Chapitre 6
Paul ouvrit difficilement les yeux. Il avait l'impression d'avoir une énorme gueule de bois, comme le lendemain de la soirée où il avait frappé Milo devant tout le monde. Sauf que cette fois-ci, chaque parcelle de son corps lui faisait mal. Rien que vouloir se frotter les yeux relevait de l'impossible, alors il abandonna cette idée. Il observa tout autour de lui, en prenant soin de ne pas bouger d'un millimètre. Il se trouvait dans une chambre spacieuse, une cheminée en face du lit où il se trouvait était alimentée par une grosse bûche, des rideaux épais ornaient des fenêtres infinies, laissant néanmoins la lumière du jour pénétrer dans toute la pièce. Paul n'était certainement pas dans une chambre d'hôpital, ou alors il ne s'y connaissait plus.
Une femme entra soudainement dans la chambre. Elle portait un plateau en argent rempli de pâtisseries ainsi que d'une théière fumante. Elle s'approcha du lit pour poser le plateau, lissa ensuite du plat de sa main la couverture qui gardait Paul au chaud et remarqua enfin que celui-ci l'observait.
— Vous êtes réveillé ! s'aperçut-elle dans un sursaut. Je vais tout de suite prévenir Monsieur.
Et elle fila en trottinant. Paul n'avait décidemment aucune idée d'où il se trouvait. Le silence reprit place dans la pièce, de sorte à ce que Paul pouvait entendre ce qu'il se passait de l'autre côté des fenêtres. Il distingua des chants d'oiseaux, le bruissement des feuilles, puis le martèlement au sol des sabots de chevaux. Il n'était plus à Birmingham, sûrement en campagne. Qui l'avait donc recueilli ? Plongé dans ses questionnements, le jeune homme ne se rendit même pas compte qu'un intrus, à peine plus grand que la table de chevet, venait de faire irruption dans la chambre.
— Mais... ? balbutia Paul en discernant le petit garçon qui sourit de toutes ses dents, du moins celles qu'il avait.
L'enfant s'approcha de lui en émettant des sons étranges pour le jeune homme. Des petits cris s'échappèrent de sa gorge mais Paul se basa sur le visage épanoui de l'être qui essayait désormais de grimper sur le lit. Dans une moue dégoûtée, il l'observait avec mépris. Il n'aimait pas les enfants. Il essayait de les fuir le plus possible. Mais celui-ci paraissait acceptable. L'enfant, décidément trop petit pour monter tout seul, s'arrêta d'un coup. Il observa avec ses grands yeux bleus ciel Paul, comme s'il lui demandait quelque chose. Ces yeux... Ils lui rappelaient quelqu'un. Malgré ses blessures, Paul s'avoua vaincu et dégagea son bras de la couette pour la tendre vers l'enfant. Celui-ci retrouva une mine enchantée et entreprit de nouveau sa montée, s'agrippant au bras de Paul, qui avait le visage défiguré par la douleur. Mais il ne voulait pas effrayer l'enfant, même si en temps normal il l'aurait fait avec une joie coupable. Une fois monté, l'enfant émit des petits cris de joie, moulina l'air avec ses bras puis bâilla soudainement.
— Toi aussi tu es fatigué ? lui demanda Paul.
Il s'étonna d'être attendri par un gosse qui n'était même pas le sien. L'enfant ne répondit rien, comme il pouvait s'y attendre, mais s'allongea en boule contre le corps de Paul, le bras de ce dernier l'entourant. Quelques instants plus tard, le calme envahit la pièce. Le jeune homme sentit son cœur se réchauffer, sans que ce soit grâce à la cheminée. Un battement de cil et il s'était déjà rendormi, mais il fut vite réveillé par des bruits de pas sonores dans le couloir, accompagnés d'une voix.
— Charles ! Putain, où est mon fils ? hurla la voix.
