Chapitre 32



            « Retourner en 2020, sérieux ? ». Il était minuit passé. Paul n'avait pas quitté son poste, assis sur son lit, à fixer la Lune. La mine défigurée par le tracas, il voulait finalement fuir. Les autres options étaient mission suicide. Dès demain, les italiens reviendraient à la charge pour lui demander s'il avait réfléchi à un plan. Ils le tanneraient chaque jour jusqu'à l'assassinat du leader des Peaky Blinders. Et si Paul osait se montrer fainéant ou traînant de la patte, les étrangers n'hésiteraient pas à s'en prendre à Finn ou pire, à Esmé.

     Alors quoi, il allait fuir ? C'était complètement con. Il ne voulait pas qu'Esmé soit un dommage collatéral, mais il ne voulait pas agir non plus ? S'il arrivait à quitter cette époque, rien ne lui garantissait qu'elle n'allait pas se faire buter dans le futur. « Peut-être, mais je ne serai pas là pour le voir » murmura Paul en soupirant. Etre égoïste n'avait jamais tué personne. Il fallait parfois agir dans son propre intérêt, oublier les autres, se concentrer sur sa petite personne.

     La douce sensation de retrouver son narcissisme, bien enfoui depuis sa rencontre avec Tommy, le fit frissonner. Qu'est-ce que ça lui avait manqué de ne plus se soucier des autres et de leur bien-être. Paul dût reconnaître que cette ville avait quelque chose de magique. En moins d'un an passé ici, elle l'avait transformé du tout au tout. Lui qui avait toujours été autolâtre, mufle, individualiste et tous les défauts les plus épouvantables possibles, il était désormais devenu une personne presque empathique, loyale et courageuse. Pas la peine de mentionner l'impulsivité, la soif de violence et son audace. Elles avaient toujours été là et le seront toujours. En clair, il avait failli devenir une bonne personne. Le comble ! Il fallait à tout prix revenir dans le droit chemin, ce qui impliquait de se barrer d'ici le plus vite possible.

     Paul ferma les yeux un instant. Comment faire ? Par où commencer ? Le temps lui était compté. Il n'avait plus le luxe des premiers jours, ni celui d'apprendre la théorie. Non, il fallait directement passer à la pratique. Polly, dans ses délires de spiritisme, se référait souvent aux dons des chinois et leurs méthodes radicales. C'était vers eux qu'il fallait se tourner.

— Le quartier chinois ! s'exclama Paul en rouvrant les yeux.

     Il attrapa les clés de sa nouvelle voiture et fonça dans l'arrière-cour. D'après ses calculs, il devrait avoir une dizaine de minutes de route. A cette heure-ci, il n'y avait pas un chat dans les rues et la circulation devrait être agréable. Peut-être serait-il suivi par des italiens, mais il trouverait une excuse à son excursion nocturne, comme toujours.

     Il sut qu'il approchait de la destination lorsque les lampes rougeâtres suspendues sur les devantures des bâtiments se multipliaient. Paul s'attendait à passer une énorme pancarte avec « China Town » inscrit dessus, mais il n'en était rien. Et pas besoin d'avertissement pour savoir que le quartier avait changé de culture. Tout se passait dans l'ambiance générale. Une odeur puissante d'algues et de mystère planait. C'était comme si quelqu'un avait su transformer le secret, la tension et l'obscurité en une potion magique. Paul pouvait les sentir s'engouffrer dans ses narines et venir aplatir le fond de son estomac. Il était bien arrivé.

     Il mit un pied à terre et se sentit immédiatement observé. Cette désagréable sensation s'était transformée en une désagréable habitude au fil des jours. Il était tout le temps observé. Des fois, assis sur les toilettes, il jetait des regards autour de lui. On ne sait jamais, peut-être que les murs contenaient des caméras... ?

     Du mouvement attira son attention sur sa gauche. Il discerna une silhouette, qui tressaillit puis s'enfonça dans la pénombre. Sans réfléchir, Paul se lança à sa poursuite.

— Attends ! beugla-t-il en traversant un couloir lugubre.

     L'individu était petit, sûrement un enfant. Il se faufilait entre les draps étendus sur des cordes à linge de fortune, entre les bâtiments rongés par le temps et les violences humaines, entre les meubles laissés à l'abandon contre les murs.

