Chapitre 28
Paul se racla la gorge. Il avait beau penser être en train de rêver, le papier rêche sous ses doigts le ramenait sans cesse à la réalité. Cette lettre qui contenait le dessin d'une main noire annonçait des jours sombres. Le jeune homme déchira le papier et laissa les confettis lui glisser entre les doigts. Sa tête pesait trop lourd pour qu'il la tienne droite, l'odeur de poussière lui grattait le nez. Pourquoi ne pouvait-il pas être tranquille un instant ?
Esmé était restée debout, près de la fenêtre. Elle s'était tue lorsque Paul s'était affalé sur le canapé. Son cœur qui tambourinait sous sa peau et qui faisait trembler le tissu sur sa poitrine était le seul détail qui trahissait son anxiété. Elle était terrorisée, oui. Que ce soit pour John, pour Paul ou encore pour ses propres enfants, elle n'arrivait plus à dormir. Quand la lumière s'éteignait, que les bruits cessaient, elle entendait alors des hurlements qui déchiraient la quiétude de la nuit. Elle distinguait l'agonie de ceux qu'elle aimait, elle humait la poudre des revolvers encore brûlants. C'était comme si elle vivait l'avenir, en avance sur tous les autres.
— Donc j'te répète ma question : t'as r'contacté Tommy ?
— Je reste sur mes positions, malgré toutes les conséquences que ça va engendrer.
Elle soupira, levant les yeux au ciel.
— T'vraiment qu'un con.
Avant que Paul ne puisse répondre, Esmé attrapa son manteau posé sur le bras du canapé et déguerpit. Elle était elle-même une tête de mule, elle savait bien que Paul ne changerait pas d'avis dans les secondes à venir. Puis, elle avait besoin de respirer.
Après le claquement de la porte d'entrée, l'appartement replongea dans le silence. Paul n'osait pas bouger, et de toute façon il ne savait pas quoi faire. Devait-il retourner vers les Shelby, vers Tommy ? Devait-il lui pardonner encore une fois ? Il secoua la tête. Non, ce qu'il avait vécu, c'était trop. A force d'encaisser, on finissait par s'oublier. Et Paul ne voulait plus encaisser.
L'amertume était telle qu'il ne pouvait pas s'empêcher de froncer les sourcils. Il voulut alors se changer les idées. Il commença par prendre une douche, afin d'entamer cette nouvelle journée, aussi solitaire s'annonçait-elle. Mais au lieu de sortir, de prendre l'air, de se promener dans les beaux quartiers de la ville, il se réfugia dans sa chambre. Laissant les volets fermés, il s'acclimata à la chaleur irrespirable de l'endroit et laissa son esprit divaguer des heures durant.
Il vécut les jours suivant comme les derniers de sa vie, s'attendant à se faire tuer en pleine rue. Il errait entre son appartement et celui de la prostituée aux cheveux de feu, Anastasie. Il lui disait à chaque fois « A demain », sans même savoir s'il verrait le prochain lever de soleil. La sensation d'être suivi dans les ruelles se faisait de plus en plus présente. Il avait beau se retourner furtivement, il ne voyait jamais personne. Soit son esprit lui jouait des tours, soit ses jours étaient véritablement comptés. Pour autant, il ne contacta pas les Shelby. Esmé ne revint pas non plus vers lui, mais peut-être était-ce mieux ainsi. Après tous leurs efforts pour éloigner Paul de leur vie, ce dernier leur offrait enfin ce qu'ils souhaitaient. En disparaissant du jour au lendemain, pour de bon cette fois, ils pourront l'oublier plus facilement et se concentrer sur les menaces qui pesaient sur eux. Qu'ils gardent leurs problèmes, après tout. Paul avait les siens et il n'avait jamais demandé d'aide.
Puis, un matin, alors que le bouclé rentrait chez lui après une nuit remplie de gémissements et de sueur partagée avec Anastasie, il distingua des chuchotements affolés. D'habitude, Paul n'y prêtait pas attention. Les ragots de la ville ne l'intéressaient pas. Mais cette fois-ci, il saisit les mots « Arthur Shelby » et « hôpital » dans la bouche d'une femme aux mains gantées.
Discrètement, il se rapprocha d'elle et de celle qui l'accompagnait. Il tendit l'oreille.
— Mais tu dis n'importe quoi ! murmura la plus petite des deux.
— Non, je te jure ! Il s'est fait attaquer l'autre nuit. Personne ne sait qui a fait ça, mais apparemment il est très mal en point.
