moyen de me brosser les dents : je vais devoir garder mon haleine de chacal jusqu'à ce que je rentre chez moi. Prions pour qu'Andrew reste à bonne distance de moi, ou alors qu'il ait le nez bouché.

    Je tente tant bien que mal d'enlever les dernières traces de maquillage à l'aide du savon et de l'eau du robinet du lavabo, mais je ne peux pas faire des miracles. Résignée, je renfile ma tenue et passe un coup de brosse dans mes cheveux emmêlés avant de redescendre au salon. Une odeur de pancakes flotte dans l'air ; mon ventre gargouille automatiquement.

    Andrew est toujours dans la cuisine, assis sur le comptoir. À côté de lui s'empilent les pancakes odorants sur un plat, accompagnés de tranches de bacon et d'oeufs brouillés. Visiblement, il en a enfourné une bouchée, car il s'efforce de déglutir alors que je m'attable de l'autre côté du comptoir. Sur une chaise, évidemment, comme tout personne civilisée – ou plutôt comme toute personne qui n'est pas chez elle.

    – Est-ce que, par le plus grand des hasards, tu aurais du démaquillant ?, je demande.

    – Non, je suis désolé. J'ai pas pour habitude de me maquiller, alors...

    – Aucune prévenance, je glisse, d'humeur joueuse. Et si une fille vient chez toi, hein ?

    Il secoue la tête avec un sourire d'excuse.

    – Est-ce que tu aurais de l'huile d'olive, dans ce cas ?

    Andrew fronce les sourcils.

    – De l'huile d'olive ?, s'étonne-t-il.

    Je hoche la tête en savourant son air décontenancé.

    – L'huile d'olive est un très bon démaquillant naturel, j'explique. Un peu gras peut-être, mais on fera avec.

    – Tu te démaquilles à l'huile d'olive ?

    – Quand je peux pas faire autrement, oui. C'est mieux que rester avec son maquillage à moitié défoncé sur la peau.

    – D'accord, lâche-t-il, l'air pas d'accord du tout.

    Il se lève et, d'un pas énergique, se dirige vers le fond de la cuisine. Là, il ouvre un tiroir et en sort une bouteille étiquetée qu'il me tend. Je reconnais sans mal le liquide à l'intérieur, même sans jeter un coup d'oeil à l'étiquette.

    – Merci ! Est-ce que t'as des cotons, ou va falloir que j'y aille aux mouchoirs ? À l'essuie-tout, peut-être ?

    Un léger rictus s'imprime sur ses lèvres.

    – Il y a des cotons dans la salle de bain, affirme-t-il.

    – Où ? Je ne les ai pas trouvés.

    Soudain, ses joues prennent une teinte rouge et Andrew détourne le regard.

    – C'est parce qu'ils sont dans la mienne. Je... Viens, je vais t'en donner.

    Je le suis jusqu'à l'étage. Là, nous passons devant la porte de la chambre où j'ai passé la nuit. Plus loin, je reconnais celle, fermée, derrière laquelle me parvenaient des bruits de douche quand je me suis réveillée ; Andrew l'ouvre et s'engouffre à l'intérieur.

    La pièce est plongée dans la semi pénombre, les rideaux étant à moitié tirés sur l'immense baie vitrée donnant sur le jardin et la piscine. L'endroit est meublé sobrement, un grand lit dans un cadre en fer trône au milieu, accolé au mur de droite, entouré de deux tables de chevet dans le même style. Un short et un t-shirt traînent sur une chaise, à côté d'un écran plasma géant qui, pour l'heure, est éteint. Les draps sont emmêlés au pied du lit, et pendant un instant, je me sens comme une intruse dans cette chambre dont je n'aurais jamais dû ne serait-ce qu'apercevoir la porte. Et puis mon regard se pose sur le mur de gauche, vitré lui-aussi sur la moitié la plus éloignée, qui donne accès à la salle de bain – drôle d'idée que de séparer les deux pièces par une vitre, idée qui ne me déplait pas néanmoins.

