Chapitre 35
— Un whisky, comme d'habitude ?
— Je veux bien, oui.
Tommy était assis sur la large banquette en cuir tandis que Paul toquait à la trappe secrète. Ils s'étaient faufilés dans l'arrière-salle privée du Garrison, leur bar fétiche, par la porte arrière. Ils avaient besoin de décompresser en ayant accès à une grande cave. Ce n'était pas le choix le plus prudent qu'ils avaient pu prendre, mais le goût de la liberté était trop alléchant pour continuer à se tapir dans le noir.
Harry, le barman, ouvrit la cache et déposa deux verres ainsi qu'une bouteille de whisky haut de gamme sur la tablette en chêne.
— Ravi de vous revoir, Monsieur Paul ! lança-t-il après avoir accordé un signe de tête à Tommy. Monsieur John va vous rejoindre ?
— Il faudrait déjà qu'il se réveille et se détache tout seul, se gaussa le leader des Peaky Blinders.
Paul apporta les verres et la bouteille sur la table avant de rejoindre Tommy.
— On ne devrait pas aller leur donner un coup de main ? La plupart de tes hommes sont sûrement encore là-bas, et ils ne seront pas rentrés avant le coucher du soleil.
— Depuis quand tu es empathique ? Ça leur fera les pieds.
Le bouclé suivit Tommy dans son rire sonore. La sérénité planait dans cette pièce. Pour rien au monde ils ne voudraient la gâcher. Ils passèrent ainsi plusieurs heures à discuter, se raconter des ragots, débattre sur tout et n'importe quoi. Ils rattrapaient le temps perdu et ils en étaient ravis. La présence de l'autre, les regards échangés, la complicité naturelle qui les liait, toutes ces petites choses faisaient qu'ils ne voudraient plus jamais se séparer.
A midi, leur ventre commencèrent à gargouiller. Paul alla de nouveau ouvrir la trappe. En voulant attirer l'attention du barman, il entendit alors un homme hurler dans le bar. N'y prêtant pas attention au départ, il se rendit vite compte que l'atmosphère était tout sauf légère. Tommy posa une question au jeune homme, qui l'arrêta du geste de la main. « Il y a un trouble-fête dans la pièce principale » articula-t-il silencieusement. C'est alors que Harry s'approcha discrètement.
— Monsieur Shelby, quelqu'un vous demande, murmura-t-il. Il est armé.
Tommy voulut envoyer ses hommes, mais ils n'étaient pas encore rentrés.
— Il faut toujours tout faire soi-même, dit-il en soupirant. Paul, reste ici.
— Laisse-moi t'accompagner, juste pour couvrir tes arrières. Au cas où.
En réponse, il reçut d'abord un long silence.
— Une fois cette histoire réglée, rappelle-moi d'acheter un chien, reprit Tommy. Il sera indéniablement plus obéissant que les humains de mon entourage.
— Et tu l'appelleras comment ?
— Sûrement quelque chose comme « Paul ».
— Ah ? Ouaf.
Tommy rit, dévoilant des pattes d'oie au creux de ses yeux. Le jeune homme à ses côtés sentit son cœur fondre. Sa voix grave lui donnait un charme fou, mais c'était son rire qui faisait tomber les cœurs. Le bouclé allait insister pour l'accompagner, mais l'attitude de Tommy lui fit comprendre d'obéir. Paul haussa les épaules et se rassit. Dans quelques minutes, le Shelby aura renvoyé ce perturbateur et ils pourront retourner à leur conversation. Mais les secondes défilèrent, et la porte resta fermée.
Le jeune homme retourna à la trappe, l'ouvrit de nouveau et jeta un œil dans la salle principale. Le barman était tétanisé derrière son bar, tout comme les ouvriers assis aléatoirement dans la pièce. Tommy se tenait droit, les pieds bien ancrés dans le sol. A quelques mètres de lui, un homme semblait en colère. Son regard, composé d'un œil marron d'un côté et bleu de l'autre, trahissait de nombreuses émotions négatives. Merde, c'était Enzo, le bras droit et premier homme de main de Luca Changretta. Qu'est-ce qu'il faisait ici ? Etait-il seul ?
