Chapitre 26
Tous dans la pièce baissèrent les yeux sur leurs mains ou sur leurs chaussures. On aurait pu les assimiler à une bande de gosses se faisant engueuler par la maîtresse au retour de la récréation, cependant les enjeux ici étaient incomparables. Tommy se leva de sa chaise pour se poster devant la fenêtre, les doigts croisés dans le dos. Dehors, le vent venait de se lever et de gros nuages noirs annonçaient une soirée orageuse.
- Et parfois, il y a des conséquences contrariantes, reprit-il. Hier, j'ai appris que le chef de la police de Birmingham comptait déposer un mandat d'arrêt contre toi Arthur, pour meurtre, sédition et complicité d'attentat.
Sur son siège, les bras ballants, l'intéressé n'en revenait pas. Sa poitrine se levait et s'abaissait à une vitesse folle tandis qu'il cherchait ses mots.
- John, pour meurtre et complicité d'attentat. Polly, pour complicité d'attentat.
Tommy continuait de parler malgré les protestations des membres de sa famille. Tous tombaient des nues, Paul y comprit. Ce dernier fronçait les sourcils. « C'est quoi ce putain de bordel ? » pensa-t-il. Quelque chose se brisa à l'intérieur de lui lorsqu'il entendit son prénom dans la bouche de Tommy.
- Paul, pour le meurtre de Hugues.
- Putain Tommy, tu délires ? s'exclama John en frappant le poing sur le bureau.
- Ceux qu'on a trahis hier soir veulent notre peau, répondit plus fort Tommy pour se faire écouter. Ils contrôlent la police, les juges, les prisons.
Se prenant la tête dans les mains, Paul se recroquevillait sur son siège. La prison ? Lui ? Non, ce n'était pas possible. Il ne pouvait s'agir que d'une caméra cachée.
- Mon propre frère ! hurla Arthur, le visage déformé par la douleur de la trahison.
- Ecoutez-moi ! J'ai négocié un accord.
- Ils vont nous fusiller ! répliqua quand même John.
- J'ai tout arrangé. Paul prend tout pour vous.
Tommy regardait uniquement ses frères, ne pouvant se résoudre à affronter le regard chamboulé du jeune homme.
- Un mandat d'arrêt pour tous ces crimes a été délivré uniquement contre lui. En contrepartie, nous témoignons contre eux.
- Attends t'as quoi ? rugit Esmé.
John, Arthur et Polly restaient sans voix, tiraillés entre le soulagement de ne pas être en état d'arrestation par la police, la colère de la trahison de Tommy et la tristesse pour Paul. Ils restaient debout, incapables d'arrêter de faire les cent pas, incapables de faire le tri dans le brouillard de questions qui tournoyaient dans leur tête. A côté d'eux, la femme de John bouillonnait et repliait déjà les manches de sa robe sous ses coudes. Elle était prête à en découdre avec Tommy. Comment osait-il traiter Paul de la sorte ? Elle connaissait les sentiments du jeune homme envers Tommy, elle avait surpris les regards, les effleurements d'épaule, les respirations qui s'accordaient. Elle était de plus en plus persuadée que ces sentiments étaient partagés. Désormais, elle avait un énorme doute.
- J'ai tout arrangé. Faites-vous petits quelques temps et ce sera bon. Quant à toi, ajouta Tommy en se tournant enfin vers le principal intéressé, ne résiste pas à la police.
A ces mots, des mains frappèrent à la porte d'entrée. Paul sut qu'ils étaient déjà là pour lui. Il savait qu'il n'aurait pas une minute de répit, qu'il devrait les suivre de force. Il ne savait même pas ce qu'il adviendrait de lui. Peut-être allait-il mourir, ou finir ses jours en prison.
- Putain mais tu te fous de ma gueule ? rugit Paul en sortant enfin de sa torpeur.
- Laisse-toi emmener sans rien dire.
- Quel enculé, j'y crois pas !
Il avait envie de tout casser. Il avait la désagréable impression d'étouffer, alors il déboutonna à la hâte son col. En face de lui, Tommy tentait de le calmer en posant ses mains sur ses épaules.