    Celle-ci, entièrement peinte dans des tons de gris, accueille un meuble-vasque, une douche à l'italienne dotée de jets de massage, et une immense baignoire blanche épurée. La porte de la salle de bain est ouverte ; Andrew est en train de fouiller dans un tiroir, de l'autre côté. Quant à moi, je n'ose pas mettre les pieds dans la chambre : j'ai l'impression d'avoir pénétré une zone d'intimité.

    – Oh entre, Églantine, fais pas gaffe au bordel !, lance Andrew en se tournant vers moi.

    Pourtant, je reste à l'extérieur. Si je ne suis pas d'une nature pudique, j'ai du mal à pénétrer ce lieu qui me semble... préservé, hors du temps. En général, ce genre de situation ne me perturbe pas : je connais les chambres de mes amis par cœur, et j'ai fait le tour de trop d'autres pour y faire vraiment attention. Mais là... c'est celle d'Andrew Garfield. J'ai encore du mal à réaliser.

    Enfin, le brun revient avec un paquet de cotons qu'il me tend en souriant. Je m'en saisis sans un mot, trop éberluée pour parler.

    – J'adore ta baignoire, je lâche après quelques instants de silence.

    Et pour cause, j'imagine sans peine les bains qu'on doit prendre dedans. Oh, juste ciel ! J'ai passé trop de temps dans la mienne, je crois.

    Andrew éclate littéralement de rire. Il doit me prendre pour une folle. Remarquez, ce ne sera ni le premier, ni le dernier.

    – Ma baignoire ? C'est tout ce que t'as trouvé à dire ?

    Il reprend son souffle avant de continuer :

    – Tu ne fais jamais rien comme tout le monde, hein ?

    – La normalité, c'est surfait, je déclare.

    Le brun se met à rire de plus belle et je pouffe à mon tour. Effectivement, je ne fais jamais rien comme tout le monde, la preuve en est de notre première rencontre.

    – Merci pour les cotons, je dis alors qu'il redescend à la cuisine.

    Quant à moi, je retourne d'un pas pressé vers la chambre d'amis. Là, je verse un peu d'huile sur lesdits cotons et frotte mon visage. S'il reste un peu gras et luisant, même après plusieurs rinçages à l'eau chaude, au moins n'ai-je plus de traces de mascara sous les yeux. (nda : l'huile d'olive est vraiment un bon démaquillant, testé et approuvé par moi-même et ma peau sensible)

    Lorsque je m'assois pour la deuxième fois derrière le comptoir, les pancakes sont froids. Ils n'en sont pas mauvais pour autant, bien au contraire.

    – C'est toi qui les as fait ?, je questionne mon hôte après avoir terminé mon assiette.

    Il passe une main dans ses cheveux avec un sourire gêné.

    – C'est moi qui les ai fait cuire, ça oui, mais... c'était une pâte toute prête.

    – Alors comme ça, on n'est pas un grand cuisinier ?, je glousse.

    Andrew hausse les épaules.

    – Je sais cuisiner, mais j'ai pas vraiment la motivation de le faire. Ça ne veut pas dire que je n'en suis pas capable !, s'empresse-t-il d'ajouter alors que je hausse un sourcil moqueur.

    – Je pense pas avoir le droit de commenter, étant donné que je suis une flemmarde aussi.

    J'ai toujours dit que la flemme finirait par dominer le monde, et quand je vois ma motivation à faire les choses, ça ne fait que me conforter dans mon idée.

    – Tu t'es vraiment démaquillée à l'huile d'olive ?, demande Andrew après quelques secondes de blanc.

    – Évidemment, j'acquiesce. C'est une leçon de physique basique : les corps gras enlèvent les corps gras. Huile d'olive et maquillage en faisant partie, ça fonctionne plutôt bien. Même si après, je brille autant qu'une étoile !

    – Très modeste, tout ça, raille-t-il.

    Je secoue la tête en riant.

    – C'est une métaphore, je n'ai pas dit que j'étais une étoile. Non, moi, je suis une supernova !

    Une nouvelle fois, Andrew éclate de rire. Je sais que je fais parfois rire les gens, mais à ce stade c'est démentiel ! Le brun est carrément bon public, c'est revigorant. Et puis, il a un rire très communicatif, également.