— Je savais que vous n'étiez pas mort, Luca ne voulait pas me croire. Je vais tout lui dévoiler, et cette fois-ci, vous irez en Enfer ! hurla Enzo.
— J'espère que vous avez conscience que vous ne ressortirez pas d'ici vivant, avertit Tommy.
Il avait retrouvé son visage sérieux, imperturbable. Rien ne faisait croire qu'il était impacté psychologiquement par la scène. Il était simplement prêt à attaquer. Comme s'il savait que Paul le regardait, il fit un signe discret avec sa main. Le langage des signes n'était pas la tasse de thé des deux compagnons, mais Paul comprit que Tommy lui ordonnait d'attendre encore un peu avant de se dévoiler.
Le bouclé se mit à fouiller ses poches. Il jura dans sa barbe lorsqu'il se rendit compte qu'il avait encore l'arme de Tommy sur lui. De plus, elle était vide. Cela voulait dire qu'ils étaient totalement désarmés. Le danger électrisa Paul dans tous ses membres. Il fallait qu'il trouve des flingues.
Il referma la trappe et se tourna vers les banquettes. Les Shelby laissaient forcément des armes et des munitions dans cette putain de pièce. Paul retourna les coussins, arracha les baguettes de bois qui liaient les canapés et renversa la table en chêne massif. Bordel, où était la cachette ? Puis, en mettant le pied sur une latte au sol, il entendit un grincement. Il s'immobilisa un instant avant de tomber à genoux et d'extirper la planche du parquet. Miraculeusement, il découvrit les multiples pistolets dans un caisson enfoui sous la fondation. Plusieurs boîtes de munitions les accompagnaient. Paul se saisit de deux armes et vérifia à la hâte si les chargeurs étaient remplis. Il se précipita ensuite devant la porte et l'entrouvrit délicatement.
Il s'autorisa à respirer lorsqu'il vit que Tommy n'avait pas bougé, tout comme Enzo. Cependant, la conversation entre les deux s'était dégradée. Paul ne pouvait pas voir l'expression qu'affichait Tommy, étant derrière lui, mais il vit clairement celle de l'italien. Ce dernier était prêt à en découdre, il avait la main sur son arme, encore rangée dans son étui. Il suffisait à Paul de viser Enzo avec son flingue et de laisser la balle partir. Peu importe qu'il soit traité de lâche en ayant tiré sans s'être montré.
Alors que Paul dirigeait le pistolet vers l'italien, il eut un mauvais pressentiment. Les sens en alerte, il laissa ses yeux vagabonder sur les autres hommes présents. Parmi eux, une femme trifouillait dans son sac. D'une main tremblante, elle sortit une arme à feu et la pointa discrètement vers Tommy. Paul n'aurait pas le temps et de tuer Enzo, et de protéger Tommy. Il fallait faire un choix. Maintenant.
La femme tira. Le cœur de Paul dégringola dans sa poitrine. Il se jeta sur Tommy et les deux hommes s'écrasèrent au sol. Le bouclé se releva en grimaçant, puis dégaina son pistolet et désarma Enzo en lui tirant dans le bras. Il se tourna ensuite vers la femme, qui était tétanisée. Elle l'observait avec des yeux ronds comme des soucoupes. Le souffle coupé, elle ne savait plus quoi faire.
— Tu vas bien ? demanda à la hâte Tommy.
— Donne l'ordre ! rugit Paul.
Il braqua tour à tour l'italien et cette putain d'inconsciente. Il allait leur faire regretter d'être nés.
Tommy se releva à son tour, époussetant sa veste.
— Par ordre des Peaky Blinders, tue-les.
Comme pour ponctuer sa sommation, Paul appuya sur la détente. Les corps des deux intrus rejoignirent le sol et ne tardèrent pas à baigner dans une mare de sang. La suite s'enchaîna très vite. Les ouvriers se mirent à hurler d'effroi, tout en se précipitant vers la sortie. Les sirènes de la police retentirent et les voix des flics formèrent un brouhaha. Tommy jeta un œil à Paul : il était temps de partir.