- Fais-moi confiance.
- Casse-toi connard ! répliqua-t-il en propulsant son front en avant.
Un instant plus tard, Tommy tituba puis releva la tête, le nez déjà en sang. Les membres de la famille Shelby quittèrent la pièce dans la précipitation, John suppliant Esmé d'arrêter de vociférer contre Tommy. Paul les suivit mais fut réceptionné par les policiers, qui le plaquèrent contre un mur pour lui passer les menottes. Il se débattait comme un diable, tentant de les frapper pour qu'ils le laissent s'enfuir. Mais rien n'y faisait, ils étaient trop nombreux.
- Je reviendrai, Tommy, et je te démolirai ! hurla Paul pour être sûr d'être entendu.
Apparaissant dans l'encadrement de la porte de son bureau, le Shelby le regardait cracher sur le policier qui le menaçait avec sa matraque.
- Tu te prends pour qui putain ? Tu n'es pas Dieu ! brailla Paul en l'apercevant.
- Je ne suis pas Dieu non, pas encore, murmura en retour l'homme aux épaules voûtées par la fatigue.
Quelques instants plus tard, Paul fut embarqué dans un des fourgons de la police. Entouré de ces hommes en uniforme, il réalisait peu à peu ce qui allait lui arriver. Et il en voulait à la Terre entière. Il ne méritait pas ça, non. Il avait tout fait pour cette putain de famille. Il les avait aidés, les avait sauvés. Voilà comment il était traité en retour. Les ricanements des policiers qui l'encerclaient lui faisaient serrer impulsivement les mâchoires. Alors que le manoir disparaissait derrière eux, Paul se jura de ne plus jamais s'attacher à des gens. Cette promesse, il se l'était déjà faite, après que Milo ait décidé de rompre avec lui. A ce moment-là il était au plus mal, mais comme on dit : mieux vaut être seul que mal accompagné.
Perdu dans ses pensées remplies de haine et de remords, à son grand dam toutes tournées vers Tommy, Paul ne vit pas la route passer, ni les portails blindés de la prison s'ouvrir. On le força à baisser la tête alors qu'on le traînait hors du véhicule, puis on le bouscula jusque dans une cellule miteuse et humide. Le jeune homme éprouva cependant un énorme soulagement en se rendant compte qu'il était seul dans cette pièce étroite. Et ainsi, les heures passèrent, tout comme les jours. Il observait la nuit tomber puis le jour se lever, incessamment. Pour ne pas perdre le fil, il marquait d'un trait le mur avec ses ongles. Ses journées se ressemblaient toutes, commençaient toutes de la même manière comme elles se finissaient. Elles étaient rythmées par les cris de certains fous de l'aile Est de la prison, par les pendaisons des voleurs en fin de matinée et par les fusillades des hommes ayant commis des crimes assez conséquents pour devoir gaspiller des balles. Chaque jour, à l'heure de l'unique repas de la journée, les gardes répétaient à Paul la sentence qui lui serait réservée pour ses crimes. Et chaque jour, Paul tentait de leur sauter à la gorge pour les étrangler. Chacune de ses tentatives échouèrent, mais au moins ça leur retirait leurs sourires hautains.
Malgré ces interactions quotidiennes, Paul se sentait terriblement seul. Broyant du noir, il faisait le point sur sa vie et se rendait compte qu'il n'avait rien accompli. Il n'était pas connu, ne le serait jamais. Il n'était pas aimé de tous, il mourra seul. Son cœur se serra à l'idée de ne plus jamais avoir l'opportunité, la chance, d'être aux côtés de la famille extraordinaire des Shelby.
