Chapitre 29



            Anastasie ouvrit la porte de sa chambre. Elle était encore plus « femme fatale » qu'à son habitude avec ses talons toujours plus hauts, ses cheveux davantage bouclés, le noir sur ses paupières assombrissant son regard. Même sa robe de soie semblait avoir rétréci son propre corps. Elle jouait avec son écharpe de plume tout en dévoilant ses dents blanches à Paul. Il était là, sur le seuil de la porte, un bouquet de roses rouges à la main.

     Se réfugier dans ses bras, c'était la seule chose qu'il arrivait à tenir depuis son retour de prison. Ce n'était pas un acte de générosité de lui offrir des cadeaux, simplement un moyen pour qu'elle ne pose pas de questions sur sa vie privée. Ces roses-là, il les avait achetées au fleuriste du coin. Il aurait pu choisir des iris, des tulipes ou autre. Mais son choix s'était porté sur les fleurs à prix bradé, et en partie fanées.

— Quel beau bouquet ! s'extasia-t-elle.

     D'une main, Anastasie s'empara du bouquet que lui tendait Paul. De l'autre, elle attrapa le col du jeune homme et l'attira à l'intérieur de la pièce.

— Tu sais si on m'a suivi ? s'enquit-il.

— Pourquoi tu me poses cette question à chaque fois ? Non, personne ne te suivait dans la rue.

     Il soupira de soulagement tout en posant sa veste sur le dossier d'une chaise. Plus les jours passaient, plus il se sentait épié. C'était comme si les murs avaient des yeux, et qu'ils le suivaient partout dans la ville. Paul gardait toujours sur lui son revolver, au cas où. Il aurait aimé pouvoir porter un gilet par balle, mais ceux-ci n'étaient pas encore commercialisés à cette époque.

     Il n'était pas particulièrement effrayé. Avoir échappé autant de fois à la mort relevait du miracle, mais s'il pouvait grappiller encore des secondes de vie par ci et par là, il ne dirait pas non. Sa vie n'était pas celle d'un conte de fée, non. Il y aurait pas mal de choses qu'il aimerait changer, oui. Mais le destin l'avait posé là, et il tâcherait de lui faire honneur.

— Allez déshabille-toi, lança Anastasie en se léchant les lèvres.

— Tu n'attends que ça, en fait.

      Paul lui sourit en retour. Elle avait beau se dire « détachée », il savait très bien qu'elle en voulait toujours plus. Elle ne cessait de complimenter son corps, de le couvrir de baisers. Elle rechignait toujours quand le soleil se levait, signe que Paul devait rentrer chez lui. Chaque soir, elle l'accueillait comme un roi, s'assurant qu'il ne manquait de rien. Si Paul était capable d'aimer à nouveau quelqu'un d'autre, il était sûr qu'elle ferait la guerre aux autres pour être l'heureuse élue.

— Tu aimes que je te le dise, je le vois.

      Le jeune homme s'exécuta, puis s'allongea sur le matelas rebondissant. Les mains ramenées sous sa nuque, il observa la prostituée se dévêtir à son tour. Mais elle ne se précipita pas, au contraire. Sa sensualité avait le don de faire monter le désir. Et elle savait que ça marchait, vu la réaction corporelle de Paul.

     Puis, lorsque le bouclé se mordit les lèvres, elle lui grimpa dessus. C'était sa position préférée, puisqu'elle pouvait tout contrôler. Si l'homme devenait violent, il lui suffisait de lui attacher les poignets à la tête de lit. Si elle fatiguait, c'était à l'homme de prendre le relai. Comme à chaque fois, Paul la laissait faire. C'était son job après tout. Il ne la payait pas pour qu'elle fasse l'étoile de mer.

