Chapitre 23


            Le soleil se couchait déjà et le ciel reflétait les plus belles couleurs qui soient. C'était ridiculement enchanteur, contrairement à ce qu'il se préparait. Après avoir retrouvé Tommy la veille, Paul avait l'âme tranquille. Il était plus que prêt pour aller défoncer la gueule de cet enculé de chrétien, il attendait simplement l'arrivée des deux frères Shelby. Assis sur un vieux tabouret de bois, il fixait l'eau du canal s'écouler tranquillement. Les entrepôts de Charlie, oncle des frères Shelby, derrière lui, il jouait distraitement avec un caillou plein de boue ramassé par terre. Il pourrait essayer de se vanter qu'il attendait sagement ici depuis des heures, mais Charlie l'avait vu arriver seulement depuis quelques minutes, et déjà il en avait marre.

- Bon à quelle heure ! grogna-t-il en jetant un œil à sa montre à gousset.

- Quel impatient, lui répondit Arthur.

     Surpris mais ravi, Paul se leva d'un coup et se tourna vers les deux frères tout juste arrivés. L'aîné le gratifia d'une tape sur l'épaule, tandis que John resta en retrait.

- Esmé va te tuer, tu aurais pu nous prévenir que tu étais en vie, lâcha-t-il les yeux fixés sur le bout de ses chaussures.

- Je voulais vous faire la surprise, renchérit le jeune homme en venant faire une accolade au blond.

     Les trois hommes s'avancèrent vers l'entrée de l'entrepôt, pour éviter tout regard indiscret. Arthur sortit un papier froissé de sa poche afin de le tendre à Paul.

- C'est ici que le prêtre retient le gamin de Tommy. Deux hommes t'accompagneront. Vu ton état, laisse-les faire.

- Esmé a insisté pour qu'on te passe les meilleurs qu'on a. Elle ne veut pas que tu te fasses tuer, elle veut le faire elle-même, ajouta le blond.

- Je crois avoir compris John, merci, répondit Paul en se grattant l'arrière du crâne.

     Il ne put retenir un rire nerveux au vu du regard accusateur du Shelby. Décidément la pilule ne semblait pas passer. Tant pis, il se ferait pardonner après avoir réglé cette affaire.

- Bon, tu nous excuses mais on a à faire, annonça Arthur en finissant son verre de whisky d'une traite. On a un train à faire exploser.

     Et tandis que John s'éloignait déjà, Paul attrapa furtivement la manche de l'aîné.

- Dis, j'ai un petit service à te demander. Tu as encore de la poudre sur toi ?

     Arthur leva un sourcil, intrigué, mais un sourire étira déjà ses lèvres. Il ne posa pas de questions, il n'en posait jamais. Sa main plongea dans sa poche, farfouilla le contenu puis sortit une petite fiole. Il suspendit son geste à quelques centimètres de la paume tendue du jeune homme.

- Si Tommy te demande, ça ne vient pas de moi.

- T'inquiète, il n'en saura rien.

     Après avoir récupéré ce qu'il souhaitait, il observa les deux frères disparaître derrière les bâtiments. Une tension soudaine lui prit les tripes et il en vint à prier pour ces deux hommes. Il espérait de tout cœur qu'ils s'en sortiraient tous indemnes après cette nuit qui s'annonçait animée. Alors que les deux frères iraient saboter et faire sauter un train, entraînant la mort de plusieurs civils, Tommy serait affairé avec les russes sous les ordres du chrétien. Quant à Paul, c'était sauvetage héroïque et meurtre bien prémédité qui l'attendaient. Le programme de cette soirée le faisait déjà trépigner de patience.


     Pour éviter d'être repéré, lui ainsi que les deux hommes s'accordèrent pour partir à la tombée de la nuit. Ils se rendirent ainsi à l'adresse notée sur le bout de papier et se faufilèrent à l'intérieur d'un bâtiment aux lumières éteintes. On aurait dit qu'il était abandonné, malgré la façade intacte. Avant d'entrer dans l'appartement où était retenu Charles, Paul se retourna vers les hommes.

- Au fait, moi c'est Paul. Et vous ?