Sans un regard derrière eux, les deux compagnons quittèrent le bar et coururent dans les rues désertes de la ville. Leur cœur était si léger, ils étaient invincibles. Peu importe les retournements de situation et les futures catastrophes, ils y feraient face ensemble. Or, dans leur course, Paul se sentit anormalement faible. Au milieu d'une ruelle, à l'abri des rayons du soleil, il s'arrêta pour reprendre son souffle.
— Merde. Tom', appela-t-il d'une voix vacillante.
L'intéressé se retourna immédiatement, alerte. Il n'était pas habitué au ton employé par le jeune homme, lui qui était d'habitude si insouciant et totalement détaché de la situation. Lorsqu'il s'approcha, Paul retira la main qu'il avait plaquée contre son flanc gauche. Elle était maculée d'un liquide visqueux et rougeâtre. Sans attendre, Tommy l'aida à s'asseoir contre le mur le plus proche et arracha sans retenue son veston puis sa chemise. Ils étaient trempés de sang, tout comme son abdomen.
— Merde, répéta Tommy.
Son souffle devint irrégulier tandis qu'il appuyait sur le trou formé par la balle. Le sang coulait en trop grande quantité. Il fallait agir au plus vite.
— Passe ton bras au-dessus de mon épaule, je vais t'emmener à l'hôpital le plus proche, ordonna-t-il. Ils devraient pouvoir faire quelque chose.
Il enroulait déjà le torse de Paul de son bras libre, mais le jeune homme rassembla ses forces et le repoussa. Fermant les yeux, il gémit de douleur.
— Toi... Toi qui es si lucide habituellement. Tu ne comprends pas ?
La douleur lancinante le prenait aux tripes. Des gouttes de sueur perlèrent sur ses tempes. Il avait conscience qu'il n'en avait plus pour très longtemps. Tommy se releva alors brutalement. Un hurlement à déchirer le cœur sortit de sa gorge tandis qu'il frappa le mur de son poing. Ce dernier ne trembla pas, Tommy non plus.
— Quand tu auras ton chien. Que tu l'auras appelé Paul. Que tu voudras jouer avec lui dans le jardin. Rappelle-toi de ne pas lui lancer de balle. Il la prendrait en plein ventre.
— Ce n'est vraiment pas drôle ! Putain, Paul. Tu m'avais promis de rester à mes côtés jusqu'à ma mort !
Cette promesse faite le soir de son anniversaire, Paul s'en rappelait comme si c'était hier. Il avait eu du mal à la respecter, mais il l'avait honorée jusqu'au bout.
— Je t'ai protégé. C'est tout ce qui compte.
— Tu pourras encore me protéger ! Laisse-moi te sauver comme tu l'as fait pour moi.
Paul cracha un filet de sang. Il avait du mal à garder les yeux ouverts plus d'une seconde. Tommy ravala immédiatement sa haine avant de venir s'accroupir auprès du jeune homme, qui déglutissait avec difficulté.
— Comment tu te sens ?
— Je veux que ça s'arrête, murmura Paul.
Plongé dans son regard, Tommy devinait la Mort arriver. Le visage désormais blême du bouclé se voilait peu à peu. Sa respiration se faisait davantage hachée. Il pensait qu'il apercevrait la fameuse lueur au bout du tunnel. Pourtant, il ne voyait que les yeux de Tommy, ravagés par le chagrin. Ils étaient dénués de leur bleu naturel, le gris ayant accaparé tout l'espace.
— Achève-moi. Je t'en supplie.
Tommy fronça les sourcils. Ils avaient encore tant de choses à accomplir ensemble. L'idée de perdre Paul lui était insupportable. L'ayant déjà vécu une fois, il s'était promis de tout faire pour l'éviter. Mais il ne savait pas ce que le jeune homme endurait. Il n'avait pas les boyaux qui déversaient leur contenu dans son abdomen. Il n'était pas trempé de son propre sang, qui avait décidé de se vider dans sa totalité. Il n'avait pas son cerveau qui observait, bouché bé, tous les voyants rouges de chaque organe s'allumer. Non, il était persuadé qu'il y avait encore quelque chose à sauver.
— Depuis que je t'ai rencontré, je t'ai dédié ma vie. Alors je veux que ce soit toi. Toi qui me l'enlèves.
