Chapitre 9
Le repas semblait interminable. Paul était en bout de table, à l'opposé de Tommy. Il bourrait dans sa bouche tous les aliments qui remplissaient son assiette et ainsi, personne ne pouvait lui parler. De toute façon, quand quelqu'un tentait de lui adresser la parole, le jeune homme répondait par des grognements. Il n'était pas d'humeur à sociabiliser et il avait encore moins envie de faire des efforts. En plus de ça, il mangeait en face de Goliath, le géant d'Alfie. La compagnie qu'il offrait ne pouvait pas être qualifiée de charmante. Le monstre était assez jeune, mais son visage était difforme et il tirait clairement la tronche, comme Paul à cet instant. Sauf que chez cet homme, c'était sûrement naturel.
Lorsqu'enfin les invités se levèrent pour aller prendre le café dans le salon, Paul en profita pour s'éclipser en vitesse : il avait besoin d'aller prendre l'air. Il évita de croiser qui que ce soit et sortit dehors, par la porte arrière. Là, il remarqua que la lune était déjà très haute dans le ciel. Elle surplombait le jardin ainsi que les terres alentours, propriétés de Thomas Shelby depuis qu'il avait fait évoluer ses affaires de petit gangster des rues de Birmingham pour des bureaux de paris hippiques qui rapportaient énormément. Pour autant, il n'avait pas arrêté ses petites activités qu'il gardait cachées aux yeux de la société. Son entreprise était clairement en expansion et l'ambition dont il faisait preuve ne l'arrêterait pas avant d'avoir conquis tout le pays. Paul expira, il regarda la buée sortir de sa bouche et s'envoler dans le ciel avant de disparaître.
— Mélancolique ?
La voix franche et bourrue d'Esmé lui fit tourner la tête. Elle portait le cadeau de son mari et s'approchait. Elle s'assit sur le bord de la fenêtre en pierre, aux côtés de Paul qui se remit à observer la lune.
— J'aime pas les repas de famille, y'a trop de bruit.
Elle rit de toutes ses dents.
— Au fait, très belle robe, ajouta-t-il avec un sourire en coin, sans pour autant la regarder.
— Merci, c'est l'cadeau d'mon mari.
Elle se leva et tournoya pour montrer sa robe. Puis elle pouffa avant de se rasseoir.
— J'me trouve un peu ridicule là-d'dans. C'trop beau pour moi.
— Au contraire, je pense que j'ai eu tort de ne pas croire John quand il m'a dit que tu étais magnifique.
Esmé était d'une beauté sauvage qu'on ne croise pas tous les jours. Elle ne s'était pas coupée les cheveux au carré comme c'était la mode de l'époque, non. Elle les avait laissés pousser et ne les coiffait apparemment pas. Une frange camouflait partiellement ses yeux marrons, qui ressortaient grâce au crayon noir qu'elle avait appliqué à leur contour. Elle était le genre de femme timide à l'abord, mais redoutable quand elle se dévoilait.
Au compliment de Paul, elle rougit mais balaya rapidement une mèche de son visage pour reprendre de la contenance. Elle haussa les épaules et balança ses jambes dans le vide, telle une enfant impatiente.
— J'avais une question... commença-t-elle avant de s'interrompre un instant. Qu'est-c'qui t'a am'né ici ?
Le jeune homme prit le temps de réfléchir. Un « je ne sais pas trop » ne suffirait jamais. Il devait élaborer un peu sa réponse. Il souffla, comme s'il s'apprêtait à révéler un secret. Esmé se pencha en avant, intriguée.
— Je suis orphelin depuis peu. Avec la Guerre mondiale, j'ai perdu mes parents. J'ai été recueilli par une amie de mon patron, je pense qu'elle a eu pitié de moi. J'habitais en France mais elle m'a ramené ici pour me confier à Barry. Et depuis je fais ma petite vie.