- On vous connaît déjà m'sieur. Moi c'est Joel et lui Jarry, répondit d'une voix bourrue le plus baraque des deux hommes.

- Niquel. Je vous laisse passer devant, attrapez-moi cette enflure. Je vous rejoins dans un instant.

     Les hommes acquiescèrent et bientôt Paul se retrouva seul. Il sortit de sa veste le petit flacon donné quelques heures auparavant par Arthur, déversa le contenu sur le dos de sa main et plongea le nez dedans. Il renifla bruyamment, basculant la tête en arrière avant de se frotter le nez en secouant ses cheveux de gauche à droite. Il se sentait revivre, comme à son premier essai. Tous ses sens en exergue, l'adrénaline lui monta à la tête. Cependant, contrairement à la dernière fois, la substance psychotique le fit moins délirer. Il était tellement concentré que la haine qu'il contenait au plus profond de lui se démultiplia. En quelques secondes, il vit rouge et ne voulait voir que le sang gicler. Et ça tombait bien, sa cible se trouvait de l'autre côté du mur. Il inspira profondément en fermant les yeux avant de les rouvrir aussitôt. Il était prêt.

     Le bois craqua sous ses semelles en cuir tandis que ses mâchoires se serraient impulsivement. La pièce était plongée dans le noir, vide de presque tout meuble, comme s'il s'agissait d'un squat illégal. Seuls quelques rayons de la pleine lune parvinrent à se frayer un chemin à travers les rideaux. Il était là, au milieu de la pièce, fermement retenu par les deux hommes envoyés précédemment par Paul. Il souriait, alors qu'un filet de sang coulait de la commissure de ses lèvres.

- Il me semble t'avoir déjà vu quelque part, nargua Hugues.

- Regarde-moi bien, sale ordure, répliqua aussitôt le jeune homme en broyant le menton du chrétien entre ses doigts. Car bientôt tu feras face aux démons de l'Enfer.

     Les yeux de l'homme s'écarquillèrent avant de se ternir brutalement.

- Dans ce cas tu ne mérites pas plus que moi d'aller au Paradis.

- Qui a dit que je voulais y aller ?

     Paul en eut assez de parler, il voulait se défouler. En face de lui Hugues était bien trop propre sur lui, les cheveux bien coupés, le col blanc immaculé. Il se redressa et balança son talon en plein dans le nez de l'homme, qui ne tarda pas à pisser le sang. D'une oreille distraite, il décela cependant les geignements endormis de Charles. « Au moins il est en vie » pensa-t-il. Mais le chrétien les avait aussi entendus. Il leva des yeux provoquants vers Paul.

- Tu veux savoir à quoi j'ai joué avec le gamin en vous attendant ? Je te donne un indice : « attrape la queue du monsieur ».

- Je veux bien y jouer moi aussi, rétorqua Paul en dégainant son couteau de poche Sheffield qu'il déplia lentement.

     Une goutte de sueur froide dégoulina le long de la tempe du chrétien alors que son regard faisait l'aller-retour entre l'air trop calme de Paul et ses mains. Il n'était pas idiot, il savait ce qui l'attendait. Mais il espérerait jusqu'au bout qu'il allait être épargné.

- Tenez-le bien, je pense qu'il va remuer un peu, murmura le jeune homme à ceux qui l'accompagnaient.

     D'une brutalité non réfrénée, il défroqua le chrétien, le regard planté dans le sien. Le pantalon ne tarda pas à tomber sur ses chevilles, alors qu'il s'agitait. Paul prit ses précautions et le bâillonna avant de continuer. L'homme gémissait déjà tandis que Paul déchirait son caleçon bien trop blanc.

- Ben quoi ? Je croyais que tu aimais bien montrer ton zgeg aux petits garçons. Avec nous c'est pareil, sauf qu'on est grands et qu'on sait se défendre.

     Le ton qu'il avait employé n'était pas si léger que ça. Il fulminait intérieurement, il voulait lui mettre une balle dans la tête. Mais il ne l'avait pas encore fait souffrir, pas encore assez. Paul voulait qu'il voie sa vie défiler devant ses yeux, qu'il sente son moment arriver.

