Chapitre 24
Assis sur le tapis, les jambes repliées sous lui, Paul tenait compagnie à Charles qui était complètement absorbé par ses jouets en bois. Entre la petite voiture beige, l'avion noir et les chevaux blancs, le petit garçon ne savait plus où donner de la tête. Il n'avait pas l'air traumatisé par les jours passés, c'était sûrement mieux comme ça. A côté de lui cependant, Paul était totalement distrait. Passant sa main sur le tapis persan dans un sens puis dans l'autre, inlassablement il revivait les dernières 24 heures. Le regard perdu dans le vide, le visage défiguré de Hugues lui martelait l'esprit dès qu'il avait le malheur de cligner des yeux. Il faisait en sorte de bloquer ses émotions, de penser à autre chose. Mais rien n'y faisait.
Soudain, il entendit comme des martèlements sur le sol. On aurait dit une personne qui courait dans le couloir. Or dans ce manoir personne ne courait, à part les employés qui faisaient toujours en sorte d'être discrets. Alors Paul guetta l'entrée de la chambre dont la porte était ouverte. Rapidement, Tommy apparut. Il se jeta à genou sur le tapis tout en attrapant son fils pour le serrer contre lui. « Tu es vivant » souffla-t-il. Sa respiration indiquait qu'il luttait pour contenir ses émotions lui aussi, partagé entre la peur lancinante qui lui avait pris les tripes et le soulagement extrême. Il fermait les yeux, tentant en vain d'empêcher les larmes de passer au travers de ses paupières. A cette vue, le cœur de Paul se compressa. La fatigue ne l'aida pas à enfouir l'empathie qu'il ressentait en ce moment. Il ne voulait pas céder, alors il ferma les yeux à son tour et bascula la tête en avant, espérant se contrôler.
- Je ne te remercierai jamais assez, lui murmura Tommy.
Sa voix brisée enfonçait le jeune homme, qui dut lutter davantage. Ressentir la douleur du leader des Peaky Blinders lui écrasait la poitrine, mais il pouvait encore tenir. Puis la main chaude de Tommy se posa sur sa nuque et l'attira à lui, contre son épaule. Paul n'opposa aucune résistance, suivant le mouvement. Ils restèrent ainsi, endurant la souffrance en silence pour mieux repartir ensuite, pour afficher des visages apaisés devant les autres. Ils luttaient, ensemble.
- J'ai vu le corps avant qu'il ne soit brûlé, reprit Tommy sans bouger mais avec une voix davantage maîtrisée.
- Tu as donc vu que j'étais un monstre.
Paul n'avait pas le cran de poser son regard dans le sien. Il avait honte de lui, honte de n'avoir pas su simplement planter une balle dans le crâne du chrétien. Il avait laissé sa colère prendre le dessus, comme à son habitude. Mais dans ce monde-ci, les conséquences étaient bien plus dévastatrices.
- Si tu es un monstre, que suis-je donc ?
Le jeune homme releva brusquement la tête, manquant d'heurter le nez de Tommy. Ils plongèrent instantanément dans les yeux l'un de l'autre, tandis que Charles étirait son bras pour attraper son cheval de bois. Paul aurait aimé savoir ce que l'homme en face de lui pensait, ce qu'il n'exprimait pas à voix haute mais qui s'affrontait dans son regard. Esmé débarqua alors dans la pièce, les deux hommes s'écartèrent immédiatement.
- Heu... Paul j'viens t'chercher pour t'couper les ch'veux.
- Ça peut pas attendre demain ?
Il fixait ses mains égratignées, trop de questions bourdonnaient dans sa tête.
- Non, c'est c'soir qu'il y a la fête. Tu t'rappelles hein ? J'te l'ai dit en plus.
Esmé se tenait droite, les mains sur les hanches. Elle fronçait les sourcils, elle avait bien remarqué que Paul était à l'ouest aujourd'hui. Mais elle avait besoin de faire la fête. Les emmerdes étaient enfin finies.
- Merde la soirée, murmura Paul pour lui-même tout en levant les yeux au ciel.
- Tu peux emmener ton copain, si tu le souhaites, ajouta Tommy.
Il faisait semblant de jouer avec son fils, mais aux regards furtifs qu'il lui jetait, Paul savait que ce n'était pas une question désintéressée.
- T'as un copain !? s'insurgea la gitane. Et tu m'l'as m'me pas dit !
- Non, c'est... Plus compliqué que ça. Je t'expliquerai Esmé, je te le promets.
- Okay. J't'attends dans le salon, m'fais pas attendre.
Elle tourna les talons aussitôt dit, laissant derrière elle le silence retomber. De nouveau les yeux dans le vide, Paul réfléchissait vite à des réponses cohérentes. Depuis sa dernière coupe de cheveux, ses boucles avaient pris leur indépendance, tombant sans se priver devant ses yeux. Il aimait plutôt bien, ça lui permettait d'observer Tommy sans être trop indiscret.
- Et moi, tu m'expliqueras quand ?
- Tu m'emmerdes.
Oui, Paul n'avait pas trouvé d'excuse. Mais au moins il l'assumait.