Il attendit une réponse de la part d'Esmé. Il était sûr qu'elle se répétait ce qu'il venait de lui dire dans la tête.
— J'le savais ! s'exclama-t-elle enfin.
— De quoi tu parles ?
— Qu't'es français, t'as un accent t'sais.
Paul soupira de soulagement au fond de lui. Décidément, son visage impassible lui permettait de faire passer n'importe quel mensonge pour une pure vérité.
— Pour moi aussi tu as un accent, répondit-il en souriant.
Elle rit de façon sonore, à telle point que son rire fut communicatif et bientôt Paul la rejoignit. Il avait eu énormément d'a priori sur elle. Des membres de son clan avaient quand même tenté d'enlever Finn et l'avait tabassé quand il s'était mis en travers de leur chemin. Mais apparemment, le nom de famille ne fait pas la personne : Esmé n'était pas comme les Lee qu'il avait rencontrés. Elle dégageait une bonne énergie qui plaisait à Paul. Ça le surprenait lui-même, c'était assez rare qu'il apprécie quelqu'un dès le premier abord.
John arriva peu après. Il ne marchait pas droit mais il avait un énorme sourire plaqué sur les lèvres. Il vint embrasser Esmé en ratant ses lèvres puis finit d'une gorgée le verre qu'il tenait dans sa main. Il ouvrit la bouche et les mots qui en sortirent n'avaient ni queue ni tête pour Paul. Cependant, Esmé semblait tout comprendre, qu'importe ce qu'il pouvait dire. Elle se leva alors puis se tourna vers le jeune homme.
— T'viens ? lança-t-elle.
— Pour aller où ?
— Ben, t'as pas entendu John ? T'vas nous aider à faire les r'touches d'ma robe.
La moue que fit Paul montrait sa flemme. Il était bien là, loin d'Alfie et de son neveu assez glauque. Mais il ne laissa pas voir son expression aux amoureux, ils étaient bien trop enthousiastes. Les mains dans les poches, il se mit sur ses pieds et lança un dernier regard à la lune. Puis, il alla chercher sa mallette et rejoignit Esmé et John dans l'arrière cuisine. Une grande pièce mal éclairée mais accueillante, c'était le lieu de débriefing privilégié des trois frères Shelby, mais le lieu préféré tout court de John. L'alcool y était à volonté et il pouvait dire tous les gros mots du monde étant donné que Charles n'était pas autorisé à venir jusqu'ici. Esmé grimpa sur la table puis écarta les bras pour laisser faire Paul. Ce dernier et John rirent ensemble en la regardant être aussi déterminée.
— Quoi ? T'fais pas ça dans ton magasin ?
— La table est trop haute, Esmé. Il peut pas faire son job quand t'es là-haut, répondit John, hilare mais surtout bourré.
La jeune femme rougit et descendit immédiatement. Paul prit alors la tête des opérations, il la positionna comme il le souhaitait et fit toutes les retouches qu'il fallait. Trente minutes et un John affalé sur la table plus tard, Paul avait enfin fini. Il avait dû accélérer car il sentait Esmé s'impatienter de plus en plus. Quand il la libéra, elle alla vite réveiller son mari et ensemble ils se dépêchèrent d'aller retrouver les autres invités. Paul, lui, se décida lui aussi de retourner dans le salon, en traînant des pieds. Là-bas, il se rendit compte que les femmes étaient rentrées chez elles. Quant aux hommes, ils étaient pour la plupart endormis dans les fauteuils, les autres jouant à des jeux de cartes et d'argent. Il manquait cependant quelqu'un, et Paul ne manqua pas de remarquer son absence : celle de Thomas. Il était peut-être dans son bureau, mais Paul ne voulait pas le déranger si c'était vraiment le cas. Cependant, pour s'en assurer, il décida d'aller faire le tour du manoir et d'observer discrètement à travers des fenêtres. En sortant, il passa devant l'horloge qui affichait 2h03. La nuit filait à une de ces vitesses quand Tommy était dans les parages...