    – Un feu follet, peut-être, vu que tes rousse et que t'es un peu folle sur les bords. Attention, ce n'est pas une critique.

    – Je ne suis pas susceptible, je lance. Enfin, si, mais uniquement quand ça concerne des choses que je prends à cœur. Ma couleur de cheveux n'en est pas une, et mon caractère non plus. En plus, ce côté fou comme tu dis, c'est un truc qu'apprécient beaucoup mes élèves.

    Ce qui est la vérité : je ne suis pas du genre à m'assagir quand je suis au boulot, absolument pas. Ça ne signifie pas que je ne connais pas mes responsabilités, bien au contraire. Je sais pourquoi je suis là, ce que je dois faire et dire, mais j'amène un petit côté ludique à l'apprentissage des élèves. En général, ça leur plaît.

    – Tu n'es pas censée avoir cours en semaine, d'ailleurs ?

    Je hoche la tête.

    – Si, tout à fait. Sauf qu'une partie du toit du collège où j'enseigne le mardi et le jeudi s'est détachée avec le vent, alors il est fermé jusqu'à nouvel ordre.

    – Oups.

    – Comme tu dis ! Mais bon, ça me fait des vacances en plus, du coup, c'est cool. Même si dès qu'ils auront fini les réparations, d'ici vendredi normalement, je devrais corriger tous les devoirs maison que j'ai donné à mes élèves.

    Rien que d'y songer, j'ai envie de rendre mon tablier. Néanmoins, ça permet auxdits élèves de continuer à travailler malgré une semaine d'absence, parce que des cours en visioconférence seraient trop compliqués.

    – Tu es donc ce genre de prof sans pitié ? Qui donne des devoirs maison pendant les vacances, tout ça ?

    – Sans pitié ?, je m'indigne. Tu plaisantes ou quoi ? Je suis super cool comme prof, aucun élève ne s'est jamais plaint. En réalité, ce serait plutôt le contraire : certains gamins sont odieux, même quand on essaie d'être sympa avec eux. Tu n'imagines pas le nombre d'imbéciles que j'ai dû mettre à la porte depuis le début de l'année !

    Vraiment, être prof n'est pas une partie de plaisir tous les jours. Entre ça, et la menace des élèves poussés à bout qui commettent l'irréparable...

    – On est tous passés par là, on est cons quand on est adolescents.

    – Y a néanmoins une différence entre être con et être irrespectueux. Je suis pas beaucoup plus intelligente qu'à seize ans, la preuve je me bourre la gueule comme une gamine en boîte et fais des conneries. Par contre, je n'ai jamais manqué de respect à qui que ce soit.

    – C'est vrai que le respect est important.

    J'opine du chef.

    – Exactement. Et dans tous les sens. Je ne peux pas demander le respect à mes élèves si moi-même, je ne les respecte pas.

    – Tu dois être un bon professeur, dans ce cas, lâche Andrew, songeur.

    – Je m'y efforce, en tout cas.

    De nouveau, un silence s'installe entre nous tandis qu'Andrew dépose les assiettes dans le lave-vaisselle. À présent, je n'ai plus faim – encore heureux, avec tout ce que j'ai avalé, mais en même temps, c'est tellement bon la bouffe !

    – Alors dis-moi, Églantine..., commence le brun en se redressant. Tu m'as promis une explication, il me semble. C'est plutôt peu commun d'avoir une peur panique des séismes, surtout quand on habite en Californie.

    – C'est vrai, je confirme. Ça ne faisait ni froid ni chaud, quand j'étais toute petite, et puis... Si je te parle du tremblement de terre du dix-sept janvier mille neuf cent quatre-vingt-quatorze, ça te dit quelque chose ?

    – Vaguement, avoue le brun. Il me semble qu'il a été particulièrement violent, non ? J'étais déjà plus ici depuis longtemps, et je ne suis revenu que dans les années deux mille.

    – Séisme de magnitude six point sept, je dis. Il a fait plus de soixante-dix morts, et neuf mille blessés.