— Vous savez où il est hospitalisé ? demanda alors Paul.
Les deux femmes le dévisagèrent de leurs yeux globuleux. L'une d'elle se couvrit la bouche de son éventail en plume.
— Alors ? s'impatienta-t-il devant les airs déconcertés de ses interlocutrices.
Lorsque celles-ci reprirent l'usage de la parole, elles lui indiquèrent l'endroit : l'hôpital du sud de la ville. Paul s'empressa de s'y rendre, après être allé chercher sa voiture. Il savait très bien que c'était risqué de s'approcher d'Arthur sans croiser Tommy, mais il ne pouvait pas s'empêcher de venir le voir. Il voulait au moins s'assurer qu'il s'en sortirait. Puis, à six heures du matin, Arthur ne devrait pas avoir de visiteurs.
En un temps record, Paul se retrouva devant l'hôpital. Les rues pavés qui l'entouraient faisaient croire à un labyrinthe tellement elles se ressemblaient. Depuis son arrivée à Birmingham, le jeune homme trouvait que les noms des rues se confondaient. Il lui était alors apparu évidemment de se promener avec une carte de la ville. Mais même avec elle, Paul parvenait parfois à se perdre.
Il s'engouffra dans le bâtiment au mur de pierres puis demanda à l'accueil où il pouvait trouver la chambre d'Arthur Shelby. Une jeune femme assise derrière le secrétaire, s'amusant à enrouler une mèche de cheveu autour de son annulaire, l'observa d'abord de haut en bas. Son regard interdit n'impressionna pas Paul, qui insista en élevant la voix. Elle lui donna les directives pour se rendre dans la chambre 352A avant de se retourner pour discuter avec un collègue. Escaladant les marches quatre à quatre, le bouclé se retrouva vite devant une porte à moitié vitrée. Il inspira un grand coup, fit abstraction de l'odeur aseptisée de l'endroit puis s'apprêta à toquer.
— Vous pouvez entrer, il est prêt pour les soins, lança un homme à l'intérieur de la pièce.
Ce n'était pas Arthur, qui se contenta de grogner. Non, c'était Tommy. Et cette mélodie grave, délicieuse, désastreuse, parvint aux oreilles de Paul. Il se plaqua immédiatement contre le mur puis se couvrit la bouche d'une main, priant pour que Tommy reste au chevet de son frère. Il entendit un bruit de couinement sur le linoléum blanc de l'hôpital. Il sut que c'était ses chaussures, il sut qu'il s'approchait de la porte.
— Je suis là ! déclara une infirmière sortie de nulle part.
Elle revêtait la tenue blanche typique des infirmières de l'époque mais l'air farceur qui s'emparait de son visage lui donnait l'air d'une adolescente. Elle fit un clin d'œil à Paul tout en passant la porte, qui se referma derrière elle. Le jeune homme s'autorisa à souffler, profitant du répit que lui offrait la vie, jusqu'à ce qu'il entende Tommy.
— Je vous laisse lui faire ses pansements, je vais faire un tour.
Les yeux écarquillés, Paul regarda tout autour de lui afin de trouver une cachette. Il ne voulait absolument pas croiser Tommy, ne sachant pas comment il réagirait. Il était remonté contre lui, il ne voulait pas que ses gestes dépassent sa pensée. Ses yeux se posèrent sur un placard à balais, dans lequel il se précipita. Désormais dans le noir, il rentra les épaules pour se faufiler entre une serpillère et un balai de paille. L'endroit était si étroit, qu'une deuxième personne serait de trop. Paul retint sa respiration en entendant la porte de la chambre s'ouvrir. Il entendit des bruits de pas, puis le silence complet. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, ses mains plaquées contre les murs tremblaient. « Pitié, que Tommy s'en aille » songea-t-il.
— Je sais que tu es là, murmura Tommy.
Paul déglutit. Ça faisait mal de l'entendre, mal de se souvenir de ce qu'ils avaient vécu ensemble, mal de réaliser que Tommy l'avait trahi de sang-froid.
— Je sens ton odeur, elle m'avait manquée.
Un long silence lui répondit, Paul se refusait à lâcher prise. Il faisait ça pour eux deux. Leur relation ne mènerait à rien, il fallait y mettre un terme le plus tôt possible.
— Tu manques à Charles. Il te réclame chaque soir. S'il te plaît, reviens.