Paul et l'enfant firent en même temps la fameuse moue du réveil, accompagnée du grognement de quelqu'un qu'on dérange. Mais l'enfant redressa la tête et s'exprima par un son incompréhensible, ressemblant à une sorte de « Da' ». Les bruits de pas s'arrêtèrent immédiatement. Alors l'enfant répéta. C'est alors que la porte de la chambre fut violemment poussée. Thomas Shelby entra, regarda dans chaque recoin de la pièce en évitant le lit. Il était affolé, comme si quelqu'un lui avait enlevé son fils.
— Charles ? appela-t-il plus doucement.
— Il est là, sur le lit, répondit Paul d'une voix pâteuse.
L'homme tourna immédiatement la tête vers le jeune homme et son fils, qui lui fit coucou de la main. Il écarquilla les yeux, comme s'il ne pouvait pas croire ce qu'il voyait.
— Mais... Comment est-il entré ?
— Je ne sais pas, je me reposais et d'un coup il était là. Il a voulu monter sur le lit alors je l'ai aidé. Puis il s'est endormi.
Thomas avait la tête de celui qui ne comprenait pas un seul mot de ce qu'on lui disait. La bouche ouverte, il semblait réfléchir à ce qu'il pouvait répondre.
— Je suis désolé, je ne pensais pas qu'il n'avait pas le droit d'entrer, reprit Paul. Je lui aurai dit de partir si c'était le cas.
L'homme balaya l'excuse de Paul d'un geste de la main puis s'approcha du lit pour caresser les cheveux blonds de son fils. Ce dernier posa sa tête sur les genoux de son père et entama de nouveau sa sieste, non sans un soupir satisfait.
— Ce n'est rien, je sais qu'il est ici maintenant. C'est le principal.
Il marqua une pause, comme si quelque chose pesait sur son cœur.
— Je... En réalité, depuis la mort de sa mère, il est très renfermé sur lui-même. Et les visites d'invités ici sont très rares, y compris de la famille. Ça m'étonne qu'il soit venu vers un inconnu aussi spontanément.
— Je suis désolé... Pour votre femme je veux dire, répondit Paul après un long silence.
Thomas tourna la tête vers l'une des fenêtres. Il semblait pensif, attristé de revivre ces souvenirs douloureux qu'il essayait d'oublier depuis plusieurs mois déjà. Paul essaya de tout son être de ne pas l'observer, mais il n'avait pas récupéré assez de force pour écouter sa raison. Son cœur se pinça instantanément. Comment pouvait-il éprouver de l'empathie pour une personne qu'il ne connaissait absolument pas, au fond ? C'était le portrait craché de la personne qu'il aimait le plus au monde, oui. Mais l'homme à moins d'un mètre de lui dégageait quelque chose de tout à fait différent : sûr de lui, sans doute ignoble, tout sauf sensible, très ambitieux. Et malgré tout, Paul ne cessait de l'admirer. Tommy était beau, mais pas de celle banale, plutôt une beauté à couper le souffle. Et c'était littéralement le cas. Paul dut se rappeler qu'il devait respirer pour éviter l'asphyxie. Les deux hommes restèrent dans la même position durant plusieurs secondes. L'un observant les arbres dehors, l'autre dévorant des yeux celui qui observait les arbres. Puis tous les deux semblèrent reprendre conscience en même temps.
— Je voulais te remercier pour l'autre jour, lança Thomas après s'être raclé la gorge.
— Comment ça « l'autre jour » ?
— D'avoir protégé Finn, contre les Lee. Nous ne pensions pas que ces gitans irlandais enverraient vraiment quelques-uns des leurs à la recherche de notre jeune frère. Tu as fait du bon boulot.
Paul était perdu. Il était persuadé que ça s'était passé hier. Mais dans ce cas, combien de temps avait-il dormi ? Tommy l'observa, puis les traits de son visage semblèrent se détendre.
— Tu as dormi trois jours entiers, répondit-il, comme s'il avait lu dans les pensées de Paul.