     Il ferma les yeux pendant qu'elle se mouvait sur son bassin. Le mal-être qui le prenait aux tripes, la colère qui lui donnait des maux de tête, le chagrin qui lui picotait le cœur, tous ces sentiments se rassemblaient en une seule et même boule avant d'être chiffonnée et balancée par la fenêtre. C'était comme ça que Paul voyait ce qu'il partageait avec Anastasie. Du sexe, oui, mais surtout une forme libératrice des émotions qui l'empêchaient d'avancer. C'était peut-être pour ça aussi qu'il appréciait sa compagnie. Elle lui permettait de tout mettre de côté, le temps de quelques heures. Et c'est tout ce qu'il recherchait en ce moment.

     Cette fois-ci, Anastasie avait décidé de lui attacher les poignets aux barreaux du lit. Elle voulait « essayer autre chose », d'après ses dires. Elle lui banda même les yeux, ce qui ne le fit pas douter une seconde. Paul savait qu'elle pouvait être assez spéciale, alors il ne broncha pas. Même s'il aimait voir qui le chevauchait, il se mit à penser qu'en ne voyant rien, il ressentirait davantage le plaisir de la chair. Après tout, on disait des aveugles que, privés de la vue, leurs autres sens étaient démultipliés.

— Ne t'arrête pas, murmura-t-il alors qu'il sentait l'orgasme arriver.

     Etrangement, elle ne répondit pas. Elle ne gémissait même plus. Petit à petit, elle ralentit le mouvement, puis se pencha en avant. Paul tendit l'oreille alors qu'Anastasie fouillait dans le tiroir de sa table de chevet.

— Qu'est-ce que tu fais ? Putain Anastasie.

— Ferme-la.

— Pardon ?

     Le ton de la jeune femme était tranchant, elle semblait concentrée et tendue. Ses fins doigts parcoururent le torse en sueur du bouclé et s'arrêtèrent à l'endroit où battait son cœur.

— Allez, continue, sinon je vais débander.

     Paul remua la tête pour tenter d'enlever le bandeau qui lui cachait la vue, mais rien n'y fit. Il ne se sentait pas en danger, mais aurait aimé voir ce qu'il se passait. Il n'aurait qu'à balancer un grand coup de bassin pour faire tomber Anastasie, or il était persuadé qu'elle ne le trahirait jamais. Alors pourquoi elle agissait comme ça ? Qu'est-ce qui lui prenait ?

— Je comptais te donner une prime ce soir, tu sais, lâcha-t-il. Reprends là où tu t'es arrêtée et je ferai comme s'il ne s'était rien passé.

     Ça ne l'amusait plus du tout à présent. Au-dessus de lui, la prostituée était immobile, son souffle à peine audible. Paul sentait toujours ses doigts sur son cœur, mais elle semblait hésiter.

— Anastasie !

— Je te prie de me pardonner...

— Pour quoi ?

— Pour ça.

      Et avant qu'il ne se passe quelque chose, la porte s'ouvrit avec fracas et Anastasie hurla. Il y eut un coup de feu tandis que le corps sur Paul tressaillit. La seconde d'après, le jeune homme reçut des gouttes sur son torse et son visage tout en entendant le haut du corps d'Anastasie s'affaler près de lui. Des bruits de pas tout autour lui indiquèrent qu'il n'était désormais plus seul avec Anastasie.

— J'imagine que vous avez conscience d'intervenir en plein milieu d'un moment crucial ? lança-t-il de manière nonchalante.

     Sans plus attendre, quelqu'un retira le bandeau des yeux de Paul. Tout autour de lui, une dizaine d'hommes en costume noir le fusillait du regard. Sur lui gisait le corps désormais sans vie de la prostituée rousse, sa cervelle ayant giclé sur le mur.

— Nom de Dieu ! s'exclama Paul. Quel carnage.

     Du coin de l'œil, il remarqua un large poignard dans la main d'Anastasie. Un homme à la moustache soignée fit un pas en avant.

— Comme vous pouvez le constater, nous avions missionné cette... Femme pour vous tuer, informa-t-il.

     Il arborait un long nez qu'il était impossible de cacher sous son chapeau Fedora en feutre noir. De premier abord, il pourrait paraître sympathique mais son accent italien le rendait difficilement sérieux.