- Tu as vraiment un copain, au moins ?
- Lâche-moi putain, rétorqua Paul.
Il se leva brusquement, le regard fuyant et quitta la pièce sans attendre, sous les yeux brûlant de Tommy. Non, il ne cèderait pas. Ni aujourd'hui, ni demain. Il devait ça à Milo, mais il le devait aussi à Tommy. Ce dernier méritait davantage qu'un pauvre mec débarquant de nulle part et n'ayant aucune famille. Il méritait une personne qui sache l'aimer entièrement, une personne qui ne faisait pas tout foirer dès que les choses allaient parfaitement bien.
Il était garé depuis plusieurs minutes déjà, la lune éclairant parfaitement la rue. Même avec les vitres fermées, Paul entendait la musique tanner de l'intérieur de la maison de Polly. Clairement, les voisins n'allaient pas dormir cette nuit. Aux éclats de rire, Paul devinait que la maison devait être pleine à craquer. C'était le genre de soirées où tout le monde voulait être, bien que le jeune homme n'en voie pas l'intérêt. Il était fatigué, il voulait retrouver son lit, être seul. Mais Esmé comptait sur lui, elle s'était appliquée à lui raser les côtés du crâne, appliquant même un produit spécial sur ses boucles. « Tu vas être le plus beau ce soir ! » s'était-elle exclamée, sans entendre la réponse renfrognée de Paul : « Pas besoin de plaire à tout le monde, une seule personne suffira ». Il l'avait même laissée choisir son costume, alors que c'était son job à lui de choisir pour les autres. Or elle était tellement rayonnante. Elle était la seule personne qu'il arrivait à rendre heureuse, sans compter Charles. Rendre heureux un gamin c'est comme trouver de l'alcool chez Tommy, il n'y a rien de plus facile.
Paul vida la flasque qu'il avait conservée dans sa poche interne, puis s'essuya la bouche du revers de la main. Sa vision se floutait déjà, il n'était décidemment pas dans son état normal. Mais au moins il ne sentait plus de douleur dans son bras ou dans sa cuisse. Ouvrant difficilement la portière de la voiture, il s'extirpa du véhicule et se rendit dans la maison. Une bouffée de chaleur lui sauta au visage quand il ouvrit la porte. A l'intérieur, l'anarchie régnait. Entre l'épais nuage de fumée qui s'était emparé du plafond, les femmes qui secouaient leurs cheveux brillants et les rires gras d'hommes qui se racontaient des blagues salaces, Paul ne savaient plus où donner de la tête. Il décida sans réfléchir de s'enfoncer dans la masse grouillante pour tenter de croiser un visage familier. La sensation d'être coincé entre tous ses corps suants lui donnait la nausée, il aurait aimé savoir voler à ce moment-là. Quand enfin il réussit à rejoindre l'escalier, il voulut esquiver un couple qui s'embrassait à pleine bouche. Puis il se rendit compte qu'il s'agissait de Tommy et d'une parfaite inconnue. Il resta là, quelques secondes à les regarder, pour comprendre ce qu'il se passait. La confusion et la rancœur s'emparèrent de lui. Il attrapa alors le verre rempli d'une femme qui passait par là et le déversa allègrement sur le dos de l'inconnue. Elle s'écarta brusquement de Tommy et se retourna vers Paul pour l'insulter de tous les noms. Elle finit par s'enfuir dans les toilettes. Les deux hommes se jaugèrent avec provocation.
- Tu n'as rien trouvé de mieux ?
- Je te protège des mauvaises fréquentations, rien de plus.
Paul tourna les talons et se dirigea vers la cuisine, ravi de sa répartie. Il était cependant remonté contre Tommy. Comment pouvait-il l'oublier aussi facilement ? S'il y avait eu quelque chose entre eux, et seulement si, il pensait que ça aurait été plus fort que ça. Mais apparemment il se trompait. Dans la cuisine, il trouva Arthur, le nez moucheté de poudre blanche.
- Pauuuuuul ! s'exclama-t-il, les bras grands ouverts.
L'intéressé se retrouva dans une étreinte non consentie, mais ne pouvait s'y dérober. L'aîné des Shelby puait l'alcool et le tabac.
- Que dirais-tu si on allait casser des trucs ?
- Je te répondrai que je pense avoir trouvé mon meilleur ami.
Le sourire béat qui naquit sur les lèvres d'Arthur le fit sourire à son tour. L'homme lui fit signe de le suivre et ils se retrouvèrent dans le jardin de Polly, sortis par la porte de derrière. Un instant plus tard, ils étaient au milieu de la route, une barre de fer chacun dans la main. Paul eut un éclair de conscience tout en observant son arme.
- Comment tu as trouvé ça ?
- Ne pose pas de questions, fais-moi confiance.
- Je te fais confiance mais...
- Première cible ! le coupa Arthur en désignant une voiture.
Penchant la tête sur le côté, Paul crut reconnaître le véhicule duquel l'homme venait d'exploser un rétroviseur.
- Heum... Je crois que c'était ma voiture ça...