Le jeune homme croisa son regard, et quelque chose se passa à travers lui. Paul eut une impression étrange, comme si leur deux existences s'accordaient sur un point, comme si elles décidaient de se lier. Il eut la sensation de voir leur vie défiler, mais ils apparaissaient l'un et l'autre dans chacun des souvenirs présents. Encore plus étrange, Tommy avait la même expression que celle qui se peignait sur le visage de Paul. Peut-être avait-il vu la même chose ? Que leurs vies étaient liées, que Paul n'était pas arrivé ici par erreur, qu'il avait une mission ici, à cette époque précise. Et s'il avait été projeté en 1919 justement pour protéger Thomas Shelby afin de se racheter ? Plus précisément de se racheter de ne pas avoir réussi à rendre heureux Milo comme il le méritait ? Paul en était désormais sûr, ce n'était pas un hasard s'il s'était fait renverser par cette voiture, ce soir-là. Ce n'était pas un miracle si cette femme avait accouru auprès de lui, non pas pour le sauver, mais pour lui faire traverser le portail. Ce n'était donc pas une vulgaire supercherie. C'était réel, il était bel et bien un siècle plus tôt.
Les deux hommes étaient toujours plongés dans le regard l'un de l'autre quand Arthur fit irruption dans la chambre. Paul détourna instantanément le regard et Thomas se mit à observer avec grand intérêt les cheveux soyeux de son fils.
— Ah le héros est enfin réveillé ! s'exclama Arthur avec un énorme sourire.
— Et dire que tu t'es évanoui comme une petite fille, ajouta John, amusé, en passant une tête dans l'encadrement de la porte.
Les deux frères se firent un clin d'œil et partirent dans un rire très sonore, ce qui eut pour effet d'arracher un sourire à Paul.
— Vous ne deviez pas arriver avant 14h, remarqua Thomas en consultant sa montre à gousset.
— Figure-toi que Billy Kimber est aussi arrivé, répondit Arthur qui venait de retrouver son sérieux.
Tommy se leva d'un coup et partit d'un pas sûr de la pièce, suivi d'Arthur. John, lui, s'approcha du lit.
— Alors comment tu te sens ?
— Mon égo a pris un coup, s'ils n'avaient pas eu ces flingues je leur aurais démonté la gueule.
John fut impressionné par le ton haineux de Paul, mais le prit à la légère.
— J'aimerai bien te voir à l'œuvre, mais je m'en fais pas pour ça. L'occasion va sûrement se représenter plus de fois qu'on ne le pense.
Devant l'air intrigué du jeune homme, il rit.
— Ben oui, reprit-il. Tu fais partie des nôtres à présent. By order of the Peaky Blinders, récita-t-il en bombant fièrement le torse.
Il fallut au moins deux semaines de repos et de soin pour remettre Paul sur pied. Tout ce temps il fut hébergé chez Thomas, rendant le petit Charles ravi. Ce dernier venait tous les jours le voir, et avait insisté auprès de son père pour faire visiter l'immense demeure à leur invité. Paul se souvint en partie pourquoi il n'aimait pas les enfants : ils couraient à longueur de journée, rien ne les fatiguait. Charles voulait toujours être avec lui, mais en même temps avec son père. C'est pourquoi il avait piqué une crise lors des premiers jours, lorsque Paul avait éprouvé le souhait de passer le temps des repas dans sa chambre : il ne voulait pas déranger le quotidien de Thomas et son fils. Il abusait déjà assez de leur hospitalité.
Aujourd'hui encore, il ne pleuvait pas : un miracle pour l'Angleterre et son temps habituellement brumeux. Paul enfila son manteau et entreprit de faire un tour dehors. Il profitait de la sieste imposée de Charles pour s'approcher davantage des écuries. Il savait que les chevaux pouvaient être dangereux pour un enfant de quatre ans et il voyait bien chaque regard de Thomas pour son fils : il était la chose la plus précieuse qui existait sur Terre à ses yeux. Mieux valait ne pas avoir à subir sa colère s'il arrivait quoi que ce soit à Charles, et Paul n'était pas suffisamment prêt pour prendre ce risque.