Sa voix se brisa, rendant la tâche de Paul bien plus dure. Il avait envie de frapper du poing les murs l'entourant. Il avait l'impression de s'étouffer, peut-être était-ce aussi dû au manque d'espace et d'oxygène ?
— Tu... Tu me manques, lâcha enfin Tommy.
Un autre silence. Paul se mordit la lèvre à s'en faire saigner. Il se tiendrait à ce qu'il se répétait depuis des jours. Il n'ouvrirait pas ce placard. Un soupir, un froissement de vêtements, le couinement des semelles sur le sol. Et un ultime silence. Tommy venait de partir. Paul put enfin respirer et sortir de sa cachette. Aveuglé par la lumière, il manqua de renverser l'infirmière qui était venue changer les bandages d'Arthur. Il l'entendit pouffer.
— Je peux savoir ce qui vous fait rire ? lâcha-t-il, les yeux mi ouverts.
— Un simple « merci de m'avoir couvert tout à l'heure » aurait suffi, vous savez.
Elle ne se départit pas de son sourire. Ses yeux marron cachaient un cerveau qui marchait à toute vitesse. Elle était curieuse. Elle voulait savoir ce qui arrivait à ces deux hommes, pourquoi le jeune bouclé s'était caché, pourquoi le plus âgé semblait le chercher. C'était le moment le plus intéressant de sa journée, alors elle ne voulait pas en perdre une miette.
— M-merci, bafouilla Paul.
Il était gêné de l'intérêt que lui portait cette jeune infirmière. Elle n'était décidemment pas prête à partir, puisqu'elle fit semblant de ranger les serviettes ensanglantées et les compresses usagées sur son chariot. En réalité, elle observait sous toutes les coutures Paul. Il avait l'air mal en point, ravagé par la fatigue mais sûrement aussi par autre chose. Les cernes violets sous ses yeux faisaient écho au creux de ses joues. Le col de sa chemise était bien trop large pour son cou, ses mains blanches pouvaient se confondre avec les murs. Puis son regard. Même un sourire ne parviendrait pas à rallumer la flamme qui dansait autrefois dans ses pupilles. L'infirmière se surprit à le confondre avec tous les autres blessés de guerre. Ils avaient tous ce même regard, dénué de vitalité et de passion. Elle devinait que le jeune homme en face d'elle glissait sur une pente qui consommait toujours un peu plus sa fougue.
— Et sinon... Comment va Arthur ?
— Il va s'en sortir, avec quelques semaines de repos. Sa famille a dit qu'il s'était fait attaquer par des italiens. Les... Zut, le nom ne me revient plus.
Elle fronça les sourcils en fixant un point invisible dans le plafond.
— Les Changretta ? supposa Paul.
— Oui ! C'est ça !
— Est-ce que sa famille a parlé de vendetta ?
— Exactement. Vous faites partie de la famille ?
Paul se gratta l'arrière du front. C'était dur de résister à la tentation. Mais il devait se faire à l'idée. Les Shelby devaient faire partie de son passé, et non plus de son futur.
— Non. Merci pour vos informations, et... pour m'avoir couvert.
Le jeune homme tourna les talons et se dirigea vers la sortie. Il pressa le pas, la tête rentrée dans les épaules. Le sort serait encore une fois de son côté en lui faisant éviter la route de Tommy. Il le fallait. Jetant des regards furtifs tout autour de lui, il rasait les murs et avait l'impression de voir sa silhouette partout. C'était comme s'il sentait sa présence dans chaque recoin du bâtiment, comme s'il était poursuivi par son ombre.
Puis, il posa un pied sur les pavés de la route et s'enfonça dans les ruelles de la ville. Il avait réussi, et maintenant il devait se cacher. Les italiens étaient en ville, ils avaient commencé leur vengeance. Pour avoir atteint Arthur, ils étaient plus forts que prévu. Heureusement, l'aîné des Shelby s'en sortirait. Maintenant aux autres de se protéger. Paul n'avait aucun doute que Tommy voudrait riposter. Il ne laisserait personne s'attaquer à sa famille en se laissant faire. John non plus ne resterait pas silencieux. La haine qu'ils recevaient, ils s'assuraient toujours de la rendre de manière démultipliée. Ça marchait comme ça avec eux, la violence engendrait la violence. Le point final n'était écrit qu'au moment où la totalité du camp ennemi était réduit à néant. Il n'y avait pas de place pour la pitié, jamais. Et Paul n'en aurait pas non plus en ce qui concernait les trahisons.
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