Puis le fameux jour arriva. L'ambiance lugubre de la prison ne changea pas, pourtant Paul avait davantage de mal à respirer. Il observait silencieusement les vingt-huit marques du mur sans réussir à toutes les compter, avant de se perdre dans ses pensées. Tommy lui avait dit de lui faire confiance, comment se faisait-il qu'il allait perdre la vie dans les prochaines heures ? Peut-être avait-il simplement voulu protéger sa famille, quitte à risquer la vie d'un jeune homme tombé de nulle part. Mais bien sûr, c'était la seule réponse logique. Paul n'avait été qu'un pauvre pion dans une partie d'échec qu'il ne comprendrait jamais. Il était arrivé au mauvais endroit, au mauvais moment.
- Debout salopard. On t'emmène faire la rencontre de tes dernières copines, lança un garde en ouvrant brusquement la porte.
Son collègue ricana de sa métaphore sur les balles qui allaient ôter la vie de Paul. Ce dernier, lui, ne bougea pas d'un pouce.
- Je n'ai pas le droit à un dernier repas ?
- Qui c'est qui ramasse tes boyaux après ? Pas toi, alors on va pas te donner à bouffer, du con.
Le jeune homme se laissa emmener. Sur le chemin, il profita de l'air frais, des frissons que le vent lui provoquait, des nuages épars qui volaient dans le ciel. C'étaient ces derniers instants de vie et il comptait les vivre pleinement. Il souriait bêtement tellement il était dépassé par la tournure que prenait sa vie.
- Tommy tu me le paieras, murmura-t-il sans cesser de sourire.
- Ta gueule, répliqua un garde.
Leurs pas les emmenèrent sur une large place recouverte de pavés. En son centre, un simple poteau en bois faisait office de cible, cerné par plusieurs hommes qui préparaient leurs armes. Au sol, on apercevait des traces rougeâtres qu'on avait définitivement tenté de nettoyer, en vain. Paul se sentit un peu intimidé mais décida de garder son air effarouché. Il dévisagea un à un les tireurs tandis que les gardes le ligotaient au poteau. Un homme vêtu d'un uniforme officiel déplia une feuille et récita le mandat d'arrêt ainsi que la peine qui sera appliquée : la fusillade. Pendant ce temps, un garde lui bandait les yeux et l'autre lui dessinait sur la poitrine une croix à la craie, en plein sur le cœur. Le jeune homme n'écouta rien du discours, au contraire.
- Bon on ne va pas y passer toute la journée, si ? lâcha-t-il en interrompant l'homme, qui arbora alors une mine contrariée.
D'un signe de tête, un autre homme ouvrit la bouche.
- Gaaaardes, en joue ! ordonna-t-il.
D'un seul homme, les tireurs visèrent Paul, leur bras ne tremblant pas d'un millimètre. Ils étaient prêts, ce n'était pas leur première fois et ils ne rateraient pas leur cible. Face à eux, Paul gigotait. Il voulait en finir, mais à la fois il trouvait que ça allait trop vite.
- Putain Tommy, susurra-t-il en levant le menton vers le ciel.
Depuis leur rencontre et jusqu'à son dernier souffle, il n'aura donc jamais cessé de penser à cet homme. Lui qui aurait dû le laisser de marbre, lui qui aurait dû le dégouter, voilà que Paul ne pouvait plus se défaire de lui. C'était trop tard. Trop de choses s'étaient passées entre eux, bien qu'il aurait aimé qu'elles aillent plus loin encore. C'était donc ça, ce sentiment qui bouillonnait en lui dès qu'il l'apercevait, ce sentiment qui l'empêchait de se concentrer dès que ces yeux bleus électrique se posaient sur lui. Putain de merde, Paul était amoureux. Les félicitations s'imposaient. Qui aurait un jour pensé que Milo puisse se faire éclipser par cet enfoiré de Tommy ? Personne. Et encore moins Paul lui-même.
Les cliquetis des armes indiquèrent que les tireurs commençaient à s'impatienter. Ils voulaient appuyer sur les gâchettes, laisser le coup partir et observer le corps du condamné se suspendre aux cordes qui l'entouraient. L'homme qui allait donner l'ordre ouvrit la bouche, le bras en l'air prêt à s'abaisser comme la sentence.
- Attendez ! hurla un homme qui accourait vers le peloton. Libérez ce prisonnier, ordre du Premier Ministre !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top