— Je ne vais pas te tuer, bon sang !

     Paul s'essoufflait. Il devait se remettre au sport pour garder la forme. Des rires résonnèrent, de partout et de nulle part à la fois. « Diaboliques, ces chinois » pesta le jeune homme. Il ne demandait pas la mer à boire, simplement des réponses et des solutions. Il avait déjà tant donné à ce monde, c'était l'heure de recevoir des récompenses.

     Une porte s'ouvrit alors lentement. Elle avait l'air prête à se refermer à tout moment, alors Paul la traversa d'un bond. Il guetta autour de lui, dans l'obscurité, mais rien ne vint. Il fut presque déçu quand la flamme d'une bougie s'alluma et commença à tanguer sous l'effet d'une respiration. Une vieille femme était assise, les mains posées sur une table ronde recouverte d'une nappe de soie. Elle souriait, révélant une mâchoire édentée. Dans son regard brillait une énergie surnaturelle. Enfin, c'est ce que Paul pensait apercevoir, puisqu'il ne distinguait pas en réalité si elle fermait les yeux ou non. Son racisme aussi revenait, ça faisait du bien de se sentir soi-même à nouveau. C'était sûrement un bon présage. S'il retrouvait tous ses défauts favoris, alors il approchait du but.

— Assis-toi, ordonna la vieille femme.

— Bah... Bonsoir d'abord ? répondit Paul d'un ton dédaigneux.

     Il ne reçut aucune réaction, il était ignoré. Blessé dans son orgueil, il obéit et prit place. La chaise le démangeait au postérieur, le faisant gigoter sans cesse.

— Reste calme ! Les esprits n'aiment pas les impatients.

— Mais non mais cette chaise...

— La ferme !

     Paul écarquilla les yeux. L'ancienne avait plus de mordant que n'importe quel clebs de cette foutue ville. Elle plut immédiatement au jeune homme. Un tas de cartes datant de Mathusalem fit alors son apparition près de la bougie. La femme ne perdit pas une minute et attrapa le paquet afin de le mélanger. Très vite, elle disposa les cartes devant elle. D'un geste de la main, elle invita Paul à en choisir une.

— Je peux choisir celle que je veux ?

— N'importe laquelle.

— N'importe laquelle ? répéta-t-il.

     Il valait mieux être prudent et bien comprendre ce qu'elle lui demandait. Il en jouait de son avenir. La vieille leva les yeux au ciel et la chaise de Paul se mit irrémédiablement à trembler. Dans la précipitation, le bouclé posa l'index sur une carte, « n'importe laquelle ». Le silence reprit sa place et Paul fut de nouveau invité à choisir deux autres cartes. Il s'exécuta, choisit au pif puis attendit. Les cartes retournées, la femme les étudia intensément. Des petits grognements s'échappèrent de sa bouche. Paul ne savait pas si elle était perplexe ou satisfaite.

— Je vois... commença-t-elle.

     Elle se gratta le menton de ses doigts égratignés par la pauvreté.

— Oui... ?

— Je vois quelqu'un...

— Super, j'en ai rien à faire de votre vie sexuelle.

     Elle lui jeta un regard si noir que la flamme de la bougie trembla de plus belle. Une aura glaciale s'empara de Paul, qui décida de se murer dans le silence. Les chinois ne sont vraiment pas drôles...

— Quelqu'un que tu cherches depuis longtemps. Quelqu'un qui apportera des réponses à toutes tes questions. Quelqu'un qui saura te guider vers la lumière et sauver ton âme.

— Oui ! Donnez-moi son nom !

     L'engouement de Paul effraya la femme, qui se recroquevilla un peu plus sur elle-même.

— Le nom n'est pas marqué sur les cartes, mais dans ta tête et dans ton cœur.

— Hein ?

     Le jeune homme était déboussolé. Alors comme ça, il connaissait la personne qui l'avait sauvé cette nuit-là ?

— Ne cherche pas loin. La solution se trouve sous ton nez, depuis le début.

     La vieille femme ne faisait que parler en devinette. Les mediums ne pouvaient pas être clairs, pour une fois ?

     Une brunette entra dans la pièce faiblement éclairée, traînant un balai de paille derrière elle. En levant les yeux, elle se rendit compte qu'elle n'était pas seule.