Comme pour assimiler ces paroles, Tommy ferma les yeux. En face de lui, Paul tentait tant bien que mal de sourire. Il était plus facile de quitter quelqu'un, que d'être quitté.
— Que vaudra donc la mienne, si tu n'en fais plus partie ?
— Au moins, je t'aurai aimé jusqu'à mon dernier souffle.
De sa main, Tommy attrapa le menton de Paul et posa précipitamment ses lèvres sur les siennes. Ce dernier baiser était d'une telle douceur, qu'il apaisa le jeune homme le temps de quelques secondes. Il avait le goût d'un au revoir promettant de nouvelles aventures.
A contre-cœur, Tommy sortit son revolver de sa poche et pointa le canon contre la tempe de Paul. La souffrance qu'il subissait allait enfin s'envoler. Le Shelby posa alors son autre main sur le cœur du jeune homme et il sentit l'émotion le gagner. Son univers tout entier était sur le point de s'écrouler. Mais il se battrait jusqu'à la fin, pour que le sacrifice de Paul ne soit pas vain. Ses yeux se remplirent de larmes tandis que le bouclé ouvrait la bouche, pour la dernière fois.
— Ne m'oublie pas, Tom'.
Dans un sanglot, Tommy ferma les yeux et s'apprêta à appuyer. C'est alors que May apparut au détour d'une ruelle. Elle sprintait, les mains en l'air. Ses cheveux détachés volaient derrière elle.
— Non ! Arrêtez !
Paul gémit de nouveau, ce qui eut pour effet de tordre l'estomac de son amant. Ce dernier se sentit regagné par l'espoir alors que la jeune femme approchait. Elle allait les aider, oui !
— Ecartez-vous, lança-t-elle en repoussant Tommy.
L'homme fronça les sourcils. Il ne voulait pas s'éloigner de Paul, il voulait rester auprès de lui et faire tout ce qui était en son pouvoir pour le sauver. May s'évertua à faire ouvrir les yeux au bouclé.
— Ça devient une habitude chez lui, cracha-t-elle.
— Allez-vous l'aider, oui ou non ?
— Dites-lui au revoir. Maintenant.
Tommy écarquilla les yeux. Comment ça, lui dire au revoir ? Si elle comptait l'emmener avec elle et le faire disparaître dans la nature, il n'en était pas question.
— Dépêchez-vous ! insista-t-elle. Nous n'avons plus beaucoup de temps.
Son cœur palpitait dans sa poitrine, elle était tout aussi stressée. Elle chercha quelque chose dans son sac tandis qu'elle laissa la place au Shelby. Celui-ci prit la main de Paul dans la sienne. Il n'était pas prêt, mais son cœur prit les devant.
— Paul, si tu m'entends encore, sache que je n'ai jamais aimé quelqu'un comme je t'aime aujourd'hui. Tu as ce don de transformer les mauvaises herbes en jolies fleurs. Tu m'as transformé. Je n'étais qu'une sale vermine avant ton arrivée. Rien ne comptait pour moi à part les bénéfices. Puis, tu es apparu. Depuis, je me sens revivre. Je veux passer le reste de ma vie avec toi.
Paul sombrait dans l'inconscience, alors Tommy se pressa.
— Je t'en supplie, ne me laisse pas. Paul, bordel, j'étais si près de toi que j'ai froid près des autres.
— Allez, ça suffit, conclut May. Paul, petit bout de chou, il est temps de rentrer.
Un cercle d'océan en furie et de tempête s'ouvrit alors. May entreprit de porter le bouclé au travers. Tommy, ébloui par l'intense lumière et le vent qui s'en dégagea, paniqua.
— Où il va, j'irai aussi !
— Non, vous restez ici. Il s'en sortira.
May et Paul traversèrent le portail, sous les yeux ahuri de Tommy. Juste avant que le portail ne se referme, il dégaina son arme et tira en direction de la sorcière, en vain. La seconde d'après, il se retrouva seul. Seul dans la ruelle, seul dans son cœur. A genoux dans la boue, il ne retint pas plus longtemps ses sanglots.
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