     D'un geste sec, il attrapa le membre mou d'une main et plaça la lame froide de son couteau dessous. Sous les glapissements remplis de larmes du chrétien, Paul trancha d'un coup sec et brandit devant les yeux de l'homme son trophée. Son regard ne l'avait pas quitté une seconde, il jubilait de sa réaction pleurnicharde.

- Merde... Mon bras a glissé. Tu pleures ? Bouge pas je te le rends.

     Il enleva le tissu qui bâillonnait Hugues et lui ouvrit la bouche de force. Le chrétien ne se laissa pour autant pas faire. Alors Joel et Jarry le frappèrent dans la mâchoire pour qu'il cède. Ce qu'il fit au bout de quelques coups. Paul en profita pour lui mettre de force son membre coupé sur la langue. L'homme ne retenait pas les larmes de douleur et d'humiliation qui coulaient sur ses joues. Aux éclairs que lancèrent ses yeux, il n'aurait de cesse de rechercher la vengeance, à condition qu'il s'en sorte vivant. D'un claquement de doigt, Paul ordonna aux hommes de relâcher le chrétien, qui s'écrasa au sol en recrachant ce qui lui remplissait la bouche. Il gisait au sol en se tenant fortement l'entre-jambe. Il en était presque à rouler comme un gamin qui pique une crise dans le supermarché.

- Je vais retrouver Thomas Shelby et lui faire mille fois pire que la dernière fois, tout ça devant tes yeux, menaça-t-il.

- J'en ai pas fini avec toi. Economise ta salive.

     Paul accorda un signe de tête à Joel et Jarry qui vinrent assaillirent de coups de pied dans l'estomac et dans le dos le chrétien au sol. Quand ils s'essoufflèrent enfin, ce qui prit bien plusieurs minutes, le jeune homme s'approcha et se saisit du col de Hugues. Son corps était tout flasque sous ses doigts, mais il avait encore de la haine à revendre. Il bafouillait des menaces auxquelles Paul ne prêta aucune attention. Il plaqua l'homme contre le mur de pierre le plus proche et se pencha près de son oreille.

- Tu connais la loi du Talion ? Œil pour œil, dent pour dent. Pour nous ça va être éclatage de crâne pour éclatage de crâne.

     Sur ce, il appuya de ses deux mains sur le crâne de l'homme et l'écrasa de toutes ses forces contre le mur. Un cri grave s'échappa du fond de la gorge du chrétien tandis que des petits crépitements résonnèrent. Puis un bruit sourd retentit, et les yeux de Hugues s'écarquillèrent enfin. Une petite voix dans la tête du jeune homme lui remémora les images de Tommy, ayant eu la même réaction. Les yeux révulsés, la bouche entrouverte, le sang poissant ses cheveux. Son estomac se noua instantanément. Pour autant, Paul ne relâcha pas la pression. Il appuyait encore et encore, souhaitant voir jusqu'à quelle pression l'homme pourrait résister. Comme un déclic avant le moment final, Hugues haleta tout en bavant de plus en plus. Son cœur lâcha au même moment que son crâne, qui se fractura de tous les côtés en aspergeant de sang son bourreau.

- On se voit en Enfer, lâcha Paul d'une voix dénuée de sentiments.

    Il s'écarta alors en observant le corps sans vie s'affaisser au sol. Il avait les mains pleines de sang, le visage aussi. Mais son cœur était léger, malgré l'odeur amère emplissant sa bouche. La vengeance n'avait pas de goût ni d'odeur pour lui. Il ne pouvait pas la définir, pas la distinguer avant qu'elle n'apparaisse réellement. D'un côté, il se détestait pour la sombre personne qu'il devenait. Milo ne le reconnaîtrait jamais. Or de l'autre, il n'en avait rien à faire s'il en venait à tuer d'autres hommes. On ne s'attaquait pas aux Peaky Blinders, et lorsque c'était le cas, les malheureux qui avaient osé devaient s'attendre à ce que les foudres dévastatrices s'abattent sur eux.

- On s'occupe de lui m'sieur, lui signala Jarry en lui envoyant une serviette.