— Mère-grand, je t'avais dit de ne plus accueillir de monde à une heure si tardive...

     La jeune femme portait du rouge à lèvre et Paul la regardait froncer ses sourcils fins. Il pencha la tête sur le côté, persuadée de l'avoir déjà vue quelque part. Elle n'avait pas l'air d'une chinoise, plutôt d'un mélange entre un blanc et un asiatique.

— May, il a besoin de nous.

     L'ancienne rassemblait ses cartes tandis que sa petite-fille portait son attention sur l'intrus. Les traits de son visage se tendirent aussitôt tandis que le jeune homme se répétait en boucle son prénom dans la tête. « May ». il avait un jour rencontré une May. A une soirée, oui c'est ça. Plongé dans ses réflexions, il ne remarqua pas que la vieille femme venait de partir. Ou alors s'était-elle évaporée ?

— May... Je vous connais, n'est-ce pas ? demanda Paul.

     Il était penché en avant sur sa chaise. Si c'était bien celle qu'il pensait, alors elle était à la soirée de Milo. C'était à l'occasion du vernissage de Milo. Cette fameuse soirée où il s'empiffrait de petits fours et qu'une femme était venue le déranger. Cette désastreuse soirée où les deux hommes avaient failli rompre. Elle pourrait alors être celle qui l'avait empêché de mourir à cause de l'accident de voiture. Elle serait donc comme son ange gardien ? Ou alors une pure psychopathe ?

— J'étais sûre que vous ne m'oublierez pas, lança-t-elle, un large sourire étirant ses lèvres rouges.

     Un million de questions se bousculèrent dans la tête de Paul. Il devait se dépêcher de les lui poser avant que le soleil ne se lève, avant que les italiens ne viennent le chercher. Elle devait l'aider, tout de suite. Sa vie en dépendait.

— Vous devez m'aider à repartir d'où je viens !

     Il implorait presque May. Il savait qu'elle lisait du désespoir dans son regard, mais il n'en avait rien à faire d'être ridicule. Elle était sa dernière chance à lui, son dernier espoir. Pourtant, elle épousseta simplement son tablier.

— Vous, vous n'avez pas écouté mère-grand.

     Elle tourna les talons et disparut dans l'encadrement de la porte.

— Non ! hurla Paul en se jetant une nouvelle fois à sa poursuite.

     Il ne pouvait pas la laisser s'échapper. Mais à quoi jouait-elle ? On ne lui avait pas appris à aider son prochain, celle-là ? Ce n'était pourtant pas compliqué : elle rouvrait son portail temporel à la noix et faisait rentrer Paul en 2020. Voilà, aussi simple que ça.

— May ! Nom de Dieu, revenez !

     Il courait sans savoir où il allait. Ce n'était pas le même chemin que la première fois. Il s'enfonçait davantage dans le quartier chinois, davantage dans les méandres indéchiffrables de cette sorcellerie divinatrice. Le destin s'amusait bien trop avec sa misérable existence, mais Paul ne lâcherait pas le morceau. Il se battrait jusqu'au bout.

— Faites-moi rentrer chez moi ! Ne me laissez pas mourir ici !

     Il s'époumonait, continuant sa course folle. Peu importe qu'il réveille tout le quartier. Il s'était rabaissé à demander de l'aide, alors on allait la lui donner.

      Soudain, au loin, il aperçut quelque chose bouger. Il accéléra encore, ce qu'il pensait pourtant impossible. Dans le noir complet de la nuit, il mettait les pieds sur un sol inconnu, sans trop savoir ce qui adviendrait de lui. Il savait juste qu'il devait courir.

     C'est alors qu'il percuta de plein fouet quelqu'un. Paul s'écrasa au sol dans un geignement. Ce qui l'avait fauché, en revanche, se tenait droit debout. Un homme bâti comme une armoire à glace s'inclina vers lui. Il l'étudia un instant puis releva les yeux.

— Et lui, on le tue ? marmonna-t-il.

     Derrière Paul, se tenait un autre homme. Celui-ci fit un pas et un rayon de lune rencontra son visage.

— Non, c'est celui qu'on cherchait, répondit Tommy avec un sourire satisfait.

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