Le jeune homme contourna le bâtiment et se retrouva près du bureau. Il savait qu'il n'y avait personne puisqu'aucune lumière n'était allumée. Les braises dans la cheminée étaient même en train de mourir. Fronçant les sourcils, Paul leva les yeux pour observer l'étage. Une lumière attira son attention et avec les semaines qu'il avait passées dans cette demeure, il savait qu'elle provenait de la chambre de Tommy. Rassuré, il songea à rentrer. Mais du coin de l'œil, il remarqua que la porte donnant directement sur le jardin avait été forcée et était désormais entrouverte. « C'est quoi ce délire ? » pensa-t-il. Il connaissait Tommy, il était trop maniaque pour laisser les portes ouvertes. Les personnes à son service le savaient très bien aussi. Ce qui voulait dire que la personne qui était entrée par cette porte était étrangère à la propriété.
Paul attrapa le pistolet rangé dans sa poche et traversa la porte, dans la plus grande discrétion dont il pouvait faire preuve. Comme il était passé par cette porte plusieurs dizaines de fois pour éviter Charles dans ses heures les plus énergiques, donc les plus insupportables, il savait qu'en prenant l'escalier en face de lui, il arriverait près de la chambre qui lui avait été destinée lors de son rétablissement. Pour arriver à la chambre de Tommy, il avait seulement à traverser le couloir et tourner à l'angle. Il savait aussi que sa chambre était reliée à celle de son fils par un petit passage actionnable par un certain jouet dans la chambre de l'enfant et un certain chapeau dans le dressing du père. Tout ceci, il l'avait appris par Charles quand ils passaient des heures entières ensemble. Ils avaient aussi joué plusieurs fois à cache-cache, jeu que Paul lui avait appris.
Le jeune homme traversa le couloir sans faire un bruit, mais il remarqua d'étranges traces de boue par terre. Il y avait définitivement quelqu'un qui n'avait rien à faire ici. C'est alors qu'une femme de ménage croisa Paul. Elle avait l'air calme, comme si rien n'était bizarre. Elle sifflotait même en allant ramasser le linge sale dans chaque pièce. Le jeune homme la tira par le bras pour la cacher avec lui dans un coin. Elle manqua d'hurler de surprise.
— Ecoute-moi, murmura-t-il en lui faisant signe de se taire. J'ai besoin que tu me suives. Ne pose pas de question.
La femme acquiesça, mais ses yeux reflétaient une panique grandissante. Elle suivit Paul qui reprit son chemin et ils se faufilèrent ensemble dans la chambre de Charles. Ce dernier dormait paisiblement, entouré de ses multiples peluches. Paul ordonna à la femme de se glisser près de lui dans le lit pour le prendre dans ses bras. Il gémit doucement mais apprécia la chaleur humaine. Ceci réglé, Paul actionna le passage secret qui s'ouvrit en un instant devant lui : le passage faisait arriver dans une armoire donnant sur le dressing de Tommy. Deux secondes plus tard, il se retrouvait dans une pièce sombre, mais remplit de chemises blanches et costumes trois pièces. Le sol en moquette était d'une aide incroyable quand il fallait traquer un intrus. Alors que Paul s'approchait de l'arche séparant le dressing de la chambre de Tommy, il entendit des gémissements étouffés accompagnés de bruits de peaux qui rebondissent l'une contre l'autre. Il y jeta un œil et sa respiration se coupa brutalement.
Thomas prenait en levrette la jeune femme de ménage qui était rentrée dans Paul à son arrivée. Elle émettait des petits gémissements alors qu'il lui attrapait les cheveux. Ils faisaient dos à la porte principale de la chambre qui s'ouvrit tout doucement. Une arme, puis un bras, puis enfin un homme à l'air féroce glissa à l'intérieur de la pièce, visant le dos de Tommy. En un coup, il pouvait abattre le leader des Peaky Blinders, et potentiellement détruire une famille entière. En conclusion, une guerre sans pitié serait déclenchée.