     Paul en profita pour s'essuyer les mains et le visage comme il le pouvait, mais il savait déjà qu'il aurait besoin d'un bon bain pour enlever toute trace de sang sur sa peau. Lorsqu'il se trouva présentable, il rejoignit Charles qui l'accueillit d'un sourire illuminé. L'enfant ouvrit grand les bras, impatient de retrouver l'odeur masculine qui l'aidait à l'apaiser dans les moments difficiles. D'un air attendri, Paul le serra contre son torse.

- C'est fini Charles, on ira retrouver papa quand il fera jour.

- T'es un peu comme mon papa, toi aussi, bafouilla le garçon avant de plonger dans un sommeil profond, s'agrippant inconsciemment aux vêtements de Paul.

     Appuyé contre le mur, le jeune homme observa le soleil exposer ses multiples rayons couleur feu sur le toit des bâtiments, puis sur les arbres, puis sur les voitures. Il se sentait bien, regrettant de voir les minutes passer trop vite. Charles dormait si bien, la plénitude qui les entourait tous les deux était si reposante, tel un petit Paradis sur Terre. Mais le devoir les appelait, Tommy ne supporterait pas d'être éloigné plus longtemps de son fils.

     Après s'être assuré que la pièce à côté n'était pas susceptible d'heurter la sensibilité du petit garçon, Paul le porta dans ses bras et se rendit dans la voiture où Joel et Jarry les attendaient. Ils démarrèrent immédiatement le moteur, direction le manoir de Tommy. A leur arrivée, Ada et Polly étaient là. Charles leur courut dans les bras, les deux femmes ne retenant pas leurs larmes de soulagement. Elles portèrent un regard plein de gratitude à Paul, qui les salua d'un signe de tête. Esmé était derrière elles, une main posée sur son ventre tout rond. Elle fixait presque sans cligner des yeux le jeune homme. Ce dernier avait les épaules voûtées, la drogue ne faisait plus du tout effet. Dès qu'il fermait les paupières il était assailli de souvenirs qu'il aurait aimé ne plus revivre. Il avait beau se marteler l'esprit que Tommy était en vie, Charles aussi, et que Hugues avait enfin quitté ce monde, les blessures béantes de son cœur avaient du mal à se refermer. La gitane vint le prendre dans ses bras, lui frottant le dos.

- Tout va bien, tout le monde est sain et sauf, lui murmura-t-elle.

     Il s'autorisa à poser sa tête au creux de l'épaule de la jeune femme, en profitant pour prendre de grandes inspirations.

- Il rentre quand ? demanda-t-il d'une voix presque inaudible.

     Elle savait déjà de qui il parlait, elle le connaissait désormais par cœur malgré le fait qu'elle ne l'ait pas vu depuis plusieurs mois.

- Dans la soirée, il a une affaire à régler encore avant.

- Et John et Arthur ?

- Ils ne devraient pas tarder.

     Le téléphone du salon retentit soudainement, Ada s'empressa d'aller répondre suivie de près par Polly ayant Charles dans les bras. C'était sûrement Tommy qui ne pouvait pas attendre d'être rentré avant de pouvoir entendre la voix de son fils. D'un geste doux, Esmé guida le jeune homme à l'intérieur. Elle savait ce dont il avait besoin, là tout de suite : un bon bain chaud accompagné d'un sandwich rempli de viande séchée.

- Je m'occupe de tout, tu n'as qu'à te laisser faire et souffler.

     Paul lui en était reconnaissant, elle savait parfaitement lire en lui. La morosité qui l'avait enveloppé le blasait au point qu'il ne parvenait pas à penser à une chose positive dans sa vie. Alors il obéit à Esmé, la regarda remplir le bain d'eau fumante, la laissa le déshabiller. « Tu te démerdes pour le calebar hein ! » avait-elle lancé, rieuse. Il s'était ensuite plongé dans le liquide brûlant, le regard dans le vide. Et dans tout ça, au plus profond de lui, il se sentait totalement ébranlé. Il ne parvenait pas à penser à autre chose qu'au regard envoûteur de Tommy. Ce regard qui le réchauffait et lui donnait une raison de continuer à vivre. Ce regard qui ne cesserait jamais de le faire vibrer au plus profond de lui.

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