- C'est encore mieux, les gens ne te suspecteront pas ! Allez prochaine cible !
Arthur fit quelques pas en titubant vers une autre voiture et brandit la barre de fer avant de l'abattre lourdement sur le capot, qui se déforma sous le coup.
- Je ne pense pas que ce soit une si bonne idée, finalement.
Les doutes du jeune homme exaspérèrent Arthur. Il se redressa et se tourna lentement vers Paul.
- Et si je te disais que c'était la voiture de la dame qu'embrassait Tommy ? lâcha-t-il doucement, tandis que son regard attendait avec impatience la réaction du jeune homme.
- Ecarte-toi et prends-en de la graine.
Paul prit de l'élan et explosa le pare-brise de la voiture, des bouts de verre volant en l'air. Arthur le rejoignit aussitôt, attaquant ensuite d'autres voitures. Les deux hommes se défoulèrent, comme s'ils n'avaient pas assez usé de violence ces derniers jours. Mais ils se réjouissaient, détruire des véhicules amenaient moins de conséquences sur leur santé mentale que prendre des vies.
Esmé les observait du jardin. Elle avait d'abord voulu intervenir, était prête à leur hurler dessus. Puis John l'avait rejoint et lui avait dit de les laisser faire, au moins pour ce soir. Il les aurait d'ailleurs bien rejoints, mais il n'y avait pas assez de voitures encore en bon état pour qu'il ait sa part. Alors le couple regardait les deux hommes rirent à gorge déployée en brandissant fièrement leur barre de fer avant de frapper un capot ou un rétroviseur au motif qu'ils ne leur plaisaient pas.
- Mais vous n'avez pas fini ! s'époumona Polly, plantée dans l'allée qui menait à sa porte.
Arthur et Paul lâchèrent immédiatement ce qu'ils tenaient dans leur main avant d'afficher un air innocent.
- Rentrez tout de suite ! continua Polly, le regard envoyant des éclairs.
- On n'a rien fait Pol', je te le... commença fébrilement Arthur.
- Ta gueule, rentrez !
Les deux hommes se jetèrent un regard complice, se promettant silencieusement de remettre ça plus tard. Lorsqu'ils arrivèrent devant Polly, celle-ci les attrapa par le col, comme deux gosses, et les poussa brusquement à l'intérieur. Paul en profita pour la semer en s'enfonçant une fois de plus dans la foule. Il se réfugia à l'étage, dans un petit salon moins surchargé de monde. Il élut domicile dans un de ces fauteuils moelleux, ceux dans lesquelles on ne veut plus jamais se relever après s'y être enfoncé. Par une chance improbable, une bouteille de whisky traînait sur la table basse devant lui. Lors d'une fête aussi avancée que celle-ci, l'alcool se faisait de plus en plus rare, alors Paul attrapa la bouteille pour ne plus la reposer avant de l'avoir vidée.
Il sirotait ainsi le liquide, bougeant la tête en rythme avec la musique tonitruante du rez-de-chaussée. A côté de lui, des hommes jouaient aux cartes, des femmes sortaient en groupe des toilettes après avoir remis un coup de rouge à lèvres et un couple dans le coin s'embrassait. « Prenez une chambre, bordel » chuchota Paul comme pour lui-même. Puis ses yeux s'acclimatèrent à la pénombre et il reconnut aisément Tommy, plaqué contre le mur, la femme ne dissimulant pas son plaisir de pouvoir fourrer sa langue dans sa bouche. Décidemment, le Shelby sautait sur tout ce qui bouge.
Levant les yeux au ciel, Paul but plusieurs gorgées à la suite. Après tout, son rôle n'était pas de le chaperonner. S'il voulait se taper ce genre de nanas, Paul n'y pourrait rien. Plusieurs gouttes de whisky dévalèrent son menton puis sa gorge mais il s'arrêta de boire en se sentant observé. Le goulot toujours plaqué aux lèvres, ses yeux se posèrent sur Tommy. Ce dernier embrassait toujours la femme, mais son regard fixait Paul. C'était comme s'il le dévorait du regard, comme s'il imaginait une autre personne collée à lui. Il ne le lâchait absolument pas des yeux, la bouche entrouverte pour laisser la femme l'embrasser. Paul déglutit. Il se mordit la lèvre en détournant le regard, avant de le poser une nouvelle fois sur Tommy. Ce dernier le fixait toujours, ses yeux tentant de délivrer un message explicite au jeune homme. Or celui-ci était clairement bourré, et malgré les signes évidents, il avait du mal à tout mettre en ordre dans sa tête. Son cœur s'emballa dans sa poitrine, il eut peur que les hommes près de lui l'entendent. Se concentrant de nouveau sur le Shelby, il lui fit un signe de tête signifiant « Qu'est-ce que tu veux ? ». En réponse, Tommy leva un sourcil tandis que ses lèvres s'étiraient d'un sourire provoquant. Il attira davantage contre son corps la femme, les mains placées au creux de ses reins. C'en était trop pour Paul. Il fallait qu'il bouge, maintenant, sinon il allait céder.
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