Paul n'attendit pas une seconde de plus, il tendit le bras pour pointer l'homme de son pistolet. Lorsqu'il manqua sa cible et que la femme de ménage hurla, Tommy tourna la tête, les yeux écarquillés. L'intrus tourna très vite la tête, décidemment surpris. Alors en une fraction de seconde, le jeune homme inspira un grand coup, se concentra pour ne pas tirer encore une fois à côté et la balle partit. Elle vint se loger pile dans le cœur de l'intrus qui tomba à genoux. La seconde d'après, il gisait au sol.
S'il devait raconter cette scène aux frères Shelby, Paul ne pourrait pas détailler les secondes qui suivirent. Il se rappelait vaguement l'explosion de colère de Tommy, les cris stridents de la femme qui se réfugia dans la salle de bain mais aussi le bourdonnement qui assaillit ses tympans. Il eut un haut le cœur et vomit sur le parquet ciré. Se tenant au mur pour ne pas tomber au sol, il ne cessait de se répéter « Je viens de tuer quelqu'un, je suis un monstre ». Il tremblait comme une feuille.
— Putain, c'était quoi ce bordel ? aboya Arthur en déboulant dans la chambre, John sur les talons.
La mare de sang à leur pied répondait à sa question.
— Tommy, c'est toi qui l'as tué ? demanda John, essoufflé d'avoir couru jusqu'ici.
— Non, c'est le putain de gamin, là, hurla l'intéressé en désignant Paul du regard. Il a failli manquer son coup, bordel.
Tommy avait mis un caleçon et faisait les cent pas dans la pièce. Il se passait trois fois par seconde la main dans les cheveux et allumait cigarette sur cigarette. Arthur avança vers Paul pour le remettre sur ses pieds.
— Bien joué, gamin. Tu as fait ton job, lui murmura-t-il en l'emmenant hors de la chambre.
— J'ai tué un mec...
— Et ce sera pas le dernier.
Il ne se rendit pas compte d'où l'emmenait Arthur. Il regardait John sans le voir, qui tirait le cadavre dans un coin. Son esprit était brouillé, il entendait à moitié ce qu'on lui disait. Il ne savait même pas s'il répondait aux questions qu'on lui posait. Il se laissait simplement porter, incapable de faire quoi que ce soit d'autre. Par contre, il sentit que les bras qui le portèrent furent remplacés par d'autres bras, moins costauds. Un geignement se fit entendre sous son poids, mais il continuait d'être emmené quelque part. Soudain, son corps fut balancé dans de l'eau gelée. Paul reprit instantanément ses esprits. Il se redressa et sortit la tête de l'eau. C'était Esmé qui se tenait debout devant lui. Elle venait de le balancer dans l'étang près des écuries. La lumière de la lune l'éclairait parfaitement. Elle avait les mains sur les hanches et observait Paul, la tête sur le côté.
— Ç'va mieux ? lança-t-elle, un sourire espiègle naissant sur son visage.
Paul acquiesça. L'eau qui perlait de ses cheveux à son cou lui fit secouer la tête.
— C'plus possible tes cheveux, va falloir que j'te les coupe.
Il savait qu'elle faisait diversion, mais il lui en était reconnaissant. Il en avait vu des films d'action où le sang giclait de tous les côtés. Il aimait énormément les films de Quentin Tarantino, d'ailleurs. Mais la fiction n'avait rien à voir avec la réalité. Il ne pouvait pas expliquer sa réaction, il avait toujours pensé qu'il serait inébranlable face à une situation pareille. Mais la façon dont le sang avait éclaboussé les murs l'avait ébranlé. Et surtout, il aurait souhaité un peu plus de reconnaissance de la part de Tommy pour lui avoir sauvé la vie.
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