— Nous vous surveillons depuis quelques temps. Nous connaissons tout de vous.

     Paul grimaça tandis que l'homme parlait. Un gangster qui roulait les « r », c'était comme être un pilote de grand prix et caler avec sa Ferrari : tout sauf crédible.

— Tout ça pour un autographe. De nos jours, les groupies ne savent plus quoi faire pour attirer l'attention de leur idole, répondit Paul avec sarcasme.

     Sans crier gare, l'homme pointa son revolver en direction du jeune homme.

— Ecoutez-moi bien, monsieur. L'heure n'est pas à la plaisanterie. Ceci n'est pas une menace en l'air.

— A qui ai-je affaire ? Vous avez tué ma compagnie, vous me laissez baigner dans son sang et dans une position peu flatteuse. Détachez-moi, qu'on discute entre hommes.

     L'homme le plus près de Paul se tourna vers son chef, qui serra les mâchoires. Il sortit de sa poche un cure-dent avant de le positionner sur sa langue. Puis, d'un signe de tête, il autorisa ses hommes à libérer Paul.

— Je me nomme Luca Changretta, dit-il solennellement.

     C'est à ce moment-là que Paul réalisa à qui il avait affaire. Ce nom, Changretta, il l'avait beaucoup entendu quand il était avec les Peaky Blinders. Et il se rappela vivement l'enfer qu'ils avaient fait vivre aux membres de la famille Changretta. Pour autant, Paul demeura impassible. Il se frotta les poignets après s'être dégagé du corps allongé sur lui.

— La vengeance que vous avez déclenchée ne me concerne plus. Je ne suis plus en contact avec les Shelby. Laissez-moi hors de tout ça.

     Il se leva, contourna les hommes de Changretta pour récupérer ses affaires et les enfiler, malgré le sang qui lui collait à la peau. Luca, quant à lui, le gardait en joue.

— Vous avez contribué à la mise à tabac de mon frère, à réduire en poussière nos biens immobiliers ainsi qu'au meurtre de mon père. Et vous croyez que vous allez vous en sortir comme ça ?

     Paul soupira. Il avait conscience de tout ce qu'il avait fait, des tords qu'il avait causés. Mais il voulait passer à autre chose, effacer l'ardoise et reprendre à zéro. Il avait réussi à évincer les Peaky Blinders de son avenir et c'était déjà assez dur de vivre sans Tommy pour qu'il ait encore des comptes à rendre à qui que ce soit. Qu'on le laisse tranquille à présent !

— Ecoutez, Changretta. Je comprends la colère qui vous anime, et j'en suis sincèrement désolé. Mais comme vous, j'ai été dupé par les Shelby. Ils m'ont envoyé à la potence pour effacer tous leurs crimes. Laissez-moi partir et je promets de ne pas être un obstacle à votre vendetta.

     Dans la pièce, ils éclatèrent tous de rire, Luca y compris. Paul était encerclé, il n'avait aucune chance de s'échapper. Autant la jouer diplomate et essayer de les attendrir.

— La vie n'est pas aussi simple que ça, lâcha Luca en reprenant son sérieux.

     Il attrapa une chaise et s'assit dessus, tout en invitant Paul à faire de même.

— Comme je vous l'ai dit, nous savons tout de vous, y compris du lien qui vous unit à Thomas Shelby.

— Ce lien n'existe plus, désormais, cracha Paul.

     Ce nom lui évoquait trop de souvenirs douloureux pour permettre à un inconnu de le prononcer de façon si légère. Paul ne voulait plus en entendre parler, il ne voulait plus souffrir. Luca se mit inévitablement à sourire. Il savait qu'il venait de toucher la corde sensible.

— Vous reconnaissez donc que, quoi qu'il puisse arriver à Monsieur Shelby, ça ne vous affectera pas ?

— Pas le moins du monde.

     Luca parut satisfait, mais ses hommes pointèrent tous de nouveau leur arme sur Paul.

— Dans ce cas, vous allez nous aider à le piéger et le tuer.

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