    Andrew prend l'air songeur.

    – Tu as fait partie des blessés ?, demande-t-il avec douceur.

    Je secoue la tête.

    – Non, mes parents, mes frères et moi n'avons rien eu. Le frère de mon père, mon parrain, par contre... L'histoire n'est pas la même.

    Mon cœur se serre irrémédiablement. À l'époque, j'avais à peine plus de deux ans, mais ça ne m'a pas empêchée de comprendre tout ce qui se passait. Et quand mes parents et mes frères se sont effondrés après la nouvelle... C'est un souvenir qui me marquera toujours, peu importe le temps passé ; j'étais très proche de Daniel, tout comme mes frères.

    – Mes parents ont passé plus de vingt-quatre heures à s'inquiéter parce qu'ils n'avaient aucune nouvelle, jusqu'au moment où ils ont reçu un appel de la police pour leur annoncer que Daniel avait trouvé la mort ce jour-là. J'étais très jeune, j'avais même pas deux ans et demi, mais je me souviens parfaitement du désespoir de mon père, de ma mère qui tentait de le soutenir malgré ses propres larmes. Et mes frères, âgés de dix ans à cette époque. Je ne les avais jamais entendus sangloter autant.

    Andrew ne dit rien, me laissant le choix de poursuivre ou non.

    – J'étais peut-être très jeune, mais je crois que c'est justement ce qui a joué. Je savais que mon parrain, dont j'étais très proche, ne reviendrait plus. Un séisme me l'avait enlevé, et depuis je panique à chaque secousse.

    Je pousse un long soupir.

    – Avec le temps, j'ai appris à gérer mes émotions et ma peur. Je ne suis jamais sereine quand je sens la terre vibrer, mais rien qui ne me fasse sortir de mes gonds. Sauf quand je ne suis pas maître de moi-même, auquel cas mes amis sont toujours à côté pour gérer les retombées.

    – Mais ce n'était pas le cas hier soir, si ?

    – Non, effectivement. J'ai perdu mes potes dans la foule et j'ai pas eu le temps de les chercher que déjà, tout tremblait.

    – C'est marrant n'empêche que je n'aie rien ressenti, d'habitude je suis plutôt doué pour déterminer quand il y a un séisme. Enfin marrant, pas vraiment mais tu m'as compris.

    Je pouffe.

    – Bah voilà, je t'aurai servi de détecteur.

    Il lève les yeux au ciel avec un rictus moqueur.

    – Comme si j'avais besoin d'un détecteur de tremblements de terre !

    Il lance alors un rapide coup d'oeil à l'horloge accroché dans le salon, ce qui me rappelle qu'il faudrait peut-être que je rentre chez moi. Je ne voudrais pas le déranger, il a déjà été assez bien gentil de m'héberger pour la nuit, avant de m'offrir une douche et un petit déjeuner.

    – En tout cas, je te remercie pour tout et... je vais peut-être songer à rentrer. Et à rappeler Kris, avant qu'elle n'alerte le FBI et les services secrets.

    – Je t'en prie. Laisse-moi au moins te ramener, tu veux bien ? Je suis pas sûr que tu sois dans une tenue idéale pour prendre le bus, et ne parlons pas de rentrer à pieds.

    – Je n'ai pas envie de te...

    – Tu ne me déranges pas, coupe-t-il avec fermeté. Laisse-moi te ramener chez toi, Églantine. S'il te plait ?

    Il m'offre alors un regard de chien battu qui me donne envie de fondre ou d'éclater de rire. J'opte pour un mélange des deux, qui se révèle être un glapissement.

    – D'accord, je finis par accepter avec un demi-sourire.

    Il fait mine d'avoir remporté un grand tournois, ce qui me fait rire de plus belle. En fait, c'est un gamin dans l'âme, ce gars. Moi qui pensais qu'à trente ans, on était plus mature qu'à vingt-cinq ! Enfin, c'est clairement pas le cas.

    – Laisse-moi juste rappeler Kris avant de partir, je dis.

Le brun hoche la tête et, alors qu'il commence à enfiler ses baskets, je sors mon téléphone de mon sac.

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