Il n'était pas encore entré qu'il sentait déjà l'odeur âcre du fumier de cheval émanant des écuries. Paul ne put s'empêcher de prendre une grande bouchée d'air « non contaminée » avant de franchir l'encadrement imposante de la bâtisse. Il déambula dans les allées en caressant le nez de chaque cheval qui daignait venir lui dire bonjour. Le jeune homme n'avait jamais eu peur des chevaux. Beaucoup de ses ex-copines faisaient de l'équitation, ça lui était arrivé plusieurs fois de les accompagner au centre équestre. Pendant leur cours, Paul avait appris à aimer se promener dans les écuries. Saluer chaque cheval était presque son rite quand il entrait dans un tel endroit.
Continuant de faire son tour, il arriva face à un cheval qui avait déjà sorti sa tête de son box. Il était gris pommelé, avait le regard franc. Amusé, Paul attrapa une carotte d'un sac posé par terre et la donna au cheval. Il en profita pour lui caresser la tête, pour l'observer. Il resta plus longtemps qu'avec les autres chevaux.
— Je vois que tu as déjà fait la connaissance de la demoiselle, déclara Thomas, planté en plein milieu de l'allée.
Paul fut surpris, il ne l'avait pas vu arriver.
— Heu oui, il... Enfin, elle est très belle.
— Elle s'appelle Graces Secret, en l'honneur de ma femme, commenta-t-il tout en s'approchant pour venir la caresser à son tour. Elle est destinée à gagner de grandes courses. J'en suis persuadé.
— Elle en a déjà gagné ?
— Pas encore, elle est encore à l'entraînement.
Le silence s'installa entre eux, même si dans des écuries, le silence ne règne jamais. Les deux hommes n'osaient pas se regarder franchement. C'était d'ailleurs le cas depuis le jour où Arthur les avait surpris, tous les deux plongés dans le regard de l'autre. Cette gêne contrariait Paul. Il voulait en savoir plus sur Thomas. Et il ne voulait pas rentrer chez Barry.
— A ce que je vois tu es presque totalement guéri, dit Thomas en remarquant néanmoins que Paul se tenait d'une main les côtes.
— Ce n'est plus que l'histoire de quelques jours désormais. Je repars dès que je le peux, promis.
Thomas s'adossa au box en souriant. Il s'alluma une cigarette. « Tu en veux une ? » proposa-t-il à Paul, qui refusa.
— Si ça n'avait tenu qu'à moi, tu serais reparti aujourd'hui, mais Charles demande à te voir chaque jour, plaisanta-t-il.
— Pour être honnête, c'est un enfant très agréable et bien élevé. Mais ma parole ne vaut sûrement pas grand-chose, n'aimant pas les enfants à la base.
Tommy eut l'air intrigué, mais il rit en expulsant la fumée de sa cigarette par le nez. Paul observait avec fascination la fumée, avant d'avoir furieusement envie de se frapper pour imaginer de telles choses.
— J'essaye de le rendre heureux, autant que je le peux.
Paul voulait lui frotter l'épaule, lui dire que ça irait, que son enfant surmonterait le deuil de sa mère. Mais d'où pouvait-il prétendre avoir le droit de faire tout ça ? Il n'était qu'un jeune adulte, qui avait uniquement connu une rupture, certes déchirante, dans sa vie. Il vivait confortablement, avait toujours eu ce qu'il voulait. Il était amoureux de Milo, mais il avait tout gâché et l'avait perdu. Il n'était attaché à rien ni personne, et encore moins à cette époque-là. Il était loin de pouvoir ressentir la douleur avec laquelle Thomas vivait. Pourtant, l'envie de le soulager de cette peine était bien présente.
Il attrapa alors une autre carotte et la glissa dans la poche de veste de Tommy. La jument lui renifla le dos avec grand intérêt, le poussa même avec son nez pour tenter d'attraper la carotte. Tommy pouffa puis donna l'objet du désir à sa jument, le sourire ne quittant plus son visage. Il détourna ensuite les yeux vers Paul. Les deux hommes se regardaient enfin ouvertement, et Paul crut lire dans les yeux du leader des Peaky Blinders un honnête et pur « merci ».
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